Traduction
Traduction de l’asyndète dans les textes littéraires français vers l’anglais [Translating asyndeton from French literary texts into English]

Fiona Rossette
Université Paris 10
Traduit par Tran Kim Sa sous la direction de Gonne Maud
Résumé

Si l’asyndète entre des propositions à verbe conjugué à l’intérieur d’une phrase peut être considérée comme une construction marginale, comparée par exemple à la coordination ou à la subordination, elle est plus fréquente en français qu’en anglais, car elle y est limitée quant au genre. Des exemples particulièrement intéressants, tant sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif, peuvent être attestées dans la littérature française, notamment dans la fiction de Marguerite Duras, qui a fait de l’asyndète sa marque distinctive. Cette étude documente les choix faits par les traducteurs anglais de Duras et de trois autres écrivains français utilisant l’asyndète. Exception faite des textes littéraires, l’asyndète dans les textes français n’est pas reprise en anglais dans ce qui peut être appelé des traductions respectueuses de la norme. Cependant, l’asyndète dans des textes littéraires est reprise en anglais dans environ cinquante pour cent des cas, fait reflétant un certain compromis entre les normes de la langue source et celles de la langue cible. Cette étude décrit non seulement l’usage spécifique de l’asyndète chez Duras, et illustre la difficulté de la traduction de n’importe quel élément constant un ingrédient essentiel du style d’un écrivain, qui, par définition, représente une déviation par rapport à une norme acceptée ; elle révèle également certains aspects régissant la combinaison de propositions en anglais. Certains paramètres linguistiques favorisant l’exploitation de l’asyndète en anglais sont systématisés, plus précisément la concision, le rythme et l’isotopie. Les contraintes sémantiques, temporelles et/ou aspectuelles sont également mises en relief.

Mots-clés :
Table des matières

1.Introduction

1.1Contexte linguistique

Mon intérêt pour les enchaînements de propositions découle de ma rencontre avec le français langue étrangère (FLE). Dans ce domaine, l’anglais et le français diffèrent largement. Si l’étude des « connecteurs » reçoit une attention considérable dans l’enseignement de langues étrangères, on remarque qu’en France, les étudiants ont tendance à les utiliser de façon incorrecte et abusive dans leurs écrits en anglais, ce qui donne lieu à des problèmes majeurs de compréhension. Les connecteurs seraient plus fréquemment utilisés en français dans le but d’expliciter, ce qui pourrait expliquer leur usage excessif par les étudiants français de l’anglais langue étrangère. Les principaux « coupables » sont les adverbes (par exemple therefore, indeed, moreover) qui sont employés en tête de phrase pour faire le lien avec la phrase précédente. Dans une étude quantitative (Rossette 2003Rossette, F. 2003Parataxe et connecteurs: observations sur l’enchaînement des propositions en anglais contemporain. Unpublished Ph.D. Dissertation. Université Paris IV-Sorbonne.), j’ai remarqué que les connecteurs employés en début de phrase étaient plus courants en français qu’en anglais. En revanche, il est possible en français d’abandonner le connecteur au sein même de la phrase et de lier des propositions à verbes conjugués11.NdT : Fiona Rossette traduit le concept de finite clauses par « propositions à verbe conjugué » dans le résumé de l’article original Translating asyndeton from French literary texts into English publié dans Target 21 : 1 (2009). simplement au moyen d’une virgule, similairement à la célèbre construction veni, vidi, vici.

L’enchaînement des propositions est à mi-chemin entre la grammaire et le discours. Plutôt que de présenter des règles bien définies, cet objet de recherche et quelque peu « désordonné » :

Ce domaine d’étude de la langue [l’organisation du discours] est un peu plus « désordonné» que l’étude du lexique ou de la grammaire. Les textes peuvent être organisés d’innombrables façons, le naturel ou non étant déterminé par une multitude de facteurs. De Beaugrande et Dressler mettent l’accent, à juste titre, sur le fait qu’il est bien plus simple de décider ce qui constitue une phrase grammaticale ou acceptable que ce qui constitue une suite de phrases, un paragraphe, un texte ou un discours grammatical ou acceptable.(Baker 1992Baker, M. 1992In other words: A Coursebook on Translation. London, New York: Routledge. DOI logoGoogle Scholar : 112–113)88.Cf. Beaugrande, R. & Dressler, W. 1981. Introduction to Text Linguistics. Londres : Longman.

L’étude des connecteurs se situe dans les domaines de la pragmatique et de la cohérence. Par exemple, Martin (1992 : 269) affirme que les connecteurs varient sensiblement en fonction du genre et « sont un bon point de départ lorsque l’on considère la structure de textes entiers et qu’il s’agit d’interpréter leur lien à l’idéologie, au genre et au registre. » Dans le cadre d’une traduction, il est plus difficile d’identifier les contraintes à ce niveau macro de construction du texte, cependant, Baker (1992Baker, M. 1992In other words: A Coursebook on Translation. London, New York: Routledge. DOI logoGoogle Scholar : 84) note que des « certaines restrictions » existent bel et bien. La traduction de waw, conjonction de coordination hébraïque omniprésente dans la Bible, en est un exemple parfait, car sa traduction est différente selon la langue cible. Les traductions anglaises de la Bible sont plus promptes à garder une structure équivalente (and) que les traductions françaises, dans lesquelles on privilégie une proposition subordonnée ou une structure à verbe non conjugué à et, bien que cette tendance varie selon les traductions (Rosette 2008).

Les constructions semblables à veni, vidi, vici sont généralement considérées comme des exemples de juxtaposition, d’asyndète, ou de parataxe.99.Ces trois termes vont être employés comme synonymes dans cette étude. Cependant, comme le terme « parataxe » peut englober d’autres types d’enchaînement de propositions (par exemple la coordination), il est souvent nécessaire d’ajouter un adjectif qualificatif, par exemple « parataxe asyndétique ». Il est intéressant de remarquer que les notions d’« asyndète » et de « juxtaposition » ont tendance à ne pas apparaître dans les théories linguistiques, du moins pas autant que celles de « subordination » ou de « coordination ». Ce constat pourrait en soi démontrer la nature marginale de la construction.1010.De même, on peut faire une distinction entre la typologie linguistique anglaise et française. L’asyndète reçoit généralement plus d’attention dans les théories françaises, ce qui est sans doute dû au fait qu’elle apparaît beaucoup plus en français qu’en anglais. L’asyndète, définie comme « une absence de conjonction », appartient plutôt à la théorie littéraire et se retrouve dans de nombreux manuels de littérature, de rhétorique ou de stylistique, dans lesquels elle est présentée comme une figure de style. Je reviendrai sur son analyse d’un point de vue littéraire par la suite.

En typologie linguistique, l’approche de Halliday appelée grammaire systémique fonctionnelle (GSF)22.NdT : Fiona Rossette traduit ainsi systemic functional linguistics (SFL) dans sa thèse (cf. note 1). offre, à mon sens, l’une des descriptions les plus claires et exhaustive de l’enchaînements de propositions, que cela soit entre les phrases (cf Cohesion in English, Halliday & Hasan 1976), ou au sein des phrases mêmes. À l’intérieur des phrases, Halliday (1994)Halliday, M. A. K. 1994An Introduction to Functional Grammar, 2nd edition. London: Edward Arnold.Google Scholar fournit une sorte de description exhaustive des types d’enchaînement au sein du « complexe de propositions, » en se référant non seulement aux critères sémantiques, mais aussi au type d’interdépendance, ou ce qu’on appelle taxis. Cette dernière catégorisation est basée sur la distinction que l’on peut faire entre deux types de subordination : l’enchâssement (dans lequel un élément fonctionne au sein d’une structure d’un groupe) et l’hypotaxe (relation de dépendance). Une troisième catégorie, qui n’est pas de l’ordre de la subordination, est celle de la parataxe, impliquant la mise en relation d’éléments ayant le même statut.1111.La parataxe et l’hypotaxe sont présentées comme des modes de constructions généraux pouvant être trouvés à différents niveaux syntaxiques et déterminant non seulement les enchaînements de propositions, mais également celles des groupes et des phrases (Halliday 1994Halliday, M. A. K. 1994An Introduction to Functional Grammar, 2nd edition. London: Edward Arnold.Google Scholar: 248). Ces distinctions ne sont pas basées sur des critères formels a priori, car c’est le statut des propositions qui importe. Les termes « juxtaposition » et « asyndète » n’apparaissent pas dans la description de Halliday, bien que le terme « apposition » soit brièvement mentionné (Halliday 1994Halliday, M. A. K. 1994An Introduction to Functional Grammar, 2nd edition. London: Edward Arnold.Google Scholar : 203). Dans la pratique, cependant, la parataxe englobe autant la coordination que les connexions adverbiales (par exemple, so, however) et les enchaînements de propositions sans connecteurs, c’est-à-dire la juxtaposition. Cette catégorisation est synthétisée dans le Schéma 1.

Schéma 1.Système d’enchaînement des propositions en GSF
Schéma 1.

