Traduction
Vers un texte nationaliste: À propos d’une traduction turque de Dracula [Adding towards a nationalist text: On a Turkish translation of Dracula ]

Şehnaz Tahir Gürçağlar
Traduit par Emilie Grandfils sous la direction de Noémie Nélis
Résumé

Cette étude porte sur une traduction turque « dissimulée » du Dracula de Bram Stoker. Ali Rıza Seyfi, auteur et traducteur reconnu de fictions historiques et de livres sur l’histoire turque, publia en 1928 une version du roman sous le titre Kazıklı Voyvoda, qui fut ensuite réimprimée en 1946. Kazıklı Voyvoda combine les aspects gothiques de l’original avec un discours turc nationaliste, illustrant le type de rôle que la traduction peut remplir dans l’établissement d’identités nationales. Cet article retrace les normes matricielles employées par Seyfi afin de révéler ceux de ses ajouts à Dracula qui ont mené à un texte hautement nationaliste. Il est ensuite souligné que Kazıklı Voyvoda entretient une relation spécifique avec les notions de littérature « nationale » et « nationaliste », qui étaient plutôt d’actualité à l’époque où le texte fut publié.

Table des matières

1.Introduction

Il n’y eut aucune traduction turque complète de Dracula (1897Stoker, Bram 1897Dracula. Westminster: Archibald Constable and Company. Reprinted in Wolf 1975.Google Scholar), le célèbre roman de Bram Stoker, avant 1998 (Stoker 1998 1998Dracula, tr. Zeynep Akkus¸. Istanbul: Kamer Yayınları.Google Scholar). Le public local avait cependant déjà découvert le livre plusieurs décennies auparavant, essentiellement grâce à deux versions turques antérieures. Toutes deux posent des questions intéressantes quant aux concepts de traduction auxquels elles donnent forme.

La première version d’Ali Rıza Seyfi parut en 1928 en caractères ottomans.11.La Turquie adopta l’alphabet latin à l’automne 1928 (voir note 2). Kazıklı Voyvoda fut l’un des derniers livres publiés en caractères ottomans. Elle fut publiée par la maison d’édition Resimli Ay à Istanbul, sous le titre Kazıklı Voyvoda. Dix-huit ans plus tard, elle fut réimprimée en caractères latins (Seyfi 1928/1946). Une deuxième version abrégée, longue de 16 pages, fut réalisée par Selami Münir Yurdatap et publiée en 1940 par la maison d’édition Güven à Istanbul, sous le titre Drakyola, Kan İçen Adam (Stoker 1940 1940Drakyola, Kan I˙çen Adam, tr. Selami Münir Yurdatap. Istanbul: Güven Basımevi.Google Scholar). Malgré son extrême concision, cette version mérite un traitement séparé du fait de son approche particulière du genre : le traducteur semble avoir assigné aux personnages féminins du livre des rôles beaucoup plus passifs que ceux imaginés par Stoker.

Illustration 1.Couverture de l’édition de 1928 de Kazıklı Voyvoda. La couverture indique : « Maison d’édition Resimli Ay / La Série de romans étranges / Numéro 1 / Kazıklı Voyvoda / Auteur : Ali Rıza Seyfi / Istanbul / Imprimé par Resimli Ay – Société anonyme turque / 1928 »
Illustration 1.

Le présent article traitera uniquement de la traduction de Seyfi. Son but principal sera d’établir des connections entre certaines stratégies récurrentes adoptées par le traducteur et les concepts de littérature « nationale » et « nationaliste ». Ces deux notions, assez présentes en Turquie à l’époque, semblent également être particulièrement pertinentes pour traiter du livre lui-même. Les deux éditions (de 1928 et 1946) diffèrent uniquement d’un point de vue lexical : le vocabulaire de la seconde édition fut révisé pour refléter les changements que le turc avait connus durant les dix-huit ans qui s’étaient écoulés. De nombreux mots ottomans en particulier furent remplacés par un vocabulaire moins sophistiqué, consistant principalement de mots plus récents, non-ottomans. Les deux textes offrent un contenu et une structure identiques. Dès lors, étant intéressé par les tendances nationalistes qui sous-tendent le processus de traduction plutôt que par les changements connus par la langue turque pendant les deux premières décennies suivant la proclamation de la république en 1923, nous nous concentrerons uniquement sur l’édition de 1946.22.La réforme de l’alphabet qui eut lieu en 1928 fut l’une des réformes majeures de la République, ayant comme résultat l’adoption de l’alphabet latin pour remplacer l’écriture ottomane basée sur l’arabe. L’objectif officiel était d’augmenter le taux d’alphabétisation qui n’était que de dix pour cent. Cependant, il a également été suggéré que l’adoption de l’alphabet latin aurait servi de rupture significative avec le passé islamique symbolisé par les caractères arabes, et aurait contribué aux nouvelles politiques culturelles séculaires. Le changement d’alphabet marqua le début d’une réforme majeure de la langue, vouée à développer un vocabulaire turc « pur » en purgeant le turc des emprunts arabes et perses. Malgré l’opposition de certains intellectuels, la réforme de la langue a introduit des changements significatifs dans le vocabulaire turc des années 1930 et 1940.

2. Kazıklı Voyvoda – Une « traduction dissimulée »

Ali Rıza Seyfi (1879–1958), qui publia Kazıklı Voyvoda, était un auteur et traducteur (depuis l’anglais) bien connu d’ouvrages historiques populaires, tant romans que textes informatifs sur l’histoire.33.Quelques-unes des œuvres majeures de Seyfi sont les suivantes : Présentées comme originales : 1825–1827 Mora Isyanı [La Révolte de Thessalie]. 1934. Istanbul: Askeri Matbaa. Clement Richard Atlee. 1945. Istanbul: Tefeyyüz Kitaphanesi. Çocuk Kahraman Durakoğlu Demir [Durakoğlu Demir l’enfant héros]. 1945. Istanbul: Ülkü Basımevi. Gazi ve Inkılap [Gazi et la révolution]. 1933. Istanbul: Remzi Kitabevi. Turgut Reis. 1932. Istanbul: Resimli Ay. Türklük Demek; Kahramanlık Demektir [L’Héroisme de la Turquie]. 1940. Istanbul: T. T. Kaptan ve Makinistler Cemiyeti.Présentées comme traductions :Brown, James W. 1940. Bir Milletin Bir Imparatorlukla Savaşı: 1828–1829 Türk-Rus Harbi [Le Combat d’une nation contre un empire: 1828–1829 La Guerre Russo-Turque]. Istanbul: Kanaat Kitabevi.Goldsmith, Oliver. Yanlış lıklar Gecesi [Elle s’abaisse pour vaincre]. 1946. Ankara: MEB.Slade, Adolphus. Sir Adolphus Slade’in (Müşavir Paşa) Türkiye Seyyahatnamesi ve Türk Donanması ile Yaptığ ıKaradeniz Seferi [Le Carnet Turc de Voyage et de l’Expédition sur la Mer Noire avec la Marine turque de Sir Adolphus Slade]. Çev. 1945. Ankara: Genel Kurmay Başkanlığ ı9. Şube.Slade, Adolphus. Türkiye ve Kırım Harbi [La Turquie et la guerre de Crimée]. 1943. Istanbul: Genel Kurmay 10. Şube.? [Auteur non spécifié]. Çeşme Deniz Muharebesi Faciası ve Akdeniz’de Ilk Rus Donanması [Le Désastre de la bataille navale de Çeşme et la première flotte russe en Méditerranée]. 1943. Istanbul: Genelkurmay Başkanlığ ı9. Şube.? [Auteur non spécifié. Traduction complète du livre d’Edgar Rice Burrough] Tarzan’ı n Canavarları [Les Bêtes de Tarzan]. 1935. Istanbul: Sinan Matbaası. Le livre lui-même fut introduit en tant que roman original turc. En fait, il fut explicitement présenté comme le premier d’une série de « Romans étranges » (« Meraklı Romanlar »), lancée par la maison d’édition Resimli Ay. C’est également ainsi que le livre fut reçu par le public à la fois laïc et professionnel, qu’il soit constitué de simples lecteurs ou d’historiens de la littérature. Dès lors, sur les couvertures des deux éditions, Seyfi était présenté comme l’auteur du livre. La première édition le présentait comme l’« auteur » (« muharrir »), tandis que la seconde version mentionnait son nom sur la couverture, sans aucun attribut, comme le voulait l’usage pour les auteurs de livres. Le nom de Bram Stoker y était introuvable, et il n’y avait aucune autre indication que le livre avait été traduit. En outre, les éditeurs de la société d’édition Resimli Ay déclaraient dans l’introduction de la première édition que la nouvelle série allait être écrite par « les écrivains les plus compétents » de Turquie (« memleketin en selâhiyyetdâr kalemleri »), contribuant ainsi à la mystification. Les bibliographes perpétuèrent et accentuèrent l’identité présumée de Kazıklı Voyvoda comme roman original : le rédacteur de la plus officielle des bibliographies de livres turcs publiés en écriture ottomane, Seyfettin Özege, mentionna Ali Rıza Seyfi comme l’auteur du livre dans sa présentation de la première édition (Özege 1973: 852). De même, la Turkish Bibliography pour les années 1938–1948, traitant des livres publiés en caractères latins, présenta la seconde édition comme un roman original dans la catégorie « Littérature turque » ( Türkiye Bibliyografyası 1950Türkiye Bibliyografyası 1938–1948 1950Ankara: Maarif Vekillig˘i.Google Scholar: 1275). Ainsi, même si certains connaissaient la « vraie » nature du livre, son statut en tant que traduction était culturellement inactif et il fonctionnait invariablement comme un original turc.