Les exemples de parataxe comprennent des juxtapositions par le biais de points-virgules (ex : John ran away; he didn’t wait [Halliday 1994Halliday, M. A. K. 1994An Introduction to Functional Grammar, 2nd edition. London: Edward Arnold.Google Scholar : 198]), deux-points (Each argument was fatal to the other: both could not be true [Halliday 1994Halliday, M. A. K. 1994An Introduction to Functional Grammar, 2nd edition. London: Edward Arnold.Google Scholar : 203]), et des tirets (ex : He had been drinking very hard – only I knew how hard [Downing & Locke 1994 : 283]). Dans ces cas-là, Downing et Locke affirment que la juxtaposition marque l’existence d’une relation sémantique plutôt qu’une absence de lien :

Lorsque des propositions sont simplement juxtaposées de cette façon, une approche strictement syntaxique les interprèterait comme des unités séparées, indépendantes. Les voir comme un ensemble possible, c’est donner priorité au discours et aux critères sémantiques. […] Le choix de juxtaposer des propositions sert à mettre en évidence ce qui semble être leur lien sémantique.(Downing & Locke 1994 : 283)

Cependant, on ne trouve, dans les travaux d’Halliday, de Downing et de Locke aucun exemple de juxtapositions de propositions à verbe conjugué par le biais d’une virgule, sans doute parce qu’une telle construction est extrêmement rare en anglais. Bien que les termes « asyndète » et « construction asyndétique » soient peu utilisées dans le contexte macro d’enchaînement de propositions, on les retrouve au niveau micro de la structure constituante d’une proposition. Downing et Locke (1995Downing, A. & Locke, P. 1995A University Course in English Grammar. London: Prentice Hall.Google Scholar : 484) parlent de « subordination asyndétique », entre deux épithètes par exemple (an enchanting old church en opposition à an old and enchanting church), et de « coordination asyndétique » entre des groupes nominaux où l’on trouve une virgule (ex. : All he thinks about is money, money, money ) (1995 : 480). Il semblerait que, même si l’asyndète et la juxtaposition sont en tous points synonymes, le métalangage ne les traite pas comme tels : l’asyndète a tendance à ne faire référence qu’à des cas de juxtaposition utilisant une virgule.

Effectivement, l’effet de la virgule est assez différent de celui des autres signes de ponctuation. La ponctuation sert avant tout à indiquer la « force du lien entre deux déclarations ou énoncés adjacents » (Fayol 1997Fayol, M. 1997 “On Aquiring and Using Punctuation: A Study of Written French” in J. Costermans & M. Fayol, eds. Processing Interclausal Relationships: Studies in the Production and Comprehension of Text. New Jersey: Lawrence Erlbaum. 157–178.Google Scholar : 160), et l’on peut établir une gradation de liens forts à faibles (Quirk et al. 1985Quirk, R., Greenbaum, S., Leech, G. & Svartvik, J. 1985A Comprehensive Grammar of the English Language. London, New York: Longman.Google Scholar). Halliday (1994Halliday, M. A. K. 1994An Introduction to Functional Grammar, 2nd edition. London: Edward Arnold.Google Scholar : 4) note que les virgules, deux-points, points-virgules et tirets « délimitent une sorte de sous-phrase, une certaine unité intermédiaire entre la phrase et le mot ». Cependant, il reste à déterminer quel type de statut intermédiaire chacun de ces signes de ponctuation indique précisément. De plus, l’usage de la ponctuation ne cesse d’évoluer, et certains considèrent (par exemple Fayol 1997Fayol, M. 1997 “On Aquiring and Using Punctuation: A Study of Written French” in J. Costermans & M. Fayol, eds. Processing Interclausal Relationships: Studies in the Production and Comprehension of Text. New Jersey: Lawrence Erlbaum. 157–178.Google Scholar) que la ponctuation n’est pas un élément essentiel à la compréhension d’un texte.1212.À propos de l’évolution de l’emploi de certains signes de ponctuation, je traite par exemple (Rossette 2007 2007 “L’emploi des deux-points dans le cadre du discours rapporté chez M. Atwood et J.M. Coetzee” in A. Celle, ed. De la mixité : aux frontières du discours rapporté. Paris: Cahiers Charles V, 45. 105–143.Google Scholar) d’une tendance récente qui consiste à employer les deux-points pour introduire les discours indirect et indirect libre en anglais. On peut cependant émettre une hypothèse selon laquelle, comparée aux deux-points, au point-virgule et au tiret, la virgule crée moins de dissociation, et ainsi un lien plus fort entre les propositions. Par exemple, dans une étude comparative portant sur la ponctuation en français et en anglais, Demanuelli (1987)Demanuelli, C. 1987Points de repère, approche interlinguistique de la ponctuation français-anglais. Saint-Etienne: CIEREC.Google Scholar observe que la virgule est plus fréquente en français, tandis que l’anglais préférera les deux-points et le tiret.

L’effet produit par la virgule est celui d’une interdépendance étroite entre les lignes et leurs composantes, une sorte de « fendu », qui fait que les uns sont les autres et inversement, et que la décomposition ou la dissociation des lignes s’opère insensiblement, « en douceur » […](Demanuelli 1987Demanuelli, C. 1987Points de repère, approche interlinguistique de la ponctuation français-anglais. Saint-Etienne: CIEREC.Google Scholar : 151)

C’est pourquoi on peut affirmer que, par rapport à une juxtaposition reliée par d’autres signes de ponctuation, le degré élevé de liaison associé à la virgule rend la juxtaposition plus marquée.

1.2Asyndète et effets stylistiques

Pour décrire un effet aussi marqué, il est nécessaire de se tourner vers la présence des asyndètes dans la théorie littéraire. Mentionnant W. H. Auden (quoiqu’également Paradise Lost de Milton), le Dictionary of Literary Terms de Cuddin considère l’usage de l’asyndète comme une tendance dans la poésie du XXe siècle. L’asyndète est considérée comme un outil rhétorique utilisé « par souci de rapidité et d’économie » et comme « un moyen de rendre un énoncé compact. » Dans Rosette (2005), je décris certains des effets rhétoriques qui peuvent être associés avec l’asyndète dans des textes littéraires anglais : il ne s’agit pas d’une construction neutre, dans le sens où elle donne l’impression qu’il « manque quelque chose », produisant ce que l’on pourrait décrire comme une « absence visible ». On la retrouve typiquement dans des passages subjectifs, tels que le récit à la première personne, le discours indirect libre, ainsi que le discours direct. En effet, il semblerait que l’asyndète soit un procédé produisant un certain degré de spontanéité, ou un ton « oral ». Dans certains contextes, une touche de théâtralité est introduite. Comparons les exemples suivants :

(1)

I’m in the playground with Malachy. I’m four, he’s three. He lets me push him on the swing […] (F.McCourt, Angela’s Ashes, Simon & Schuster, p. 22)

[Je suis dans le terrain de jeu avec Malachy. J’ai 4 ans, il a 3 ans. Il me laisse le pousser à la balançoire […]]33.NdT : toutes les traductions entre crochets sont nos traductions.

(2)

The times when she was away were hard for Jimmy. He worried about her, he longed for her, he resented her for not being there. (M. Atwood, Oryx and Crake, Random House, p. 377)

[Les moments où elle n’était pas là étaient durs pour Jimmy. Il s’inquiétait pour elle, il la désirait, il lui en voulait de ne pas être là .]

(3)

Annie Little was sitting next to me on the bench, and she leant close and whispered to me, Grace, Grace, is he handsome, your young doctor? Will he get you out of prison? Are you in love with him, I suppose you are. (M. Atwood, Alias Grace, Virago, p. 442)

[Annie Little était assise à côté de moi sur le banc, et elle se penchait vert moi et me chuchotait, Grace, Grace, est-il beau, ton jeune docteur ? Va-t-il te sortir de prison ? Es-tu amoureuse de lui, je suppose que tu l’es .]

Bien qu’une asyndète figure dans chacune de ces trois séquences, l’effet produit par celle-ci varie selon son degré de « marquage » (markedness). Dans (1), deux propositions finies sont juxtaposées, alors qu’en (2), trois propositions sont intégrées dans la même phrase, et une emphase supplémentaire est créée par la répétition de la même structure, c’est-à-dire sujet (he) + prétérit + complément (her), ainsi que par le fait que les propositions réfèrent aux émotions du personnage : les verbes worry, long for et resent sont plus chargés émotionnellement que le verbe copule be qui introduit les âges des deux personnages en (1). Dans les deux cas, une conjonction de coordination (and) aurait été l’option non-marquée. Ce n’est pas le cas dans (3), qui peut être considéré comme un écart encore plus important par rapport à la norme, en incluant une question et une réponse dans une structure hybride, dépourvue de point d’interrogation, mais lié (iconiquement) par le chiasme (are you/you are). L’option non-marquée ici aurait été de mettre chaque proposition dans une phrase différente plutôt que d’utiliser un connecteur (Are you in love with him ? I suppose you are.). On peut considérer que plus une structure est marquée, plus elle est théâtralisée, ce qui peut s’expliquer par le mode de communication dans lequel ce genre d’exemples apparaît. Comme Elbow (2000Elbow, P. 2000Everyone can write. Oxford: Oxford University Press.Google Scholar : 309) l’indique dans son manuel sur l’écriture créative : « Il y plus d’énergie dans les phrases non-connectées, plus de théâtralité. Elles ont tendance à être la mise en œuvre de quelque chose qui se passe plutôt que le récit d’un événement passé qui est théoriquement terminé. » Des exemples tels que (3) donnent particulièrement l’impression que certaines choses n’ont pas été dites et qu’elles doivent être lues entre les lignes ; de cette façon, elles laissent sous-entendre la complexité de la situation représentée. Elbow (2000Elbow, P. 2000Everyone can write. Oxford: Oxford University Press.Google Scholar : 309) parle de ces « fragments nus » qui reflètent un monde dans lequel « tout n’est pas si simple ».