L’identité du livre comme traduction fut probablement révélée pour la première fois par l’historien du cinéma Giovanni Scognamillo, dans un article sur les légendes de vampires publié dans le périodique Albüm en janvier 1998Scognamillo, Giovanni 1998 “Istanbul, Vampirler ve Benzer S¸eyler”. Albüm 1 (February 1998). 54–59.Google Scholar, peu de temps avant la publication de la traduction intégrale de Dracula en turc, dont il remarque ouvertement l’absence :

Bram Stoker’in yüz yıllık Dracula romanı Türkçe’ye henüz çevrilmedi. Ancak 66 yıl önce Ali Rıza Seyfi’nin imzaladığ ıilginç bir uyarlama (Kazıklı Voyvoda), zamanında (1930/31) iki baskı yaptıktan sonra geçenlerde, bu kez Drakula İstanbul’da adıyla, yeniden yayınlandı. Stoker’dan yola çıkan Seyfi, romanı özetlemekle yetinmedi, kahramanlarını Türkleștirip İstanbul’a getirdi.(Scognamillo 1998Scognamillo, Giovanni 1998 “Istanbul, Vampirler ve Benzer S¸eyler”. Albüm 1 (February 1998). 54–59.Google Scholar: 56)

[Le roman Dracula de Bram Stoker, vieux de cent ans, n’a pas encore été traduit en turc. Cependant, une adaptation intéressante d’Ali Rıza Seyfi (Kazıklı Voyvoda), imprimée deux fois (1930/31)14.Scognamillo se trompe quant aux dates auxquelles Kazıklı Voyvoda fut imprimé et réimprimé : les bibliographies ainsi que les livres eux-mêmes indiquent les dates de 1928 et 1946 respectivement. En fait, quand je l’ai contacté par téléphone, il s’avéra qu’il n’avait jamais vu la première édition. En outre, il est probable qu’il ne sache pas lire l’ottoman. il y a 66 ans, a été récemment publiée sous le titre de Drakula İstanbul’da [Dracula à Istanbul].55.Ce titre fait référence à une troisième édition du livre. Il est intéressant de noter que cette édition laissa de côté certains passages nationalistes, ce qui met clairement en évidence l’importance du processus que je vais décrire en ce qui concerne les deux premières éditions. Partant de Stoker, Seyfi a non seulement abrégé le roman, mais a également « turquisé » les personnages et les a transportés à Istanbul.]

Alors qu’il développait une méthode pour l’étude de la traduction descriptive, Toury a suggéré que ce seraient les « traductions supposées » qui constitueraient le corpus de toute étude descriptive rétrospective, à savoir, « tous les énoncés qui sont présentés ou regardés de la sorte dans la culture cible, quel qu’en soit le motif » (1995: 32).aa.Les citations telles que celle-ci, en anglais dans le texte, ont été traduites par les traductrices de cet article. Dans ces cas, la référence reste celle indiquée par l’auteur. Contrairement à la plupart des approches plus traditionnelles, qui sont prescriptives et déductives, le cadre méthodologique de Toury insiste sur la propension à la variation et au changement de la notion de « traduction », dont la réalisation est toujours conditionnée par l’histoire. Par conséquent, il rejette une considération restrictive de la traduction et propose de regarder ce que sont les traductions, dans chaque cas donné, plutôt que ce qu’elles devraient prétendument être (en général, pour ainsi dire), et tente d’expliquer pourquoi elles sont comme elles sont.

Cela ne veut pas dire que, dans cette approche, aucune place n’est laissée aux textes qui sembleraient ne pas relever de ce concept, en particulier les traductions dites « dissimulées ». Comme Toury le dit lui-même :

La connaissance de l’existence d’un texte dans une autre langue et culture, auquel un texte dans la langue cible s’est substitué, peut également conduire à adopter l’hypothèse que ce texte est une traduction. Cette dernière possibilité est d’une importance heuristique primordiale pour les cultures, ou périodes historiques, où les traductions existent en tant que faits dissimulés – que ce soit seulement la présentation d’un texte comme étant d’une nature dérivée qui n’est pas habituelle ou que ce soit la distinction même entre traductions et non-traductions qui ne soit pas culturellement fonctionnelle et qui est dès lors floue.(1995: 70–71)

Dans un tel cas, cependant, l’une des questions majeures serait précisément de savoir pourquoi le fait qu’un texte ait été produit dans un acte reconnaissable de traduction n’a pas été révélé, ou a même été nié :

il est également possible de rencontrer des phénomènes qui auraient pu de manière plausible être considérés comme des traductions mais qui ne l’ont pas été – qu’ils aient été considérés comme autre chose ou que la distinction entre traductions et non-traductions n’ait simplement pas été fonctionnelle, et donc un non-fait, en termes culturels. Les éléments de ce genre peuvent bien sûr être étudiés également, mais il faudra rendre compte précisément du fait qu’ils n’ont pas été présentés/considérés comme des traductions dans la culture qui les accueille.(Toury 1995Toury, Gideon 1995Descriptive Translation Studies and beyond. Amsterdam-Philadelphia: John Benjamins. DOI logoGoogle Scholar: 32–33)

Cela sera l’une de nos préoccupations concernant Kazıklı Voyvoda, qui conserva sa position de « traduction dissimulée » pendant plusieurs décennies.

3.Traduction – ou adaptation?

Scognamillo qualifia Kazıklı Voyvoda de « uyarlama ». Ce terme turc est normalement traduit en anglais par « adaptation », et c’est en effet le terme que j’ai utilisé dans ma traduction littérale de la citation de Scognamillo. La notion d’« adaptation », voire sa nécessité même, est un sujet assez controversé au sein de la traductologie contemporaine, particulièrement dans sa branche descriptive-explicative. L’approche inductive de Toury couvre également les adaptations. Pour lui, ainsi que pour beaucoup d’autres, « adaptation » n’est pas une catégorie en soi, certainement pas une avec des frontières et caractéristiques claires et bien démarquées. Il d’agit plutôt d’une ou de plusieurs réalisations possibles et historiquement conditionnées d’une « traduction [supposée] », et donc d’un objet d’étude légitime au sein même de la traductologie.

En revanche, d’autres préfèrent toujours distinguer adaptation et traduction, l’adaptation représentant une réalisation « moins complète » d’une prétendue notion idéale de la traduction (Toury 1995Toury, Gideon 1995Descriptive Translation Studies and beyond. Amsterdam-Philadelphia: John Benjamins. DOI logoGoogle Scholar: 31). Par exemple, Georges Bastin, auteur de l’article pour le terme « adaptation » dans la Routledge Encyclopedia of Translation Studies, tout en acceptant que « l’histoire de l’adaptation parasite les concepts historiques de la traduction », déclare que

L’adaptation peut être comprise comme un ensemble d’opérations de traductions ayant comme résultat un texte qui n’est pas accepté en tant que traduction mais qui est néanmoins reconnu comme représentant un texte source de longueur similaire.(Bastin 1998Bastin, Georges L. 1998 “Adaptation”. Mona Baker, ed. Routledge Encyclopedia of Translation Studies. London: Routledge 1998 5–8.Google Scholar: 5)

La raison pour laquelle Scognamillo ne remit que partiellement en question cette description de Kazıklı Voyvoda comme un original turc et le qualifia d’adaptation dut être fortement liée à la différentiation intraculturelle conotemporaine entre traductions et adaptations, qui n’est pas nécessairement la même que celle en vigueur quand le texte fut produit. Le fondement principal fut probablement la domestication des personnages et lieux du livre, ainsi que les ajouts de Seyfi au texte, qui comportent des évocations évidentes à la culture cible. Mais surtout, en traduisant Dracula, Seyfi le renomma Kazıklı Voyvoda, associant dès le départ le roman à un personnage maléfique de l’histoire turque.66.« Kazıklı Voyvoda » se traduit par « Vlad l’Empaleur ». Vlad Dracula, qui régna brièvement en tant que voïvode de Valachie au 15ème siècle, était connu pour sa méthode cruelle de torture qui consistait à empaler ses victimes lentement sur des pieux.