Bien qu’il existe des exemples d’asyndète en anglais, ils sont assez rares et utilisés par une minorité d’auteurs qui les emploient avec parcimonie. Ce n’est pas forcément le cas en français, comme nous le verrons dans un instant. La structure est si fréquente dans certaines œuvres de Duras, par exemple, qu’elle peut difficilement être analysée comme marquée. Dans de tels contextes, elle engendre un effet plutôt distinct de ceux de (2) et (3) décrits plus haut. L’un des facteurs qui distingue l’utilisation que Duras fait de l’asyndète est la plus grande proportion de propositions qui apparaissent dans la même phrase. Alors que l’asyndète combinée avec des distiques ou des structures ternaires a tendance à accentuer les propositions, à « zoomer » sur elles en quelque sorte, ce n’est pas le cas dans de plus longues phrases. La phrase suivante est composée de cinq propositions à verbe conjugué. À la différence des exemples précédents, elle apparaît dans un récit à la 3ème personne. Ici, l’emploi de l’asyndète accentue le point de vue objectif et la distance avec laquelle l’histoire est racontée :

(4)

Avec l’argent des pêcheurs, à plusieurs reprises elle va à Pursat, elle achète du riz, le fait cuire dans une boîte de conserve, ils lui donnent des allumettes, elle mange du riz chaud. (Le Vice-Consul, 856)

Traduction publiée : With the money she gets from the fishermen, she goes several times to Pursat. She buys rice, which she cooks in an old tin can. They give her matches. She has hot rice to eat. (p. 12)

[Avec l’argent qu’elle reçoit des pêcheurs, elle va plusieurs fois à Pursat. Elle achète du riz, qu’elle cuit dans une vieille boîte de conserve. Ils lui donnent des allumettes. Elle a du riz chaud à manger.]

Dans la traduction publiée, l’asyndète présente entre chaque proposition est remplacée soit par une segmentation, soit par une proposition subordonnée relative (she buys rice, which she cooks…). Cette distance ressort encore plus clairement dans la phrase suivante, qui annonce un décès puis indique sa cause :

(5)

Le petit frère est mort en trois jours d’une broncho-pneumonie, le cœur n’a pas tenu. (L’Amant, 37)

Traduction publiée : My younger brother died in three days, of bronchial pneumonia. His heart gave out. (p. 28)

[Mon petit frère est mort en trois jours, d’une broncho-pneumonie. Son cœur n’a pas tenu.]

L’effet est très différent dans la traduction anglaise, qui introduit une segmentation et, par ce moyen, un certain sens de profondeur. Une telle profondeur peut être identifiée dans la séquence suivante, dans laquelle Duras introduit elle-même une rupture de phrase (qui est gardée dans la traduction anglaise). Il est intéressant de noter que ces propositions ressemblent à celles qui apparaissent fréquemment dans les enchaînements asyndétiques, où la répétition est souvent privilégiée :

(6)

L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. (L’Amant, 14)

Traduction publiée : The story of my life doesn’t exist. Does not exist. (p. 8)

[L’histoire de ma vie n’existe pas. N’existe pas.]

1.3L’asyndète en français et en anglais

L’asyndète (avec une virgule) est un outil stylistique potentiellement puissant. En termes de traduction, ceci rappelle les problèmes récurrents de « ce qui se perd » dans le processus de traduction, du style « traduisant » ou de la « grammaire excentrique », à propos desquels Parks (2000)Parks, T. 2000Translating Style. London: Continuum.Google Scholar fournit une discussion très détaillée. Le problème réside dans le fait que, autant en français qu’en anglais, l’asyndète est considérée comme une construction mineure. Par conséquent, il y a des chances pour que la traduction soit influencée par les normes de la langue cible, quelle qu’elle soit, et que l’asyndète soit remplacée par une autre construction. Une telle pratique correspond à ce que Toury (1995)Toury, Gideon 1995 “The Nature and Role of Norms in Translation”. In idem, Descriptive Translation Studies and Beyond. Amsterdam-Philadelphia: John Benjamins. 53–69. DOI logoGoogle Scholar appelle une traduction « adéquate », c’est-à-dire que la traduction est conforme aux normes de langue cible, qui prévalent sur celles de la langue source.

Cependant, l’asyndète est considérée comme plus typique du français que de l’anglais. En France, autant les manuels de traduction (Vinay & Darbelnet 1958Vinay, J. P., & Darbelnet, J. 1958Stylistique comparée du français et de l’anglais. Paris: Didier.Google Scholar ; Grellet 1990Grellet, F. 1990Apprendre à traduire, typologie d’exercices de traduction. Nancy: Presses universitaires.Google Scholar ; Chuquet 1990Chuquet, H. 1990Pratique de la Traduction. Paris: Ophrys.Google Scholar) que les études de linguistique contrastive ont insisté sur la difficulté à garder l’asyndète dans les traductions vers l’anglais. Guillemin-Flescher (1981 : 347) observe qu’en français, la virgule est utilisée dans les énumérations relativement « vagues » d’éléments (possédant un verbe conjugué ou non) tandis qu’en anglais, les éléments sont intégrés syntaxiquement à la proposition ou à la phrase et les « relations explicitées » sont privilégiées.

De plus, l’asyndète est liée au genre de texte en anglais, mais pas en français. Dans la langue anglaise, l’asyndète apparait majoritairement en littérature, alors qu’elle est absente dans la presse et la prose académique, par exemple (Rosette 2003). En français, cependant, on peut la trouver dans la plupart des genres, presse comprise :

(7)

Car le pli est désormais pris, l’accord d’aujourd’hui reflète une tendance qu’ont déjà adoptée d’autres grands musées étrangers, chacun à leur manière et compte tenu de leur histoire. (« Le Louvre, l’image de la France », Le Figaro, 6/3/07)

(8)

Mais le recours élargi à la sous-traitance suppose l’existence d’un outil industriel en dehors du groupe capable de relever le défi. Les Américains ont su le trouver, les Européens ont encore à l’inventer. (« Remise à plat », Libération, 1/3/07)

Dans le même contexte, utiliser l’asyndète serait impossible en anglais. Je n’ai pas connaissance d’un maintien occasionnel dans les traductions d’articles de journaux francophones vers l’anglais.1313.Je me base sur les traductions d’articles qui paraissent site du Monde diplomatique, et sur des articles du Monde traduits et publiés dans The Guardian Weekly. Par exemple, and a été ajouté dans la version publiée de l’exemple (9), tandis qu’une rupture de phrase et l’adverbe also ont été ajoutés dans celle de l’exemple (10) :

(9)

Des premières allumettes vendues par le gamin de 5 ans aux « radineries » du vieillard milliardaire qui compare les prix des cartes postales, la communication d’Ikea et celle de M. Kamprad lui-même ont créé un personnage redoutable, imposant l’économie ultime au moindre ouvrier de la société. Ces histoires ravissent les médias. Ingvar tutoie le personnel, Ingvar conduit une vieille voiture, Ingvar attend la fin du marché pour acheter les légumes au rabais, Ingvar voyage en classe économique pour être proche du peuple(« Derrière l’image d’une compagnie « éthique » » Le Monde diplomatique, décembre 2006)

Traduction publiée : Ikea’s corporate communications team and Kamprad himself have built on the image to create an awesome figure, enforcing penny-pinching on the whole workforce. Such tales delight de media. Kamprad is on first-name terms with staff, drives an old banger, waits until the end of the market to buy vegetables at reduced prices and flies economy class just like everyone else . (site Le Monde diplomatique, décembre 2006)

[L’équipe chargée de communication de l’entreprise Ikea et Kamprad lui-même se sont appuyés sur cette image pour construire une image impressionnante, imposant des radineries à l’ensemble du personnel. De tels récits ravissent les médias. Kamprad tutoie le personnel, conduit une vieille voiture, attend la fin du marché pour acheter ses légumes au rabais et voyage en classe économique comme tout un chacun…  ]

(10)

Roland est en guerre contre la prison. Il a écrit un livre préfacé par l’avocat des droits de l’homme Henri Leclerc, a réussi à créer son blog. (« La Présidentielle vue de prison », Le Monde, 31/3/07)

Traduction publiée : Roland is waging a private war on prisons. He has written a book, with a preface by Henri Leclerc, a famous human rights lawyer. He also has his own blog . (The Guardian Weekly, 13–19/4/07)

[Roland mène une guerre privée contre la prison. Il a écrit un livre, avec une préface de Henri Leclerc, un célèbre avocat des droits de l’homme. Il a aussi son propre blog.]

En littérature, par contre, l’asyndète peut apparaître aussi bien en français qu’en anglais, mais seulement chez une minorité d’auteurs. Il est intéressant de noter que l’asyndète n’apparaît pas juste une ou deux fois dans une œuvre : si un auteur a décidé de l’intégrer à son style, elle apparaîtra généralement de façon assez régulière (voir la discussion dans la section suivante). Peu importe la langue, ce n’est pas l’asyndète en soi qui correspond à une grammaire « excentrique » ou « altérée ». Ce qui peut être interprété comme « excentrique » ou « déformé » est plutôt lié à la fréquence ou à la nature de l’asyndète, qu’il faut par conséquent analyser d’un point de vue à la fois quantitatif et qualitatif.

Je me concentrerai ici sur les œuvres de Marguerite Duras. Elle a été décrite comme une « écrivain[e] de la parataxe » (Noguez 1985Noguez, D. 1985 “La gloire des mots” in Marguerite Duras, L’Arc 98. 25–39.Google Scholar), et l’étude de Ruppli (1989)Ruppli, M. 1989 “Juxtaposition, morphème zéro et autres connecteurs en français.” Bulletin de la Société de linguistique de Paris. Tome LXXXIV. 111–142. DOI logoGoogle Scholar sur la juxtaposition en français tire souvent des exemples de ses livres. Dans les œuvres de Duras, l’asyndète s’accompagne de phrases courtes et de répétitions afin de créer un ton théâtral, oral.1414.Duras était particulièrement consciente des structures de phrases, et parle en détail de l’importance du “mouvement” et de la “progression” d’une phrase (par exemple “Réponse de Duras à C. Régy” dans Cahiers Renauld-Barrault, 91, 1976, p. 16). L’asyndète n’est pas présente dans ses premiers écrits, mais est prédominante au moment où elle écrit Le Vice-Consul (1965), et apparaît depuis lors à différents degrés dans tous ses travaux.

Cette étude tire principalement des exemples du Vice-consul (1963) et de L’Amant (1984), avec des références supplémentaires au Ravissement de Lol V. Stein (1964), La Douleur (1985) et Yann Andréa Steiner (1992). À titre de comparaison, j’ai inclus ici trois œuvres d’autres auteurs français : La Nausée de Sartre (1938), Onitsha de Le Clézio (1991), et Le crime d’Olga Arbélina de Makine (1998). Bien que l’asyndète figure dans la plupart des œuvres de Makine, ce n’est pas le cas pour Sartre ou Le Clézio. L’asyndète n’est pas présente dans les premiers écrits de Le Clézio, comme Procès-verbal (1964). Il n’empêche que la parataxe a été citée comme une dimension cruciale de son style. Par exemple, pour Jollin-Bertocchi (2004)Jollin-Bertocchi, S. 2004 “Chanson et musicalité dans l’œuvre de J.-M.G. Le Clézio” in S. Jollin-Bertocchi & B. Thibault, eds. J.-M.G. Le Clézio. Lectures d’une œuvre. Paris: Editions du Temps. 143–160.Google Scholar, la parataxe atteste de l’influence de la musique dans les écrits de Le Clézio.1515.Le Clézio a parlé de cette influence à Salinger et, détail intéressant, à Sartre.

Dans ce qui suit, je vais d’abord présenter les caractéristiques de l’asyndète dans chacune des œuvres françaises, avant d’aborder la façon dont elle est traduite en anglais.

2.L’asyndète dans le contexte des œuvres françaises

2.1Fréquence

J’ai analysé tous les exemples d’asyndètes présents dans les première pages (approximativement 50 – voir Appendice) de chaque œuvre. Comme mentionné précédemment, l’emploi de la construction dans une œuvre littéraire n’est pas occasionnel. Les auteurs étudiés ici l’utilisent tous de façon exhaustive. Comme le montre le Tableau 1, Duras utilise régulièrement l’asyndète : sa moyenne la plus haute est de 5 exemples pour 500 mots, présente dans trois romans (Le Vice-Consul, L’Amant, La Douleur). Cette fréquence est réduite de plus de la moitié dans Le Ravissement de Lol V. Stein (2 exemples pour 500 mots). Parmi tous les romans, Yann Andrea Steiner présente la fréquence la plus basse (1 exemple pour 500 mots).1616.Ceci explique pourquoi j’ai inclus un nombre proportionnellement plus grand de pages de le Crime d’Olga Arbyelina dans l’étude (voir Appendice). L’emploi de l’asyndète fluctue donc selon le roman, mais n’augmente ou ne diminue pas systématiquement avec le temps.

Tableau 1.Fréquence des cas d’asyndète par 500 mots
Tableau 1.

Malgré la fluctuation, ces chiffres montrent dans quelle mesure l’asyndète est une caractéristique du style de Duras. Dans cette étude, Sartre est le seul autre auteur à égaler le record de Duras de 5 exemples pour 500 mots ; Onitsha de Le Clézio égale ses autres records de 2 exemples pour 500 mots, tandis que Le Crime d’Olga Arbyelina de Makine contient la plus basse fréquence du corpus (moins d’un exemple pour 500 mots). Par conséquent, c’est d’abord en termes de fréquence que certains romans, et certains auteurs, peuvent être considérés comme plus « paratactiques » que d’autres. Reste à savoir si l’asyndète est utilisée de la même façon dans chaque roman ou si une différence de fréquence va de pair avec une variation à un niveau qualitatif. Dans le reste de la Section 2, je vais présenter des statistiques basées sur deux romans de Duras, Le Vice-Consul et L’Amant, car ceux-ci présentent les cas d’asyndète les plus inhabituels. Ces deux romans seront comparés avec les romans des trois autres auteurs.

2.2Statut du sujet grammatical

Ruppli (1989)Ruppli, M. 1989 “Juxtaposition, morphème zéro et autres connecteurs en français.” Bulletin de la Société de linguistique de Paris. Tome LXXXIV. 111–142. DOI logoGoogle Scholar essaie de déterminer d’un point de vue syntaxique les conditions qui permettent une juxtaposition plutôt qu’une coordination en français. Elle souligne le rôle de la répétition, particulièrement en position de sujet grammatical, ainsi que la concision des propositions. Ces caractéristiques sont des traits récurrents dans les exemples d’asyndète examinés ici.

Ruppli parle aussi d’« expansions communes » sous la forme d’un élément circonstanciel supérieur, dont dépendent les propositions asyndétiques, tel que l’adverbe de temps (Deux jours après l’averse, quand… ) qui précède les deux propositions dans (11). La dépendance envers l’élément adverbial est un point commun aux deux propositions, ce qui a tendance à stabiliser la nature « disparate » du lien et à produire une construction moins spontanée et plus élaborée. De plus, l’expansion, particulièrement quand elle est en position initiale, neutralise aussi ou du moins ralentit l’accélération linéaire, de gauche à droite, qui est souvent associée à l’asyndète. Les deux-points après le premier segment établissent la même dépendance, comme dans (12).

(11)

Deux jours après l’averse, quand toute la ville est moite sous le soleil et rayonne de chaleur humide, ils [les boulevards] sont encore tout froids, ils conservent leur boue et leurs flaques. (Sartre, La nausée, 47)

(12)

Mon regard descend lentement, avec ennui, sur ce front, sur ces joues : il ne rencontre rien de ferme, il s’ensable. (Sartre, La nausée, 34)

Cependant, de telles expansions ne sont pas si courantes dans le corpus ; elles ne sont pas caractéristiques de Duras, et la plus grande proportion (seulement 11 exemples, souvent composés d’un segment suivi de deux-points) se trouve dans La Nausée de Sartre.

En revanche, une caractéristique de l’asyndète se démarque dans ce corpus. Elle concerne la répétition relative au sujet grammatical. Tandis que Ruppli note que différents types de structures d’arguments sont compatibles avec l’asyndète, tels que la combinaison de différents sujets avec différents prédicats (S1 V1, S2 V2), la répétition d’un prédicat associé à différents sujets (S1 V1, S2 V1), ou la répétition d’un sujet associé à différents prédicats (S1 V1, V2), ce dernier type est beaucoup plus fréquent dans le corpus que les deux précédents. Le Tableau 2 indique la fréquence d’asyndètes présentant le même sujet, et leur statut syntaxique. Dans les cinq romans combinés, deux tiers des asyndètes impliquent des propositions partageant le même sujet. Onitsha de Le Clézio contient le taux le plus bas (45%), et Le Vice-Consul de Duras le plus élevé (83%).

Tableau 2.Statut du sujet grammatical dans les propositions asyndétiques
Tableau 2.