Bastin distingue en outre deux types principaux d’adaptation : locale et globale. Les adaptations locales proviennent de certains problèmes dans le texte source même, ce qui force le traducteur à adopter des stratégies d’adaptation « temporaires et localisées » (1998Bastin, Georges L. 1998 “Adaptation”. Mona Baker, ed. Routledge Encyclopedia of Translation Studies. London: Routledge 1998 5–8.Google Scholar: 7), tandis que les adaptations globales sont basées sur des facteurs externes :

En tant que procédure globale, l’adaptation peut être appliquée à un texte en entier. La décision de réaliser une adaptation globale peut être prise par le traducteur lui/elle-même ou peut être imposée par des forces externes (par exemple la politique éditoriale d’un éditeur). Dans les deux cas, l’adaptation globale constitue une stratégie générale vouée à reconstruire l’objectif, la fonction et l’impact du texte original.(ibid.)

Si l’on s’en tient, malgré les désavantages du terme, à une classification intraculturelle du texte de Seyfi comme une adaptation, elle se révèlerait certainement être du type « globale ».

Ainsi, Kazıklı Voyvoda est clairement très similaire, bien qu’en aucun cas identique, à Dracula, en termes « d’objectif, de fonction et d’impact ». Dracula est normalement considéré comme un roman d’horreur pouvant également offrir un plaisir de lecture littéraire et esthétique avec ses images oniriques, son insistance sur la tension entre les sources de lumière et d’obscurité, entre le Christ et Satan, ainsi que ses allégories sur le sexe et le sang (Wolf 1975Wolf, Leonard 1975The Annotated Dracula. New York: Clarkson and Potter.Google Scholar: ix). L’adaptation de Seyfi est aussi un roman d’horreur. Cependant, surtout dans la seconde moitié du livre, les images qu’il crée sont beaucoup moins oniriques, et son style beaucoup moins littéraire. Le combat qu’il relate est toujours celui entre les forces de la lumière et des ténèbres, mais cette fois les entités s’opposant sont incarnées respectivement par la nation turque et ses ennemis. Enfin, les allégories sexuelles de Stoker sont présentes également, surtout dans le Chapitre 3 où trois femmes-vampires pénètrent dans la chambre de Jonathan Harker pour lui voler un baiser interdit. D’un autre côté, Kazıklı Voyvoda adopte une perspective légèrement différente sur la question du genre.

Le reste de l’article développera les différences principales entre les deux textes, avec pour objectif d’extraire certaines régularités dans l’attitude du traducteur et de suggérer une hypothèse explicative quant à sa position idéologique et aux objectifs que le livre fut appelé à remplir dans la culture cible. Tous ces éléments ont peut-être imposé la décision de présenter le livre comme un roman original turc dès le départ, en dissimulant le fait qu’il était né d’un acte de traduction.

4.Les normes matricielles de Seyfi

Bien que Seyfi ait domestiqué le roman en donnant des noms turcs aux personnages et en localisant l’intrigue à Istanbul, il conserva tout de même plusieurs caractéristiques du texte source. Les évènements principaux sont les mêmes, mis à part une omission de taille : l’ultime voyage entrepris par Jonathan Harker, Mina et leurs amis vers le château de Dracula. Tandis que Stoker faisait voyager ses personnages depuis Londres jusqu’en Transylvanie pour exterminer Dracula, Seyfi les fait demeurer en Turquie et remplir leur mission dans l’un des districts historiques d’Istanbul, Eyüp, raccourcissant ainsi le texte de quelques cinquante pages. Les personnages demeurent également identiques, la seule différence significative étant les noms turcs qu’ils portent désormais. Tout bien considéré, Seyfi semble avoir produit une version abrégée du texte initial. Cependant, ce n’est qu’une partie de l’histoire.

4.1L’omission de catalysesbb.Chatman s’étant basé sur les travaux de Barthes pour définir ses concepts de « kernel » et « satellite », les traductrices utilisent ici la terminologie originale de ce dernier : « noyau » et « catalyse », respectivement.

Tout d’abord, même si la politique de Seyfi fut principalement de produire une version abrégée, ce ne fut pas le cas de manière égale à travers tout le livre : certaines sections, surtout au début, ont été traduites en entier, tandis que la fin présente de nombreuses omissions.

Le premier chapitre de Dracula, comportant les détails de la rencontre de Jonathan Harker avec le Comte Dracula ainsi que de son séjour forcé dans le château de celui-ci, est probablement la partie la plus terrifiante du livre. Dans Kazıklı Voyvoda, Seyfi donne presque tous les détails du séjour de Jonathan et restitue le texte source en entier. Il y ajoute même certains éléments que nous aborderons ci-dessous.

Illustration 2.La seconde édition de Kazıklı Voyvoda (1946)
Illustration 2.

Cependant, dans la seconde moitié du livre, Seyfi s’engage dans une activité d’omission importante, et bien qu’il conserve l’intrigue et la structure du récit à travers les lettres et journaux écrits par certains des personnages, il se contente de résumer les parties étant d’une pertinence moindre vis-à-vis du thème principal : l’arrivée de Dracula à Istanbul et son agression vampirique d’un innocent personnage féminin. Par exemple, alors que Seyfi résume une lettre écrite par Lucy (prénommée S¸adan dans le texte turc) à Mina (Güzin dans le texte) relatant trois demandes en mariage qui lui ont été faites, il omet une lettre ultérieure et un extrait de journal, rédigés par l’un des hommes repoussés. La lettre de Lucy fournit des informations sur les trois hommes et leur personnalité, et puisque ceux-ci prendront part par la suite dans le combat contre Dracula, la lettre est pour Seyfi une bonne occasion de les présenter. Elle lui apporte également la possibilité de faire une déclaration nationaliste, comme il le sera montré dans la section suivante. En revanche, l’extrait de journal et la lettre omis par Seyfi sont de peu d’importance pour le reste de l’histoire : ils présentent seulement deux hommes pansant leurs blessures après avoir été rejetés par la femme qu’ils aiment.

De la même façon, une section entière du journal de Mina retraçant les premiers jours de ses retrouvailles avec sa chère amie Lucy est omise. Cette partie relate les premières impressions de Mina sur la petite ville où Lucy et sa mère passent l’été, et parle majoritairement du paysage et de certaines personnalités locales qu’elle rencontre, ce qui est à nouveau peu important pour l’intrigue principale.

Après le premier chapitre, Seyfi commence à raccourcir les sections qu’il n’omet pas en entier. En voici un exemple :

TT

12 Ağustos

Bu gece iki defa uyandım; S¸adanı yine uyuduğu halde kalkmıș, oda kapısını açmaya çalıș ırken gördüm, bu halinde bile anahtarı bulamadığ ıiçin adeta öfke alameti gösteriyor. Koluna girerek, kendini bilmez ve hafif mukavemetine bakmadan yatağı na yatırdım. Of Azmiyi de ne kadar merak ediyorum… Mutlaka bir șey, dilim varmıyor, bir felaket var…(Seyfi 1946 1946Kazıklı Voyvoda. Istanbul: Çıg˘ ır Kitabevi.Google Scholar: 63)

[Je me réveillai deux fois cette nuit ; je vis S¸adan essayer d’ouvrir la porte de la chambre tout en étant toujours endormie, et même dans cette situation elle montrait des signes d’énervement car elle ne trouvait pas la clé. Je la pris par le bras et la recouchai dans son lit malgré sa résistance faible et inconsciente. Oh, que je suis inquiète pour Azmi … Je ne peux me résoudre à le dire mais un quelconque désastre doit avoir eu lieu.]

ST

Mes attentes furent trompées, car par deux fois pendant la nuit je fus réveillée par Lucy tentant à tout prix de quitter la chambre. Elle semblait, même endormie, légèrement contrariée de trouver la porte fermée et retourna se coucher en protestant. Je me réveillai à l’aube et entendis les oiseaux chanter au-dehors devant la fenêtre. Lucy se réveilla aussi et je fus heureuse de voir qu’elle semblait en meilleure santé qu’hier matin. Toute sa gaieté naturelle semblait lui être revenue et elle vint se blottir sous les draps à mes côtés en me parlant d’Arthur. Je lui fis part de mon inquiétude concernant Jonathan et elle essaya de me réconforter. Bon, elle y réussit quelque peu, car si la sympathie ne peut rien changer aux faits, elle peut néanmoins les rendre plus supportables.(Stoker, trad. Sirgent, p. 177)cc.Les extraits originaux utilisés par Gürçaglar dans cet article proviennent de l’édition annotée par Wolf (1975)Wolf, Leonard 1975The Annotated Dracula. New York: Clarkson and Potter.Google Scholar. Les traductrices ont choisi d’utiliser la traduction en français de Jacques Sirgent : Bram Stoker, Dracula. Traduit de l’anglais par Jacques Sirgent (Paris : J’ai lu, 2012).

Illustration 3. Kazıklı Voyvoda fut réimprimé en 1997 sous le titre Drakula Istanbul’da [Dracula à Istanbul]. Le livre inclut une préface de Scognamillo, la première personne à avoir dévoilé le statut du livre comme une traduction dissimulée
Illustration 3.