De plus, Le Vice-Consul est le seul roman qui ne présente aucune préférence marquée concernant la manière dont le sujet est rappelé dans la seconde proposition (et dans toutes celles qui suivent), que cela soit par l’intermédiaire d’une ellipse, une répétition ou l’usage d’un pronom. Inversement, l’ellipse est la forme préférée de Makine, comme dans (13), dans lequel le pronom elle n’est pas répété dans les deux dernières propositions asyndétiques. Les trois autres romans montrent une préférence pour la répétition d’une forme pronominale, pronoms personnels de la première et deuxième personne inclus, tels que le je qui apparait dans les deux propositions de (14). Enfin, l’asyndète peut se combiner avec un procédé de pronominalisation (« Lexus > Pronom »), dans lequel le sujet est exprimé sous forme lexicale dans la première proposition, puis sous forme pronominale dans les propositions suivantes, comme dans le changement du nom propre Charles Rosset en pronom il dans (15). Cependant, sur les cinq romans, la pronominalisation joue un rôle mineur, que ce soit en comparaison avec l’ellipse, qui correspond approximativement à un cinquième des cas d’asyndètes, ou avec la répétition de pronoms, présente dans un tiers des exemples. Enfin, il est intéressant de noter que la répartition n’est pas identique dans les deux romans de Duras : contrairement à la répartition égale que l’on trouve dans Le Vice-Consul, l’Amant marque une préférence marquée pour la répétition de pronom.

(13)

Olga ne répondit pas. Elle alla à la porte, l’ouvrit, écouta le silence le long du couloir. (Makine, Le crime d’O.A., 76)

(14)

À dix-huit ans j’ai vieilli. Je ne sais pas si c’est tout le monde, je n’ai jamais demandé. (Duras, L’Amant, 10)

(15)

Charles Rosset dit qu’il est pressé, il le quitte, il continue sa route vers les bureaux de l’ambassade. (Duras, Le Vice-Consul, 863)

2.3Relations sémantiques

L’asyndète peut aussi être analysée selon la relation sémantique qui existe entre les propositions. La relation peut être identifiée lorsqu’elle évoque une glose grâce à un connecteur ou lorsqu’elle réalise une relation qui peut être comparée à une construction de nature purement syntaxique ; cependant, il n’y a parfois pas de justification à trouver pour l’asyndète lorsqu’aucun lien ne peut être identifié. Ce dernier cas est rare, puisque la construction asyndétique nous encourage à chercher une relation, ce que nous ne ferions pas forcément si les propositions faisaient partie de phrases différentes. Considérons la séquence de propositions suivante :

(16)

Elle remonte pendant trois jours le fleuve qui s’est présenté devant elle, elle calcule qu’au bout du fleuve elle devrait retrouver le nord, le nord du lac. (Duras, VC, 850)

La première proposition indique que le personnage suit le fleuve et la seconde proposition peut être vue comme fournissant la justification de son action, puisqu’elle devrait ainsi atteindre le lac, sa destination – une relation qui peut être explicitée par « parce que » ou « comme ».

Le Tableau 3 présente la fréquence des principaux types de relation. Une relation temporelle de succession est le type le plus fréquent, et peut être identifiée dans un cinquième des données, suivie de près par la relation plus générale « et » (liant deux propositions qui partagent le même statut rhétorique). Suivent ensuite les relations logiques, de cause-conséquence, qui peuvent être paraphrasées par « donc » ou « car » en fonction de l’ordre des propositions, et enfin une proportion relativement mince de relations d’opposition dans lesquelles « mais » peut remplacer l’asyndète.

Cependant, l’asyndète est aussi utilisée dans les cas qui n’appellent justement pas de connecteur. Elle est utilisée pour lier des propositions qui expriment la même idée, quand une proposition paraphrase l’autre. Par exemple, dans (17), il va sans dire que l’on ne peut pas faire ce que l’on veut lorsqu’on est privé de liberté. Une telle répétition a un effet cumulatif ; on la trouve chez trois des quatre auteurs : tous à l’exception de Makine. J’ai établi une distinction entre ces cas et les propositions dans lesquelles le verbe principal est répété, que ce soit par l’ajout d’un complément, comme dans (18) (regarder/regarder changer), ou par une variation dans la position de complément, comme dans (19) (avoir peur), (moi/Dieu). De façon assez intéressante, ce dernier type de répétition est spécifique à Duras et peut être retrouvé dans tous ses romans.

(17)

Je ne suis plus libre, je ne peux plus faire ce que je veux. (Sartre, La Nausée, 26)

(18)

Lol le regardait, le regardait changer. (Lol V. Stein, 17)

(19)

J’avais peur de moi, j’avais peur de Dieu. (Duras, L’Amant, 13)

Il existe un autre type de construction que j’ai appelé « accumulation ». La majorité des exemples se trouvent chez Duras, bien que Sartre et Makine l’emploient aussi occasionnellement. L’accumulation implique plus de deux propositions qui de prime abord semblent disparates mais qui décrivent une scène. Tel est l’effet des trois propositions dans (20), ainsi que des quatre propositions qui apparaissent après le point-virgule dans (21). Contrairement à d’autres exemples, l’accumulation implique des propositions contenant différents sujets grammaticaux.

(20)

Sa marche s’accélère, les traditions archaïques volent en éclats, le chef du nouveau gouvernement porte le bras droit en écharpe d’avoir serré la main de dizaine de milliers de concitoyens enthousiastes. (Makine, Le Crime d’O.A., 133)

(21)

Elle attend le long du fleuve dans les bouquets de bambous, elle traverse des villages sans être remarquée, pas plus que les autres mendiantes ; elles se faufilent dans des petits marchés, des vendeurs de soupe les croisent, elles voient des morceaux de cochon étincelants sur des étals, des nuées de mouches bleues regardent avec elles, plus près. (VC, 853)

Enfin, le Tableau 3 indique un petit pourcentage d’asyndètes pour lesquelles on ne peut identifier de justification sémantique. La plupart sont tirées du Vice-Consul :

(22)

Dans l’allée, deux autres enfants blancs, des garçons ceux-là, viennent la regarder pendant un petit moment, repartent en sautillant entre les pommes-cannelles tombées, leurs pieds sont chaussés de sandales blanches. (Duras, VC, 877)

Entre les deux propositions asyndétiques notées en gras, on passe soudainement de la narration (repartent en sautillant) à la description (leurs pieds sont chaussés de…). La dernière proposition ne semble pas être à sa place et nous sommes tentés d’en faire une phrase indépendante. Ce type de séquence constitue un défi à la prémisse largement acceptée selon laquelle « le simple fait de mettre des propositions les unes à côté des autres suggère une connexion logique entre elles » (Martin 1992 : 165). De plus, le terme « logique » nous oriente vers un système de raisonnement dont les cas de répétition ou d’accumulation illustrés ici ne font pas nécessairement partie.

On peut observer certaines variations entre les différents romans. Le Crime d’Olga Aberlina de Makine montre une préférence pour les relations temporelles de succession ; Onitsha de Le Clézio contient un nombre relativement conséquent de relations de types « et » et « donc ». Les romans de Duras reflètent une distribution plus égale, Le Vice-Consul favorisant des relations plutôt logiques tandis que l’Amant présente une plus haute fréquence de répétitions et d’accumulations. La Nausée de Sartre se rapproche le plus des romans de Duras par sa distribution relativement égale.

Tableau 3.Les principales relations sémantiques réalisées au moyen d’une asyndète
Tableau 3.

Les romans de Duras contiennent aussi quelques exemples marginaux de relations qui n’apparaissent pas dans le tableau. Bien que celles-ci soient peu nombreuses, elles témoignent de sa large expérimentation de l’asyndète. Par exemple, la seconde des deux propositions reproduites en gras dans (23) peut être analysée comme une proposition finale,44.NdT : Également appelée proposition circonstancielle de but (cf. Dictionnaire de l’Académie française, 9ème édition). qui peut être introduite par « pour » (il quitte Calcutta pour aller chasser dans le Népal). D’un autre côté, la relation sous-jacente aux propositions dans (24) peut être décrite comme « allant du spécifique au général » : elle exprime le passage d’un événement spécifique à une généralité, ledit événement étant présenté comme faisant partie du schéma général. Ceci est aussi démontré par le changement d’un temps passé à un temps présent. Enfin, le lien entre des propositions peut être de nature syntaxique, avec la possibilité que l’asyndète soit remplacée par une conjonction de subordination. La seconde de deux propositions asyndétiques peut être comparée à une relative, comme dans (25) (proposition équivalente à « une grande allée traverse celle du Prince of Wales, qui mène aux…). De la même façon, la structure dans (26) s’exprimerait normalement sous la forme d’une proposition complétive extra posée (c-à-d « c’est visible qu’il est intimidé »). Dans les deux cas, Duras utilise l’asyndète pour étirer une structure qui pourrait être plus concise.