Le texte turc comporte les informations les plus essentielles à l’intrigue, à savoir que Lucy est hantée par Dracula et tente de quitter sa chambre la nuit sous son emprise, et que Jonathan est toujours à l’étranger sans donner de nouvelles. En revanche, les détails de la relation entre les deux jeunes femmes et la façon dont elles se soutiennent et se réconfortent sont absents. Le principe est clair et peu surprenant (voir p. ex. Robyns 1990Robyns, Clem 1990 “The Normative Model of Twentieth Century Belles Infidèlles: Detective Novels in French Translation”. Target 2:1. 23–42. DOI logoGoogle Scholar). Seyfi restitue les parties essentielles à la progression du récit et laisse de côté celles qui ne lui sont pas indispensables. Dans ce sens, il s’en tient à l’ordre hiérarchique du récit d’origine : il traduit les noyaux étant situés tout en haut de la hiérarchie et omet les catalyses situées plus bas, pour reprendre la distinction désormais presque classique de Seymour Chatman.77.« Les évènements narratifs n’ont pas uniquement une logique de connexion, mais aussi une logique de hiérarchie. Certains sont plus importants que d’autres. Dans la narration classique, seuls les évènements principaux font partie de la chaîne ou de l’armature de la contingence. Les évènements mineurs ont une structure différente. Selon Barthes, chaque évènement majeur – ou noyau – fait partie du code herméneutique ; il fait avancer l’intrigue en soulevant des questions et en y répondant. Les noyaux sont des moments-charnières du récit, qui déterminent le cours des évènements … Un évènement mineur de l’intrigue – une catalyse – n’a pas ce rôle crucial. Il peut être supprimé sans entraver la logique de l’histoire, même si son omission va bien entendu appauvrir le récit d’un point de vue esthétique » (Chatman 1978Chatman, Seymour 1978Story and Discourse. Ithaca: Cornell University Press.Google Scholar: 53–54).Pourtant, bien qu’il « appauvrisse » en effet certains aspects du Dracula de Stoker en supprimant un certain nombre de catalyses, Seyfi « enrichit » également le texte en en ajoutant de nouvelles. De fait, même si le roman en entier est effectivement plus court que l’original, certaines parties sont plus longues.

4.2Ajouts vers un texte nationaliste

En fait, l’ouverture même de Kazıklı Voyvoda est un ajout à Dracula : Seyfi a écrit une préface longue d’une page expliquant comment, en tant qu’auteur présumé du livre, il se retrouva en possession des lettres et journaux qui le constituent. Cette préface et son ajout n’ont rien de neutre. Au contraire, ils modifient la structure même de l’histoire. Ainsi, tandis que le narrateur de Dracula est vague et anonyme, sa présence suggérée par un unique paragraphe expliquant le séquençage des documents allant suivre, Seyfi l’inscrit de manière bien plus ostensible dans la préface turque ajoutée. Il est vrai que ce narrateur n’intervient jamais dans l’histoire ni ne sert d’intermédiaire dans sa présentation. Il est simplement un autre personnage fictif à travers lequel le lecteur accède aux lettres et aux journaux, mais il est tout de même présent.88.Une discussion classique des dispositifs de cadrage dans la fiction est celle d’Uspensky (1973)Uspensky, Boris 1973A Poetics of Composition. Berkeley: University of California Press.Google Scholar.

La préface situe clairement l’histoire à Istanbul, racontant comment l’auteur trouva les lettres dans un bateau traversant le Bosphore, et mentionne les noms de certains districts de la ville en particulier. Son intention est en outre d’accroître la vraisemblance de l’histoire, lui donnant une base apparemment documentaire :

Asırlarca evvelki müthiş olayların tüyler ürpertici bir devamı ve hitamını iddia eden bu hadiseler acaba esrarengiz İstanbulun muzlim köşelerinde vaki oldu mu? Fakat elimdeki vesikalara ne mana verebiliriz? Bu hakikatten şüphe edenler gelip vesikaları asıl hallerinde görebilirler.(Seyfi 1946: 2)

[Ces évènements, annonçant la terrifiante suite et fin d’incidents terribles ayant eu lieu il y a des siècles, se sont-ils vraiment déroulés dans de lointains recoins de la mystérieuse Istanbul ? Si ce n’est pas le cas, quelle est la signification des documents que je détiens ? Ceux qui doutent de la vérité sont libres de venir consulter ces documents par eux-mêmes.]

Le corps du texte de Kazıklı Voyvoda s’ouvre avec un autre ajout :

TT

3 Mayıs (Bistriç kasabası – Transilvanya)

Mayısın ikinci günü Viyana’ya geldim. Budapeşte’yi şöylece istasyonundan gördüm Fakat anladığ ım şudur ki, Budapeşte adeta doğudan batıya ve batıdan doğuya girilecek bir kapı mahiyetinde bulunuyor… Türk milletinin, büyük ve şanlı ırkımın parlak geçmişine canlı ve kanlı bir şahit gibi çağlayıp giden Tuna nehrinin üzerine atılmış köprülerin en muazzamlarından birinden gecen tren, beni, türk tarihiyle derinden ilgili bölgelere doğru uçurdu… İçinde tatlı ve acı, fakat hepsi gururlu hepsi ruh yükseltici duygular, heyecanlar çırpınıyor… Milliyet duygusu, milliyet gururu. Bunlar ruhun ne büyük mucizeleri! Insanlık kümelerinin ne tatlı, ne bitmez tükenmez abı hayatı!(p. 3)

[3 mai (Ville de Bistritz – Transylvanie)

J’arrivai à Vienne le deuxième jour du mois de mai. J’eus seulement un bref aperçu de Budapest depuis la gare. Mais, d’après ce que j’ai compris, Budapest est comme un portail permettant d’aller d’est en ouest et d’ouest en est… Le train qui traversa l’un des plus grands ponts surplombant le Danube s’écoulant comme un témoin vivant et sanglant du passé glorieux de la nation turque, de ma superbe et célèbre race, m’emmena dans des contrées reliées étroitement à l’histoire turque… Je ressens au fond de moi de l’émoi et des sentiments à la fois tendres et amers, quoique fiers et nobles. Un sentiment pour sa nation, de la fierté envers sa nation. Quels grandioses miracles de l’esprit ! Quel doux et éternel élixir de vie pour les sociétés humaines ! …]

ST

3 mai. Bistritz. Quitté Munich 20h35, premier mai, arrivant Vienne tôt le lendemain matin ; aurais dû arriver 6h46, mais train avait une heure de retard. Buda-Pesth semble un endroit merveilleux, du peu que j’ai pu en voir de mon compartiment et des quelques rues que j’ai pu emprunter. Je n’ai pas voulu me risquer trop loin de la gare, comme nous étions arrivés en retard nous nous devions de partir à peu près à l’heure prévue. J’avais l’impression, non, plutôt la sensation de quitter l’Occident pour pénétrer en Orient ; le plus occidental de tous les ponts splendides enjambant le Danube, qui est ici d’une largeur et d’une profondeur des plus respectables, nous emmenait au coeur des traditions de l’Empire ottoman.(Stoker, trad. Sirgent, p. 11)

Il est clair que Seyfi omet certains détails de l’original mais introduit de nouveaux éléments dès le début. Par conséquent, le premier chapitre de la version turque est de ton plutôt nationaliste. Pour le lecteur, cela crée des attentes claires, et donc le prépare à un texte nationaliste. En fait, la version turque comporte une caractéristique intergénérique intéressante de par le fait qu’elle est à la fois un récit d’horreur, comme Dracula lui-même, et un texte fortement nationaliste. Les ajouts apportés par Seyfi ont majoritairement à voir avec l’histoire turque, la supériorité de l’identité turque et les caractéristiques des Turcs, ce qui amène potentiellement le lecteur à construire une identité turque fictive.

Certains de ces ajouts tournent autour d’un thème déjà mis en avant par Stoker et peuvent être considérés comme élaborant les informations fournies par le texte source lui-même. Considérons l’exemple suivant :

TT

Buralarda yolların temiz, geçit verir bir halde bulundurulmaması için adeta tarihi bir anane vardır, Türk kılıcının buralarda keskin olduğu, Türk hakimiyetinin buraları titrettiği eski asırlarda Erdel (Transilvanya) gospodarları (prensleri) yolları temizleyip düzeltmekten çekinirlermiş. Çünkü yollar düzeltilecek olursa Türkler, Transilvanyalıların Türkiye aleyhine Alman, Leh askerleri çağı racaklarından şüphelenirler ve zaten bir kıl ile bağlı duran mütarekeyi bozup hemen harbe girişirlermiş.(p. 13)

[Il est ici de coutume presque historique que les routes ne soient ni dégagées ni réparées. Jadis, lorsque l’épée turque était tranchante et que le régime turc faisait trembler tout un chacun dans les alentours, les gospodars (princes) de l’Erdel (Transylvanie) avaient peur de dégager et réparer les routes. Car si les routes étaient réparées, les Turcs suspecteraient que les Transylvaniens se préparaient à faire appel aux soldats allemands et polonais, suite à quoi ils rompraient la trêve et déclencheraient la guerre qui était toujours sur le point d’éclater.]