(23)

Il faut aller aux Iles, conseille M. Stretter, il faut prendre l’habitude d’y aller si on veut tenir le coup à Calcutta. Lui, il quitte Calcutta, il chasse dans le Népal. (Duras, VC, 868)

(24)

Ils ont bu, ils boivent beaucoup chaque soir, sur la terrasse du Cercle. (Duras, VC, 887)

(25)

Il y a des palmeraies partout aux Indes, sur la côte de Malabar, à Ceylan, une grande allée traverse celle du Prince of Wales, elle mène aux petites villas compartimentées, annexes luxueuses et discrètes de l’hôtel. (Duras, Le Vice-Consul, 895)

(26)

Il vient vers elle lentement. C’est visible, il est intimidé. (Duras, l’Amant, 42)

2.4Nombre et longueur des propositions

À travers le corpus, l’asyndète combine, le plus souvent, deux propositions. Les structures ternaires sont aussi courantes, et l’asyndète produit alors un rythme très distinct, comme dans la description ci-dessous :

(27)

Dehors, le soleil brillait sur la mer, le vent chaud du Sahara soufflait sur les vagues, il pleuvait du sable rouge sur le pont, sur les hublots. (Le Clézio, Onitsha, 33)

D’un autre côté, le nombre maximum de propositions pouvant être liées par une asyndète varie d’un auteur à l’autre. Dans La Nausée de Sartre, le maximum est de trois propositions par phrase. Il est de quatre dans Onitsha de Le Clézio, et de six chez Makine. Une fois encore, les romans de Duras se démarquent : le record est de dix propositions dans Le Vice-Consul, et de douze dans l’Amant. Un exemple issu de Makine et deux autres issus des deux romans de Duras se trouvent ci-dessous. La séquence de Makine comprend des propositions courtes, décrivant une action, qui font toutes partie d’un passage narratif ; en combinaison avec l’asyndète, ceci donne une impression d’accélération, et les points de suspension à la fin de la phrase (souvent utilisés par Makine) suggèrent une succession de mouvements tellement rapides ou indissociables qu’ils fuient le narrateur qui tente de les coucher sur le papier.

(28)

Parvenant au bout de la poutre, il tourne sur lui-même, chancelle, agite les bras en s’accrochant à l’air qui se solidifie sous les regards tétanisés des témoins, se redresse, regagne le point de départ, descend… (Le Crime d’O.A., 113)

Un effet similaire peut être retrouvé dans les longues séquences de propositions asyndétiques de Duras. Autant (29) que (30) peuvent être catégorisées comme exprimant une accumulation : la première présente un portrait de la mère du narrateur, la seconde retrace les pensées d’une mère épiant son enfant de qui elle a été séparée. Les propositions ont tendance à entrer en collision et, avec la répétition, l’asyndète ajoute une théatralité supplémentaire (identifiée par Elbow) à la haute charge émotionnelle des deux passages.

(29)

Ma mère mon amour son incroyable dégaine avec ses bas de coton reprisés par Dô, sous les Tropiques elle croit encore qu’il faut mettre des bas pour être la dame directrice de l’école, ses robes lamentables, difformes, reprisées par Dô, elle vient encore tout droit de sa ferme picarde peuplée de cousines, elle use tout jusqu’au bout, croit qu’il faut, qu’il faut mériter, ses souliers, ses souliers sont éculés, elle marche de travers, avec un mal de chien, ses cheveux sont tirés et serrés dans un chignon de Chinoise, elle nous fait honte, elle me fait honte dans la rue devant le lycée, quand elle arrive dans sa B.12 devant le lycée tout le monde regarde, elle, elle s’aperçoit de rien, jamais, elle est à enfermer, à battre, à tuer. (Duras, L’Amant, 31–32)

(30)

L’enfant séparée ouvre les yeux et se rendort, entrouvre les yeux et se rendort encore, sans cesse, sans cesse, cela ne me regarde plus, d’autres femmes sont indiquées pour cela, toi en plus de moi, juxtaposition inutile, combien il a été difficile de nous séparer, la tête ronde sortait du sac dans le dos et branlait à chaque sursaut, il fallait marcher lentement, on courra, éviter les pierres trop grosses, regarder le sol, on n’évitera pas, on regardera en l’air. (Duras, VC, 880)

L’hétérogénéité joue aussi un rôle. Contrairement à Makine, Duras relie non seulement des propositions à verbe conjugué relativement courtes, mais aussi des propositions de longueurs différentes, avec des éléments sans verbe conjugué, tels que les groupes nominaux au début de (29) (Ma mère mon amour son incroyable dégaine). Deuxièmement, dans (30), elle mélange différents points de vue : la phrase commence avec un point de vue omniscient (l’enfant séparée), avant de passer soudainement à un rapport direct des pensées de la mère (« cela ne me regarde plus »), qui parle directement à son enfant (« toi en plus de moi »). Dans les deux exemples, Duras pousse presque jusqu’à l’effet de « fusion » identifié par Elbow et associé à l’emploi de la virgule.

De tels exemples caractérisent l’usage innovant que fait Duras de l’asyndète dans tous les aspects examinés ici. Certains extrêmes se retrouvent dans ses romans, qu’il s’agisse de la fréquence générale d’apparition de l’asyndète, ou du nombre de propositions par phrase. Ses exemples sont aussi les plus variés, autant vis-à-vis des relations sémantiques que du rythme. Elle explore des parallélismes tels qu’on peut en voir entre les synonymes longuement et lentement (qui se ressemblent aussi phonologiquement) dans (31), mais aussi des rythmes plus syncopés résultant de l’enchaînement de propositions de différentes longueurs en une même phrase, mélangeant souvent des éléments hétérogènes, tels que des propositions à verbe conjugué et des énumérations. C’est le cas dans (32), dans lequel une longue liste d’odeurs (celle des cacahuètes, des soupes chinoises […]) apparaît entre des propositions à verbe conjugué.

(31)

En route pour la carrière, elle met les dents dans le poisson, le sel croque avec la poussière. La nuit venue, elle sort de la carrière, longuement elle lave, lentement elle mange. (VC, 856)

(32)

Des odeurs de caramel arrivent dans la chambre, celle des cacahuètes grillées, des soupes chinoises, des viandes rôties, des herbes, du jasmin, de la poussière, de l’encens, du feu de charbon de bois, le feu se transporte ici dans des paniers, il se vend dans les rues, l’odeur de la ville est celle des villages de la brousse, de la forêt. (Duras, L’Amant, 53)

Sartre se rapproche de ceci dans la phrase suivante, qui commence par une très longue dislocation à gauche (en gras) précédant le sujet :

(33)

Oui, moi qui aimais tant, à Rome, m’asseoir au bord du Tibre, à Barcelone, le soir, descendre et remonter cent fois les Ramblas, moi qui près d’Angkor, dans l’îlot du Baray de Prah-Kan, vis un banian nouer ses racines autour de la chapelle des Nagas, je suis ici, je vis dans le même seconde que ces joueurs de manille, j’écoute une Négresse qui chante tandis qu’au-dehors rôde la faible nuit. (La Nausée, 43)

Malgré le fait que Le Vice-Consul (1963) et L’Amant (1984) aient été publiés avec vingt ans d’écart, les prémices de l’emploi caractéristique de l’asyndète chez Duras sont présentes dans le roman de 1963. L’Amant poursuit les types d’innovations qui étaient déjà présents dans Le Vice-Consul : on y trouve un emploi moins systématique de la construction dans le contexte caractéristique des relations de types « et » ou « donc », ou ce genre de propositions courtes basées sur des verbes intransitifs, et manifeste, d’un autre côté, une expérimentation plus poussée avec le rythme et la répétition. Les trois autres romans de Duras, c’est-à-dire Le Ravissement de Lol V. Stein, La Douleur et Yann Andréa Steiner, contiennent un emploi plus standard de la construction ; c’est plutôt surprenant, particulièrement dans le cas des deux derniers romans qui, bien qu’ils aient été publiés après l’Amant, présentent un emploi plus neutre de l’asyndète, principalement entre des propositions courtes impliquant des répétitions, et n’excédant généralement pas quatre propositions par phrase (La Douleur présente une exception : une phrase avec sept propositions).

3.Procédés de traduction de l’asyndète en anglais

Le Tableau 4 présente les choix opérés par les traducteurs des romans de Duras, et le Tableau 5 les choix des traducteurs des trois autres auteurs. L’asyndète (Asyn) est souvent conservée dans la traduction anglaise, mais dans différentes mesures ; les autres constructions privilégiées sont l’introduction d’une rupture de phrase (New Sent.), l’emploi d’un autre signe de ponctuation au sein de la même phrase, tel qu’un point-virgule ou un tiret (Other Punct.), ou l’emploi du connecteur d’addition and.

Ce qui est frappant, c’est la grande variation entre les traductions, à l’exception de L’Amant et La Douleur de Duras, qui ont été traduits par la même traductrice et qui par conséquent contiennent des choix similaires. Il est aussi plutôt surprenant que le pourcentage le plus bas d’asyndète se rapporte à l’un des romans de Duras, Le Vice-Consul, dans lequel seulement 9% des cas d’asyndètes sont gardés dans la traduction. À l’inverse, l’introduction d’une nouvelle phrase est préférée 50% du temps. Si l’asyndète est une marque de fabrique de Duras, elle ne se retrouve pas dans la traduction anglaise. D’aucuns pourraient dire que cette caractéristique stylistique n’était pas encore reconnue en 1968, année de publication de la traduction ; cependant, la traduction de Lol V. Stein, publiée deux ans plus tôt, contient un taux bien plus élevé d’asyndètes (65%). De tels chiffres soulignent la nature assez arbitraire des choix traductifs concernant les phénomènes situés en dehors de la sphère des règles et des contraintes grammaticales s’appliquant aux propositions.

Tableau 4.Fréquence d’apparition des différents types d’asyndètes dans les traductions de Duras
Tableau 4.
Tableau 5.Fréquence d’apparition des différents types d’asyndètes dans les traductions des autres auteurs
Tableau 5.