ST

Cette route était donc différente des autres puisqu’il est de notoriété publique que les routes des Carpathes sont généralement très mal entretenues. Il s’agirait même d’une ancienne tradition. Depuis toujours les Hospaders s’efforçaient de ne pas les réparer de peur que les forces turques ne croient qu’ils s’apprêtaient à y faire passer des troupes venues d’ailleurs et ainsi hâter le déclenchement d’une nouvelle guerre qui était toujours sur le point d’éclater.(Stoker, trad. Sirgent, p. 21)

Dans ce cas-ci, c’est l’expression « les forces turques » utilisée dans le texte source qui déclencha toute une série d’ajouts. Seyfi utilise la phrase « Türk kılıcının buralarda keskin olduğu, Türk hakimiyetinin buraları titrettiği » [L’épée turque était tranchante et le régime turc faisait trembler tout un chacun] pour faire référence en des termes plutôt sentimentaux et nationalistes au régime turc dans la région. De plus, certains de ces ajouts sont informatifs, faisant ainsi connaître au lecteur le nom turc de la Transylvanie (« Erdel ») et les noms des seigneurs locaux de la région (« gospodarları »), ainsi que des troupes étrangères alliées des Transylvaniens contre les Turcs (à savoir, les Allemands et les Polonais).

Cependant, certains ajouts de Seyfi n’ont pas de base textuelle-linguistique dans l’original. À certains moments, il rompt avec le texte source pour digresser sur des détails de l’histoire turque. Considérons l’extrait suivant, un passage assez long dans lequel Seyfi décrit la généalogie du Comte Dracula, qui remonte à Vlad l’Empaleur :

TT

Gece yarısı: Kont ile uzun bir konuşmada bulundum. Milletimin tarihiyle, o kahraman Türk orduları ve Türk akıncılarıyle, eski Türklerin siyasetfikriyle o kadar ilgili olan bu memleketin, (Erdel) yani Transilvanyanın tarihi hakkında Konta bazı sualler sordum; benim suallerime karşı bir Transilvanyalı için bile şaşı lacak bir bilgi ye canlılıkla malumat verdi. Bu memleketin tarihi sekenesi, olayları, hele savaşları üzerinde söz söylerken güya bu hadiselerin hepsinde kendisi bulunmuş gibi kuvvet, öfke ve coşkunlukla davranıyordu. Fakat vakit vakit durarak kendini sıktığ ını, tavrına, sözlerine yumuşaklık verdiğini görüyordum. Hele Türkiyemparatorluğuyla geçen olayları mümkün olduğu kadar atlamak, yahut pek üstünkörü geçmek istiyordu ve bu bence de tabii idi; o bir Türke karşı başka türlü davranabilir mi idi? O, kendi adaşı olan ve Türkler hakkında o kadar acıklı, korkunç zulümler, işkenceler yapmış, andını, namus sözünü çok defalar bozmuş, tarihimizde (Şeytan Voyvoda), (Kazıklı Voyvoda) gibi uğursuz lakaplar kazanmış olan adamlardan da – velev ki, o Transilvanyalılar için bir kahraman olsun – bana karşı övünme ve gururla bahsetmeği nezakete uygun bulmayacaktı. Fakat bu yüzden ben de belki çok mübalağalı ve lüzumsuz bir teessür ve iğrenme uyandıran bir hakikat öğrendim. Bu gün işte memur olduğum, şatosunda yattığ ım, ekmeğini yediğim ve şimdi karşı mda duran bir Transilvanyalı Kont (Drakola) o tarihi, zalim Eflak Prensi Drakolanın, uğursuz (Kazıklı Voyvoda) nın soyundan değil mi imiş. Hatta bu kartalların yuva yapmaktan korkacağı harap şatoda Kazıklı Voyvodanın zamanından kalma, ve son sığ ınaklarından olan bir yer imiş. Ah benim güzel, mini mini tarihçi “Güzin”im; şu anda seni nasıl göreceğim geliyor; sen olsan isim benzeyişi tesadüfünün böyle soy, aile birliği şekline girmesine karşı kim bilir neler söyler, hissederdik. Bu konuşmamız sırasında Kontun bütün söylediklerini buraya yazmayı ne kadar isterdim. Fakat doğrusu ben zihnimdeki kaygılara ilave olarak bu tesadüfe de o kadar şaşı rmış idim ki, bu geceki sahne bende fena rüyaya benzeyen bir tesir bıraktı. Demek ben şimdi bir zaman damları altında Kazıklı Voyvodayı saklayan bir binanın içinde bulunyorum. İhtimal elleri, elbisesi, silahsız öldürdüğü, kazığ a vurdurduğu, başı na çivi çaktırdığ ıTürklerin, masum kadın ile çocukların kanlarıyle bulaşı k olduğu halde yalın kılıçlı Türk akıncısının intikam kılıcından kaçan Kazıklı Voyvoda kaç defa bu kuş uçmaz kervan geçmez şatosuna soluk soluğa kaçmış, saklanmış tı. İhtimal elinde kalan son Türk esirlerini şu aşağı daki issiz, karanlık avluda, hatta şu dış ardaki uzun salonda işkencelerle öldürtmüştü.(p. 37 ; l’italique est de moi)

[Minuit : j’ai eu une longue conversation avec le Comte. Je lui ai posé quelques questions relatives à l’histoire de l’Erdel, autrement dit la Transylvanie, qui est si étroitement liée à l’histoire de ma nation, aux vaillantes armées turques, aux troupes de pionniers turcs et aux idées politiques des vieux Turcs ; j’ai été surpris par le caractère informatif et la vigueur de ses réponses qui étaient assez développées même pour un Transylvanien. Il se comportait avec tant de puissance, de rage et d’enthousiasme lorsqu’il parlait du passé historique, des évènements, et particulièrement des batailles de ce pays, que c’était comme s’il avait été personnellement témoin de tous ces faits. Mais je remarquai que, de temps en temps, il se maîtrisait, et donnait à son attitude et à ses mots un ton plus modéré. Il évitait surtout d’aborder les évènements concernant l’Empire turc, ou en donnait seulement un bref compte-rendu ; je trouvai cela tout naturel : aurait-il pu agir différemment avec un Turc ? Il n’aurait pas trouvé poli d’exposer son admiration et sa fierté pour un homme qui porta son nom, qui fut à l’origine de tant de tristes et horribles cruautés et tortures envers les Turcs, qui tant de fois brisa son serment, sa parole d’honneur, et qui était appelé par d’aussi sinistres noms que Vlad le Maléfique, Vlad l’Empaleur – Kazıklı Voyvoda dans notre histoire – même s’il est un héros pour les Transylvaniens. Mais je découvris un fait qui suscita en moi une rancœur et un dégoût peut-être exagérés et superflus. Le Comte transylvanien (Dracula) qui m’emploie, me loge dans son château et me procure mes repas, qui se tient devant moi aujourd’hui, descends en ligne directe du Kazıklı Voyvoda historique, ce cruel prince valaque ! Et ce château en ruines, où même les aigles seraient trop effrayés que pour y nicher, est un vestige du temps de Kazıklı Voyvoda et l’un de ses derniers refuges. Oh ma jolie, ma petite historienne Güzin : que je désire te revoir maintenant ; si tu étais ici, qui sait tout ce que nous pourrions dire et penser de cette coïncidence de ressemblance de nom qui se révèle être une même lignée, une même famille. J’aurais voulu pouvoir écrire tout ce que le Comte me disait. Mais je fus si surpris par cette coïncidence qui s’ajouta à tous les tracas déjà présents dans mon esprit, que l’expérience de cette nuit me laissa l’impression d’un cauchemar. Je me trouve donc désormais dans un bâtiment qui autrefois abrita Kazıklı Voyvoda. Il se peut qu’il ait trouvé refuge dans ce château, à bout de souffle, fuyant les épées de l’armée turque, ses vêtements et ses mains peut-être encore souillés par le sang de Turcs innocents, femmes et enfants, qu’il tua à mains nues, qu’il empala et cloua sur la tête. Peut-être que ses derniers prisonniers turcs furent torturés à mort dans la cour sombre et abandonnée d’en bas, ou peut-être même dans le long couloir d’à côté !]