Parmi les autres constructions moins fréquemment employées à la place de l’asyndète en anglais, on trouve l’introduction d’un participe présent (forme non-finie en Ving), tel que reproduite en gras dans (34). Cette stratégie est privilégiée dans Onitsha (27%).

(34)

Dans le salon, les passagers fumaient, parlaient fort. (Onitsha, 26)

  • In the lounge, passengers were smoking, speaking loudly. (13)1717.À partir de maintenant, la traduction publiée sera citée.

[Dans le salon, les passagers fumaient, parlant fort.]

Une autre option consiste à supprimer l’un des deux verbes identiques (Supp. Ident.), comme dans l’exemple (19) « J’avais peur de moi, j’avais peur de Dieu » (Duras, L’Amant, 13) qui devient alors I was afraid of myself, afraid of God. En effet, la répétition joue un rôle important dans l’Amant, et dans 11% des cas d’asyndète, le verbe est retiré dans la traduction.

D’autres structures n’apparaissent que sporadiquement telles que la coordination au moyen de but (« mais »), l’introduction d’un participe passé (Ved), comme dans (35), d’un groupe nominal (NG) comme dans (36), ou d’un groupe adverbial (Adv. Ph.) dans (37). D’autres options ne sont présentes que dans les traductions des romans de Duras, comme l’emploi d’une conjonction de subordination, d’un pronom relatif, ou l’introduction d’une proposition finale (to V), illustrée dans (38).

(35)

Li se joint à la liesse générale, sa voix se perd dans le chœur désordonné des invités. (Le Crime d’O. A., 129)

  • Li joins in the general jubilation, her voice drowned in the guests’ raucous chorus. (105)

[Li se joint à la liesse générale, sa voix noyée dans le chœur rauque des invités .]

(36)

[…] ils [les soldats] se retournent sur les femmes françaises, ce sont les premières qu’ils revoient. (La Douleur, 27)

  • they turn and look back at the Frenchwomen, the first they’ve seen since they got back (17)

[ils se retournent et regardent les femmes françaises, les premières qu’ils voient depuis leur retour.]

(37)

[…] il est debout, il a une aiguille à la main (Le Vice-Consul, 880)

  • He is standing with a syringe in his hand (49)

[Il est debout avec une seringue dans la main]

(38)

Elle fait quelques pas, va vers, regarde. (Le Vice-Consul, 879)

  • She goes a few steps nearer, to watch. (47)

[Elle s’approche de quelques pas, pour regarder.]

Aucun des choix présentés ci-dessus ne peut être expliqué en termes de variables linguistiques précises : ni l’ellipse du sujet grammatical, ni la présence d’un verbe intransitif ou le nombre de propositions asyndétiques dans la phrase n’augmente la probabilité de trouver une asyndète dans la traduction.1818.De même, l’ellipse du sujet grammatical est conservée automatiquement dans certaines traductions, comme celles de Makine et le Clézio, mais pas dans d’autres, comme le Vice-Consul ; au final, la traduction de ce dernier contient les choix les plus conservateurs du corpus. Ceci dit, il est pertinent de se référer à des facteurs plus généraux qui influencent vraiment le processus de traduction : le principe de simplification, qui est courant dans la traduction à tous niveaux, et les paramètres de rythme et d’isotopie, qui se rapportent spécifiquement à l’asyndète. Nous allons les analyser systématiquement.

3.1Simplification

Baker (1992Baker, M. 1992In other words: A Coursebook on Translation. London, New York: Routledge. DOI logoGoogle Scholar : 85) qualifie la simplification d’effet « camisole » de n’importe quel type de traduction. On peut identifier différents types de simplification dans les traductions de l’asyndète. L’explicitation en fait partie car elle rend le texte traduit plus simple, ou plus facile à comprendre. Premièrement, le lien sémantique entre les propositions peut être rendu explicite en ajoutant un élément connecteur, qu’il s’agisse d’un coordonnant comme dans (39) ou (40), ou d’une conjonction de subordination, comme dans (41) et (42). Dans ces cas-là, le traducteur ou la traductrice a donné son interprétation de la relation qui avait été laissée implicite ou ouverte dans la version originale.

(39)

Il fait sombre dans le studio, elle ne demande pas qu’il ouvre les persiennes. (Duras, L’Amant, 47)

  • It’s dark in the studio, but she doesn’t ask him to open the shutters. (36)

[Il fait sombre dans le studio, mais elle ne lui demande pas d’ouvrir les persiennes.]

(40)

Mon petit frère et moi on est près d’elle sur la vérandah face à la forêt. On est trop grands maintenant, on ne se baigne plus dans le rac, on ne va plus chasser la panthère noire dans les marécages des embouchures, on ne va plus ni dans la forêt ni dans les villages des poivrières. (Duras, L’Amant, 35)

  • My younger brother and I are beside her on the veranda overlooking the forest. We’re too old now, we don’t go bathing in the river any more, we don’t go hunting black panther in the marshes in the estuary any more, or go into the forest, or into the villages in the pepper plantations.

[Mon jeune frère et moi sommes à côté d’elle dans la véranda donnant sur la forêt. On est trop grands maintenant, on ne va plus se baigner dans la rivière, on ne va plus chasser la panthère noire dans les marécages de l’embouchure, ou dans la forêt, ou dans les villages des poivrières.]

(41)

Dans la platitude à perte de vue, ces fleuves, ils vont vite, ils versent comme si la terre penchait. (Duras, L’Amant, 17)

  • In the surrounding flatness stretching as far as the eye can see, the rivers flow as fast as if the earth sloped downward. (11)

[Dans la platitude environnante s’étendant à perte de vue, les fleuves coulent aussi vite que si la terre était en pente.]

(42)

Onze heures moins le quart : il n’y a plus rien à craindre, ils seraient déjà là. (Sartre, La Nausée, 15)

  • A quarter to eleven: there’s nothing to fear – if they were coming, they would be here already. (11)

[Onze heures moins quart : il n’y a rien à craindre – s’ils venaient, ils seraient déjà là.]

La simplification peut aussi s’appliquer au niveau des constituants, sous la forme d’une condensation générale des propositions. Les verbes conjugués sont soit simplement retirés, soit remplacés par une construction à verbe non conjugué. La séquence originale de (43) contient une succession de trois verbes de mouvement conjugués (glisser, s’éloigner, aller), tandis qu’en anglais, le verbe à particule (slip away) est suivi directement par un groupe adverbial (beyond the twilight). La séquence (44) contient un rare contre-exemple dans lequel deux verbes de mouvement sont gardés dans la traduction (swung, opened wide) alors que l’on s’attendrait à ce qu’ils soient condensés (swung wide open).

(43)

On glissait, on s’éloignait, on allait de l’autre côté du crépuscule. (Le Clézio, Onitsha, 40)

  • They were slipping away, beyond the twilight. (23)

[Ils s’éloignaient en glissant au-delà du crépuscule.]

(44)

La porte glissa, s’ouvrit largement. (Makine, Le Crime d’O.A., 101)

  • The door swung, opened wide. (80)

[La porte pivota, s’ouvrit en grand.]

En règle générale, l’accumulation ou « l’allongement » de la phrase, typique de Duras, subit une certaine forme de simplification syntaxique. L’exemple (45) contient quatre propositions asyndétiques ; les deux premières sont condensées en une seule, avec la disparition de l’un des verbes (coiffer), tandis que deux propositions finales suivent, l’une à verbe non conjugué (to try…) et l’autre à verbe conjugué (so that people can’t see it).

(45)

Depuis quelque temps je tire fort sur mes cheveux, je les coiffe en arrière, je voudrais qu’ils soient plats, qu’on les voie moins. (Duras, L’Amant, 24)

  • For some time I’ve scraped my hair back to try to make it flat, so that people can’t see it. (16)

[Depuis quelque temps je tire mes cheveux en arrière pour essayer de les rendre plats, pour que les gens ne puissent pas les voir.]

Un cas extrême de simplification est le choix, mentionné précédemment et fréquent dans les traductions des romans de Duras, de supprimer l’une des deux occurrences d’un même verbe. Deux exemples supplémentaires sont fournis ci-dessous. On peut dire que, contrairement à la concision du groupe verbal constitué d’un élément en français dans (46) (plonge), la répétition d’un groupe verbal composé d’un auxiliaire et d’un verbe lexical55.J’ai traduit dynamic verb par « verbe de mouvement » sur base de Riegel, M., Pellat J-C. et Rioul, R. Grammaire méthodique du français (Paris : Presses Universitaires de France, 2016), 734–735. en anglais (is plunged) serait trop pesante et de préférence à éviter Un cas moins extrême de simplification est fourni dans la traduction de (47), dans laquelle le prédicat conjugué est supprimé, mais l’élément lexical du groupe verbal répété (afraid) – la même répétition qui, de façon assez intéressante, apparaît dans (19), avec le même choix de traduction (J’avais peur de moi, j’avais peur de Dieu).

(46)

Lol V. Stein est derrière l’Hôtel des Bois, postée à l’angle du bâtiment. […] Ce champ, à quelques mètres d’elle, plonge, plonge de plus en plus dans une ombre verte et laiteuse. (Lol V. Stein, 62)

  • Lol Stein is behind the Forest Hotel, stationed at one corner of the building. […] This field, only a few short yards from her, is plunged, deeper and deeper into a green, milky shadow. (53)

[Lol Stein est derrière l’Hôtel des Bois, postée à un angle du bâtiment. […] Ce champ, seulement à quelques mètres d’elle, est plongé, de plus en plus profondément dans une ombre verte, laiteuse .]