Et voici le contexte original dans lequel l’ajout est situé :

ST

Minuit – J’ai eu une longue conversation avec le Comte. Je l’interrogeai brièvement sur l’histoire de la Transylvanie, un sujet qu’il semblait apprécier tout particulièrement. En parlant des choses et des gens, et surtout des batailles, il les décrivait comme s’il eut assisté à toutes. Il s’en expliqua longuement en cours de soirée en disant que, pour un Boyard, la gloire de sa maison et de son nom est son unique orgueil, que leur gloire est sa gloire et leur destin, son destin. Chaque fois qu’il parlait de sa maison, il employait le pronom « nous » et presque toujours le pluriel comme le ferait un roi. J’aimerais tant pouvoir reproduire ses propos tels qu’il les a tenus car cet entretien fut des plus fascinants et semblait concentrer toute l’histoire de son pays.(Stoker, trad. Sirgent, p. 59)

Il est clair que cet ajout de Seyfi rend certains éléments du texte source plus apparents. Tout d’abord, les actes cruels de Vlad l’Empaleur contre les Turcs sont décrits, servant donc de signe annonciateur des évènements à suivre : le combat contre le Comte Dracula devient pour les personnages un acte de protection de leur pays. Dracula est apparenté aux ennemis de la nation, et il est donc juste que les personnages turcs prennent leur revanche sur lui lorsqu’il lance sa seconde campagne contre les Turcs, cette fois en faisant voyage à Istanbul. Ce n’est pas par coïncidence que Seyfi a fait du groupe qui finirait par tuer Dracula une petite troupe d’officiers ayant servi dans la Guerre d’indépendance turque (1919–1923). Lutter contre Dracula se révèle donc n’être pas uniquement un combat individuel contre les forces obscures, mais un acte que tout bon citoyen se doit d’accomplir par respect pour la mémoire de ceux qui furent autrefois empalés par Dracula. Considérons le passage suivant, dans lequel Jonathan Harker (Azmi dans la version de Seyfi), le juriste détenu en otage dans le château de Dracula, réalise qu’il est devenu un instrument dans le plan de Dracula pour se faire introduire à Istanbul :

TT

Ben böyle tasavvuf olunamayacak bir canavarın Istanbula, sevgili vatanıma girmesine alet oluyordum!…Orada bu melun, belki asırlarca önce gelmiş mel’un Kazıklı Voyvoda gibi doya doya Türk kanı içecek, etrafında bir lanet ve felaket muhiti yaratacaktı. Öfke deliliğim büsbütün coştu; kanlı Kazıklı Voyvodanın bu ifrit torunundan dünyayı kurtarmak azmine dü̧ştüm.(p. 52)

[Il s’en fallut de peu que je ne devienne pour ce monstre ignoble un moyen d’entrer à Istanbul, ma chère patrie ! … Là-bas, cette créature féroce sucerait avidement le sang turc et créerait malédiction et chaos autour de lui, tout comme Kazıklı Voyvoda qui s’y rendit peut-être il y des siècles. Je devins fou de rage, et me sentais déterminé à sauver le monde du descendant maléfique du sanglant Kazikli Voyvoda.]

À nouveau, ce n’est pas par coïncidence qu’à la fin du roman, alors que Dracula est définitivement poignardé à mort, Seyfi fasse dire à l’un de ses personnages : « Tuna boylarında kazığ a vurulan milletdaşlarımın öcü! » [Ceci marque la revanche de mes compatriotes empalés sur les rives du Danube!] (p. 148).

Le fait que Dracula soit présenté comme un ennemi maléfique de la nation turque est visible dans bon nombre d’autres ajouts. L’extrait suivant en est un exemple parmi d’autres :

Bunun bir örneği de doktor Resuhi beyin benim defterle kocamın defterini okuması üzerine kont (Drakola) denilen bu müthis ̧ mahlukun Türk Imparatorluğu tarihindeki bu vahşi ve muzlim gölgenin mabadinin, Bakırköyünden Istanbul’a girmiş olduğu zannına büyük bir katiyetle düşmesidir.(p. 130 ; l’italique est de moi)

[Un exemple de cela est le Docteur Resuhi, qui, après avoir lu mon journal ainsi que celui de mon mari, acquit la certitude que cette créature féroce appelée Comte Dracula, qui jeta cette ombre de violence et de ténèbres sur l’histoire de l’Empire turc, entra à Istanbul par Bakırköy.]

Notons en particulier l’utilisation du terme anachronique « Türk Imparatorluğu » [l’Empire turc] plutôt que « Osmanlı Imparatorluğu » [l’Empire ottoman]. En réalité, tout au long de Kazıklı Voyvoda, il n’est rien mentionné d’ottoman. C’est comme si le territoire de l’actuelle Turquie était déjà appelé « Turquie » dans les siècles précédents, comme si la Turquie existait en tant que pays depuis des temps immémoriaux. Pourtant, « Türkiye » est un terme adopté assez récemment par les Turcs. L’éminent historien du Proche-Orient Bernard Lewis a écrit à ce sujet :

Les Européens ont appelé l’Anatolie turcophone ‘Turquie’ depuis le onzième siècle, pratiquement, et sa première conquête par les Turcs. Mais les Turcs eux-mêmes n’adoptèrent ce terme comme nom officiel de leur pays qu’en 1923. Quand ils le firent, ils utilisèrent une forme – Türkiye – qui révélait clairement son origine européenne. Le peuple s’était autrefois qualifié de turc, et la langue qu’ils parlaient était encore appelée le turc, mais dans la société impériale des Ottomans, le terme ethnique Turc était peu employé, et qui plus est principalement avec une connotation péjorative, pour désigner les nomades turkmènes ou, plus tard, les paysans turcophones illettrés et rustres des villages d’Anatolie. L’appliquer à un gentilhomme ottoman de Constantinople aurait été une insulte.(Lewis 1961Lewis, Bernard 1961The Emergence of Modern Turkey. New York: Oxford University Press.Google Scholar: 1–2)

Les différentes indications d’un remaniement de l’histoire nationale de la Turquie, de son passé, son présent et son futur, sont des illustrations notables des caractéristiques de base du modèle nationaliste tel que défini par Benedict Anderson (1993)Anderson, Benedict 1993 (11983) Imagined Communities. London & New York: Verso.Google Scholar.

Bien que Seyfi mentionne la Guerre d’indépendance à plusieurs endroits dans Kazıklı Voyvoda, il n’aborde pas le passage d’un empire à une république. En véritable nationaliste, il semble vouloir mettre en avant la continuité de la nation turque à travers l’histoire. Il ressasse souvent les supplices infligés sur d’innocents Turcs par Vlad l’Empaleur, ce qui peut être considéré comme une tentative délibérée de forger un fort sentiment d’appartenance à une nation. Ernest Renan, dès 1882, pointa l’importance des souffrances passées pour une nation :

Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis… Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l’avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques.

Certains des ajouts de Seyfi révèlent sa vision de la nation turque. Il utilise plusieurs caractéristiques des Turcs, qui ont principalement à voir avec l’héroïsme, le patriotisme et l’intégrité. Un bon exemple de cela sont les ajouts apportés par Seyfi lorsque S¸adan (Lucy pour Stoker) présente les trois hommes qui l’ont demandée en mariage. Elle utilise, pour décrire ces hommes, des termes tels que « heybetli » [grand], « mahçup » [timide], « kibar » [poli], « metin tavırl » [brave], « kahraman » [héroïque], « yiğit » [courageux], « hakiki Anadolu çocuğu » [un vrai fils d’Anatolie] (pp. 55–57).

L’héroïsme n’est pas réservé qu’aux hommes. L’ajout ci-dessous montre que les femmes turques, telles que représentées par Güzin dans Kazıklı Voyvoda, possèdent également nombre d’atouts précieux, comme une connaissance de l’histoire et du patrimoine héroïque turc :

TT

Güzinin tarihe ve Türk tarihine olan merakı milletimizin destanlar ve kahramanlıklarla dolu mazisine karşı daima duyduğu heyecanlı bağlılık ve sevgi de bu yolculuğu onun için çok değerli bir hale getirecekti. Zaten benim de kulağı ma aşina gelen (Drakola) namına ilk defa daha Istanbul’da dikkatimi sevgili Güzin celbetmedi mi?

Voyvoda Drakola’nın Türk imparatorluğu tarihinde ve Ikinci Mehmet devrinde açtığ ıkanlı, facialı, tüyler ürpertici işleri Güzin benden iyi biliyor… Tarihin bu vahşi, zulüm ve işkence yaratıcısı canavarının Türk esirlerine yaptığ ıişkenceleri nasıl heyecanla ve gözleri yıldız gibi öfke yaşlarile ış ıldayarak anlatmış tı…(p. 4)

[L’intérêt que Güzin a toujours porté à l’histoire et à l’histoire turque, la fervente loyauté et l’amour qu’elle ressent pour le passé de notre nation, plein de légendes et d’actes héroïques, rendront ce voyage précieux pour elle. N’est-ce pas cette chère Güzin qui, à Istanbul, attira la première mon attention sur le nom de Dracula, qui m’était de toute façon familier ?

Güzin connaît mieux que moi tous les évènements sanglants, désastreux et effroyables que Vlad Dracula causa dans l’histoire de l’Empire turc pendant le règne de Mehmet II… Elle m’avait raconté avec émoi et avec des larmes de colères brillant comme des étoiles aux coins de ses yeux les tortures que ce bourreau de l’histoire, violent et cruel, avait infligées aux prisonniers turcs…]

Et pourtant, la connaissance de l’histoire turque de Güzin et son patriotisme ne suffisent pas à faire d’elle un véritable héros. Bien qu’elle joue un rôle important dans la résolution du mystère derrière la présence de Dracula à Istanbul, elle doit demeurer à l’arrière-plan et ne peut rejoindre la bataille finale contre le Comte. Tandis que les hommes s’en vont tuer la créature, Güzin accepte de rester à l’écart, contrairement à Mina dans Dracula. Rien n’exprime mieux la perception de Seyfi de l’identité et position des femmes dans la société turque que ces lignes, un autre ajout au texte :

TT

Bu korkunç savaşta tereddütsüz korktuğum şey sevgili Güzinin bana engel olmaya kalkış ması idi. Fakat bu gül gibi nazik, sümbül gibi şiveli Güzinim meğer çelik gibi, hayır, hakiki bir Türk kızı gibi sertmiş. Türk kızı… Nasıl bir ölçü ile seçilmeli? En kolayı sevgilisini, kocasını tehlikelere, müşküllere, manialara hücum etmis ̧ görerek takındığ ıgurur ve duyduğu iştirak şevkiyle.(p. 143)

[Ce que je craignais par-dessus tout dans cette horrible guerre, c’était que Güzin tente de m’arrêter. Mais ma Güzin, délicate comme la rose et charmante comme le lilas, se révéla être aussi forte que l’acier, non, aussi forte qu’une vraie jeune fille turque. Une fille turque… Avec quel critère doit-elle être déterminée ? La façon la plus simple est de la juger selon la fierté qu’elle ressent et l’engagement fort dont elle fait preuve lorsqu’elle voit son bien-aimé, son mari, encerclé par le danger, les difficultés et les obstacles.]

Au cours de sa domestication du texte, Seyfi se rend également l’auteur de certaines omissions, changements et ajouts concernant des éléments chrétiens se retrouvant dans l’original. À plus d’une occasion, il remplace un crucifix utilisé comme instrument pour tenir les vampires à l’écart par un Coran. Au début du roman, il saisit l’occasion de faire un long ajout à caractère sentimental dans lequel la mère d’Azmi, une pieuse musulmane, lui donne une petite amulette religieuse pour le protéger des forces du mal. Dans Kazıklı Voyvoda, c’est d’ailleurs cette amulette qui le protège de la morsure du Comte, et non un crucifix. Lorsque la propriétaire de l’auberge lui fait don d’une croix avant son départ vers le château, Azmi accepte le cadeau par simple gentillesse, mais ajoute : « Madam, merak etmeyin, bakınız boynumda bizim dinin kitabı, Büyük Allahın kelamı da var… Bu da beni korur » [Madame, ne vous en faites pas, je porte autour de mon cou le livre de notre religion, la parole d’Allah le Grand… Cela me protégera] (p. 10). De la même façon, lorsque les personnages suppriment les victimes de Dracula une par une pour leur rendre à toutes la paix, ils ont recours au Coran : « Sonra doktor çantasını açtı, buradan yazı makinesi ile bazı Kur’an ayetleri yazılmış büyük kağı tlar çıkararak bunları sandıkların içine ve toprağı n üzerine ihtimamla yerleştirdi » [Ensuite le docteur ouvrit son sac et en sortit de grandes feuilles de papier sur lesquelles des versets du Coran était imprimés, et il les plaça soigneusement à l’intérieur des boîtes et sur le sol] (p. 146).

5.Entre littérature nationale et nationaliste

La scène littéraire turque dans les années 1930 et 1940 s’intéressait fortement à la question de ce qu’était une « littérature nationale » et à la façon dont elle pouvait être créée, puisque beaucoup y étaient favorables. Des interviews étaient tenues avec des personnalités littéraires de l’époque, interrogées sur leurs opinions quant à la littérature nationale, et différents avis étaient exprimés à cet égard. Alors que certains sentaient qu’il était nécessaire de créer une langue turque pure en éliminant les mots d’origine étrangère afin d’atteindre une littérature véritablement nationale (Ismail Hakkı in Coşkun 1938: 15), d’autres suggéraient que la littérature nationale était le vecteur des caractéristiques uniques d’une nation (Yakup Kadri Karaosmanoğlu in ibid.: 20). En revanche, l’historien de la littérature Agâh Sırrı Levend affirmait que toute littérature est nationale, puisqu’elle reflète inévitablement l’esprit et le goût de la nation par laquelle et pour laquelle elle est créée (Levend dans ibid.: 34). Şinasi Özdenoğlu, dans son Edebiyatımızın Beş Ana Meselesi [Cinq Questions dans Notre Littérature], soutient que le terme « littérature nationale » [« milli edebiyat »] est propre à la langue turque, et décrit les raisons de la création d’un tel terme :

Milli Edebiyat tabiri bizim edebiyatımıza mahsus bir tabirdir. Gerçekten hiçbir millette bunun karşı lığ ıolabilecek tabire rastlamak mümkün değildir.

Tanzimattan sonra, hiç bir sanat ve fikir gümrüğüne tabi olmadan sanat piyasamızda değer anarşisi yaratan bol miktarda tercüme ve adapte eserlerden, kendimize ait ve milli hayatımızın ifadesi olan eserleri ayırması bakımından böyle bir tabir yaratılmış tır. Bu tabir muhakkak ki tesadüfi değildir. Yerliyi yabancıdan ayıran, tasnif eden, kıymetlendiren bir tabirdir.(Özdenoğlu 1949Özdenog˘lu, S¸inasi 1949Edebiyatımızın Bes¸ Ana Meselesi. Istanbul: I˙nkılap Kitabevi.Google Scholar: 10)

[Le terme Littérature Nationale est unique à notre littérature. Il n’est pas possible de trouver un terme qui puisse lui correspondre dans aucune autre nation.

Ce terme fut créé après les Tanzimat [La réforme ottomane de 1839, visant à donner une orientation occidentale à la Turquie] pour distinguer les œuvres qui nous sont propres et sont une expression de notre vie nationale des innombrables traductions et adaptations qui ont créé une anarchie de valeurs dans notre marché de l’art, sans être soumises à une quelconque sélection artistique ou intellectuelle. Ce terme n’est assurément pas une coïncidence. C’est un terme qui distingue le local de l’étranger, qui le classifie et lui attribue une certaine valeur.]11.La Turquie adopta l’alphabet latin à l’automne 1928 (voir note 2). Kazıklı Voyvoda fut l’un des derniers livres publiés en caractères ottomans.

Un autre terme émergea au cours de ce débat passionnant, à savoir celui de « littérature nationaliste », à distinguer de « littérature nationale ». Dénommée « milliyetçi » [nationaliste] ou parfois « milliyetperver » [nationaphile], cette littérature était considérée comme faisant partie de la littérature nationale dans son ensemble, un type littéraire spécifique entretenant une relation spéciale avec ses lecteurs. Ou plutôt, le nationalisme était un aspect important de certains livres nationaux. Yaşar Nabi Nayır qualifia la « littérature nationaliste » de « formule », qu’il décrit comme suit :

“Milliyetäi edebiyat” formülü ise “milli edebiyat” tabirinden daha hususi ve daha dar bir mana ifade eder. Burada milli hisleri tehyiç, milli heyecanları tahrik, milli terbiyeyi yükseltmek gibi gayeler karşı sında bulunuruz. Edebi eser, bu sayelere vasıta edilmiş olsun veya olmasın, bu nevi eserler, bir milletin edebiyatı içinde zaruri olarak küçük bir mevki işgal ederler.(Nayır 1937Nayır, Yas¸ar Nabi 1937Edebiyatımızın Bugünkü Meseleleri. Istanbul: Kanaat Kitabevi.Google Scholar: 30–31)

[La formule de la « littérature nationaliste », d’autre part, a une signification plus spécifique et restreinte que « littérature nationale ». Ici, nous sommes face à un objectif qui consiste à s’adresser aux sentiments nationaux, à provoquer l’enthousiasme national et à élever le niveau de conscience nationale. Il importe peu qu’une œuvre littéraire ne soit qu’un simple instrument pour parvenir à ces fins, les textes de ce genre représentent inévitablement une faible part de la littérature d’une nation.]

Ali Rıza Seyfi a de toute évidence créé un texte à fort caractère nationaliste, qu’il a présenté comme une œuvre littéraire « nationale », i.e. un roman original turc. Cependant, nous avons depuis établi qu’il a réussi à transformer un texte source non-national, le Dracula de Bram Stoker, en un exemple de littérature nationaliste. C’est probablement cela qui explique le fait que ce livre fut présenté – et accepté – comme un roman original. Comme affirmé précédemment, les traductions étaient perçues comme menant à une anarchie de valeurs, ce que Seyfi et ses « complices » du milieu littéraire de l’époque semblent avoir voulu éviter.

Notes des traductrices

aLes citations telles que celle-ci, en anglais dans le texte, ont été traduites par les traductrices de cet article. Dans ces cas, la référence reste celle indiquée par l’auteur.
bChatman s’étant basé sur les travaux de Barthes pour définir ses concepts de « kernel » et « satellite », les traductrices utilisent ici la terminologie originale de ce dernier : « noyau » et « catalyse », respectivement.
cLes extraits originaux utilisés par Gürçaglar dans cet article proviennent de l’édition annotée par Wolf (1975)Wolf, Leonard 1975The Annotated Dracula. New York: Clarkson and Potter.Google Scholar. Les traductrices ont choisi d’utiliser la traduction en français de Jacques Sirgent : Bram Stoker, Dracula. Traduit de l’anglais par Jacques Sirgent (Paris : J’ai lu, 2012).
dCeci est la citation originale de Renan (Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? Conférence en Sorbonne (11 mars 1882)) – Gürçaglar cite sa traduction anglaise par Martin Thom.

Remarques

1.La Turquie adopta l’alphabet latin à l’automne 1928 (voir note 2). Kazıklı Voyvoda fut l’un des derniers livres publiés en caractères ottomans.
2.La réforme de l’alphabet qui eut lieu en 1928 fut l’une des réformes majeures de la République, ayant comme résultat l’adoption de l’alphabet latin pour remplacer l’écriture ottomane basée sur l’arabe. L’objectif officiel était d’augmenter le taux d’alphabétisation qui n’était que de dix pour cent. Cependant, il a également été suggéré que l’adoption de l’alphabet latin aurait servi de rupture significative avec le passé islamique symbolisé par les caractères arabes, et aurait contribué aux nouvelles politiques culturelles séculaires. Le changement d’alphabet marqua le début d’une réforme majeure de la langue, vouée à développer un vocabulaire turc « pur » en purgeant le turc des emprunts arabes et perses. Malgré l’opposition de certains intellectuels, la réforme de la langue a introduit des changements significatifs dans le vocabulaire turc des années 1930 et 1940.
3.Quelques-unes des œuvres majeures de Seyfi sont les suivantes :

Présentées comme originales :

1825–1827 Mora Isyanı [La Révolte de Thessalie]. 1934. Istanbul: Askeri Matbaa.

Clement Richard Atlee. 1945. Istanbul: Tefeyyüz Kitaphanesi.

Çocuk Kahraman Durakoğlu Demir [Durakoğlu Demir l’enfant héros]. 1945. Istanbul: Ülkü Basımevi.

Gazi ve Inkılap [Gazi et la révolution]. 1933. Istanbul: Remzi Kitabevi.

Turgut Reis. 1932. Istanbul: Resimli Ay.

Türklük Demek; Kahramanlık Demektir [L’Héroisme de la Turquie]. 1940. Istanbul: T. T. Kaptan ve Makinistler Cemiyeti.

Présentées comme traductions :

Brown, James W. 1940. Bir Milletin Bir Imparatorlukla Savaşı: 1828–1829 Türk-Rus Harbi [Le Combat d’une nation contre un empire: 1828–1829 La Guerre Russo-Turque]. Istanbul: Kanaat Kitabevi.

Goldsmith, Oliver. Yanlış lıklar Gecesi [Elle s’abaisse pour vaincre]. 1946. Ankara: MEB.

Slade, Adolphus. Sir Adolphus Slade’in (Müşavir Paşa) Türkiye Seyyahatnamesi ve Türk Donanması ile Yaptığ ıKaradeniz Seferi [Le Carnet Turc de Voyage et de l’Expédition sur la Mer Noire avec la Marine turque de Sir Adolphus Slade]. Çev. 1945. Ankara: Genel Kurmay Başkanlığ ı9. Şube.

Slade, Adolphus. Türkiye ve Kırım Harbi [La Turquie et la guerre de Crimée]. 1943. Istanbul: Genel Kurmay 10. Şube.

? [Auteur non spécifié]. Çeşme Deniz Muharebesi Faciası ve Akdeniz’de Ilk Rus Donanması [Le Désastre de la bataille navale de Çeşme et la première flotte russe en Méditerranée]. 1943. Istanbul: Genelkurmay Başkanlığ ı9. Şube.

? [Auteur non spécifié. Traduction complète du livre d’Edgar Rice Burrough] Tarzan’ı n Canavarları [Les Bêtes de Tarzan]. 1935. Istanbul: Sinan Matbaası.

4.Scognamillo se trompe quant aux dates auxquelles Kazıklı Voyvoda fut imprimé et réimprimé : les bibliographies ainsi que les livres eux-mêmes indiquent les dates de 1928 et 1946 respectivement. En fait, quand je l’ai contacté par téléphone, il s’avéra qu’il n’avait jamais vu la première édition. En outre, il est probable qu’il ne sache pas lire l’ottoman.
5.Ce titre fait référence à une troisième édition du livre. Il est intéressant de noter que cette édition laissa de côté certains passages nationalistes, ce qui met clairement en évidence l’importance du processus que je vais décrire en ce qui concerne les deux premières éditions.
6.« Kazıklı Voyvoda » se traduit par « Vlad l’Empaleur ». Vlad Dracula, qui régna brièvement en tant que voïvode de Valachie au 15ème siècle, était connu pour sa méthode cruelle de torture qui consistait à empaler ses victimes lentement sur des pieux.
7.« Les évènements narratifs n’ont pas uniquement une logique de connexion, mais aussi une logique de hiérarchie. Certains sont plus importants que d’autres. Dans la narration classique, seuls les évènements principaux font partie de la chaîne ou de l’armature de la contingence. Les évènements mineurs ont une structure différente. Selon Barthes, chaque évènement majeur – ou noyau – fait partie du code herméneutique ; il fait avancer l’intrigue en soulevant des questions et en y répondant. Les noyaux sont des moments-charnières du récit, qui déterminent le cours des évènements … Un évènement mineur de l’intrigue – une catalyse – n’a pas ce rôle crucial. Il peut être supprimé sans entraver la logique de l’histoire, même si son omission va bien entendu appauvrir le récit d’un point de vue esthétique » (Chatman 1978Chatman, Seymour 1978Story and Discourse. Ithaca: Cornell University Press.Google Scholar: 53–54).
8.Une discussion classique des dispositifs de cadrage dans la fiction est celle d’Uspensky (1973)Uspensky, Boris 1973A Poetics of Composition. Berkeley: University of California Press.Google Scholar.

Références

Anderson, Benedict
1993 (11983) Imagined Communities. London & New York: Verso.Google Scholar
Bastin, Georges L.
1998 “Adaptation”. Mona Baker, ed. Routledge Encyclopedia of Translation Studies. London: Routledge 1998 5–8.Google Scholar
Chatman, Seymour
1978Story and Discourse. Ithaca: Cornell University Press.Google Scholar
Coskun, Safa Nusret
1938Milli Bir Edebiyat Yaratabilir miyiz? Istanbul: I˙nkılap Kitabevi.Google Scholar
Lewis, Bernard
1961The Emergence of Modern Turkey. New York: Oxford University Press.Google Scholar
Nayır, Yas¸ar Nabi
1937Edebiyatımızın Bugünkü Meseleleri. Istanbul: Kanaat Kitabevi.Google Scholar
Özdenog˘lu, S¸inasi
1949Edebiyatımızın Bes¸ Ana Meselesi. Istanbul: I˙nkılap Kitabevi.Google Scholar
Renan, Ernest
1990 [11897] “What Is a Nation?”, tr. Martin Thom. Homi K. Bhabha, ed. Nation and Narration. London and New York: Routledge.Google Scholar
Robyns, Clem
1990 “The Normative Model of Twentieth Century Belles Infidèlles: Detective Novels in French Translation”. Target 2:1. 23–42. DOI logoGoogle Scholar
Scognamillo, Giovanni
1998 “Istanbul, Vampirler ve Benzer S¸eyler”. Albüm 1 (February 1998). 54–59.Google Scholar
Seyfi, Ali Rıza
1928Kazıklı Voyvoda. Istanbul: Resimli Ay Matbaasi. [in Ottoman script]Google Scholar
1946Kazıklı Voyvoda. Istanbul: Çıg˘ ır Kitabevi.Google Scholar
Stoker, Bram
1897Dracula. Westminster: Archibald Constable and Company. Reprinted in Wolf 1975.Google Scholar
1940Drakyola, Kan I˙çen Adam, tr. Selami Münir Yurdatap. Istanbul: Güven Basımevi.Google Scholar
1998Dracula, tr. Zeynep Akkus¸. Istanbul: Kamer Yayınları.Google Scholar
Toury, Gideon
1995Descriptive Translation Studies and beyond. Amsterdam-Philadelphia: John Benjamins. DOI logoGoogle Scholar
Türkiye Bibliyografyası 1938–1948
1950Ankara: Maarif Vekillig˘i.Google Scholar
Uspensky, Boris
1973A Poetics of Composition. Berkeley: University of California Press.Google Scholar
Wolf, Leonard
1975The Annotated Dracula. New York: Clarkson and Potter.Google Scholar

Coordonnées de l’auteur

Adresse de correspondance

Şehnaz Tahir Gürçağlar

Boğaziçi University

Department of Translation and Interpreting, Bebek

Istanbul

Turkey

[email protected]