(47)

Je descends toujours du car quand on arrive sur le bac, la nuit aussi, parce que toujours j’ai peur, j’ai peur que les câbles cèdent, que nous soyons emportés vers la mer. (L’Amant, 18)

  • I always get off the bus when we reach the ferry, even at night, because I’m always afraid, afraid the cables might break and we might be swept out to sea. (11)

[Je descends toujours du bus quand nous atteignons le bac, même la nuit, parce que j’ai toujours peur, peur que les câbles lâchent et que l’on se retrouve emportés par la mer .]

3.2Rythme et isotopie

L’asyndète se caractérise, dans les deux langues, par une certaine ressemblance entre les propositions. La question de la répétition ou de la ressemblance est cependant complexe. Dans sa description de l’asyndète en français, Ruppli fait référence à la notion « d’isotopie » précédemment développée par le critique littéraire français Greimas (1996) pour désigner des segments qui partagent le même dénominateur sémantique. De façon plus générale, l’isotopie revoie à la ressemblance à tous niveaux entre des propositions, longueur et le rythme compris. C’est ce type d’isotopie qui est pertinent en anglais, et ce tout particulièrement dans la mesure où une ressemblance sur le plan sémantique, du moins sous la forme de verbes répétés, peut être problématique. L’isotopie sert à « rassembler » la structure, en offrant la cohésion nécessaire qui, pourrait-on dire, manque dans la syntaxe des propositions juxtaposées.

L’asyndète est le plus souvent gardée lors de traduction de propositions courtes et concises, comme l’illustre (48), où sont juxtaposées des propositions composées uniquement d’un verbe conjugué. La structure propositionnelle symétrique produit un rythme puissant et régulier. Les séquences (49) à (51) montrent des exemples d’autres traductions.

(48)

Il trafique, cabale, espionne. (Sartre, La Nausée, 28)

  • He smuggled, plotted, spied. (24)

[Il trafiquait, complotait, espionnait.]

(49)

Quand ma mère retrouve l’air, qu’elle sort du désespoir, elle découvre le chapeau d’homme et les lamés or. Elle me demande ce que c’est. Je dis que c’est rien. Elle me regarde, ça lui plaît, elle sourit. (Duras, L’Amant, 32)

  • […] She looks at me, is pleased, smiles. (23)

[[…] Elle me regarde, est contente, sourit.]

(50)

La dame regarde, non, repart, elle refuse de reprendre la piastre. (Duras, VC, 874)

  • The lady stares, no, she is beginning to walk away, she refuses to take back the piastre. (40)

[La dame regarde, non, elle commence à partir, elle refuse de reprendre la piastre.]

(51)

Le minuscule battant vitré se referme, la flamme ondoie souplement, se calme. (Makine, Le Crime d’O.A., 24)

  • The tiny glazed door closes, the sinuous flame flickers, steadies itself. (13)

[La minuscule porte vitrée se ferme, la flamme sinueuse vacille, se stabilise.]

À l’inverse, l’asyndète qui relie des propositions non-équilibrées, produisant un rythme plus syncopé, est généralement fort différente de sa forme originale une fois traduite en anglais. La conjonction de coordination and est introduite dans (52), dans lequel la proposition finale est plus longue à cause de l’apposition d’un groupe nominal étendu (cet appareil photographique camouflé…), tandis que dans (53), un point-virgule est introduit devant une proposition finale qui s’étend par le biais d’une accumulation de compléments se rapportant au verbe éclairer (illuminate).

(52)

Elle ouvrit son sac, retira un épais volume relié en cuir, cet appareil photographique camouflé qu’au moment des adieux, avec une curiosité enfantine, elle avait demandé à Li de lui prêter. (Makine, Le Crime d’O. A., 61)

  • She opened her bag and took out a thick leatherbound volume, the concealed camera that, with childish curiosity, she had asked Li to lend her as they said their good-byes. (44)

[Elle ouvrit son sac et retira un épais volume relié en cuir, cet appareil photographique camouflé qu’elle avait demandé à Li de lui prêter, avec une curiosité enfantine, alors qu’ils se disaient au revoir.]

(53)

C’était la fin de l’après-midi, la lumière du soleil éclairait les cheveux foncés aux reflets dorés, la ligne du profil, le front haut et bombé formant un angle abrupt avec le nez, le contour des lèvres, le menton. (Le Clézio, Onitsha, 13)

  • It was late afternoon; the sun illuminated her dark gold-flecked hair, the outline of her profile, her high forehead which rounded sharply to meet her nose, the shape of her lips, her chin. (3)

[C’était la fin de l’après-midi ; le soleil illuminait ses cheveux foncés aux reflets dorés, la ligne de son profil, son front haut qui s’arrondissait abruptement à la jonction avec son nez, la forme de ses lèvres, son menton.]

L’asyndète combinée avec la syntaxe hétérogène de Duras est aussi sujette aux transformations, comme dans (54), qui contient une dislocation à gauche (les buffles trapus, les pierres qui rosissent, ce sont des différences…) interrompue par une proposition qui apparaît habituellement entre tirets ou parenthèse, et devant laquelle une proposition relative est introduite en anglais. De façon similaire, dans (55), Sartre place une clivée devant une structure classique sujet-verbe-complément, reliées par and dans la traduction anglaise. On peut dire que les structures syntaxiques disparates des propositions dans ces deux exemples sont incompatibles avec l’emploi d’une virgule, ce qui, comme le montre Demanuelli, produit un « rassemblement » de propositions. Tandis qu’une association aussi étroite est compromise par la syntaxe originale de Duras, ainsi que par celle de Sartre, les versions anglaises témoignent d’une traduction normée.

(54)

Les buffles trapus, les pierres qui rosissent, parfois il y en a des blocs dans les rizières, ce sont des différences qui ne signifient pas que la direction est mauvaise. (Duras, Le Vice-Consul, 851)

  • The herds of stocky buffalo, the pinkish rock, lumps of which have fallen into the rice-fields here and there, these and other familiar features do not necessarily mean that she is on the wrong road. (4)

[Les troupeaux de buffles trapus, la roche rosâtre, dont les morceaux sont tombés dans les rizières ici et là, ceci et d’autres caractéristiques familières ne veulent pas forcément dire qu’elle est sur la mauvaise route.]

(55)

C’est au livre que je m’attache, je sens un besoin de plus en plus fort de l’écrire – à mesure que je vieillis, dirait-on. (Sartre, La Nausée, 29–30)

  • It is the book to which I am growing attached, and I feel an ever-increasing compulsion to write it – the older I get, you might say. (26)

[C’est au livre qui je m’attache, et je sens un besoin de plus en plus fort de l’écrire – à mesure que je vieillis, dirait-on.]

En termes de ressemblance au niveau de la signification, les asyndètes répétant des propositions identiques sont rarement conservées telles quelles en anglais. Soit l’une des deux propositions est supprimée, comme déjà observé (simplification), soit la répétition est maintenue, mais une rupture de phrase est introduite. Dans ce cas, la rupture de phrase ne produit pas le même effet que l’asyndète : chaque nouveau marqueur de ponctuation marque un nouveau départ, « à partir de zéro », la répétition semble donc moins marquée.

(56)

Tête baissée, elle marche, elle marche. Sa force est grande. Sa faim est aussi grande que sa force. (Duras, VC, 849)

  • With bowed head, she walks. She walks. Her strength is very great. Her hunger is as great as her strength. (2)

[Tête baissée, elle marche. Elle marche. Sa force est très grande. Sa faim est aussi grande que sa force.]

De façon intéressante, cependant, l’asyndète en anglais a tendance à être compatible avec des exemples qui partagent un dénominateur sémantique commun, mais qui présentent une petite variation. Dans (57), le verbe est répété dans la seconde proposition, mais un complément est ajouté. Dans la traduction, l’asyndète est conservée et le complément, séparé du verbe final par une virgule, fournit la variation nécessaire.

(57)

Elle s’arrête, repart, repart sous le bol. (Duras, VC, 849)

  • She stops, moves on, moves on, with the sky like an inverted bowl overhead. (2)

[Elle s’arrête, repart, repart, avec le ciel tel un bol retourné au-dessus de sa tête.]

De même, l’asyndète peut être gardée en anglais quand la même idée est paraphrasée – c’est-à-dire qu’il y a une isotopie en termes de signification, mais que cela ne se retrouve pas dans le discours en surface. C’était le cas dans l’exemple (17) de Sartre cité plus tôt (Je ne suis plus libre, je ne peux plus faire ce que je veux > I am no longer free, I can no longer do what I want) ; un principe similaire expliquerait l’emploi de l’asyndète dans les traductions ci-dessous :

(58)

Tout était encore malléable dans ses traits, tout gardait encore la plasticité enfantine… (Makine, Le Crime d’O. A., 91)

  • Everything in his features was still malleable, everything still had the softness of childhood… (70)

[Tout dans ses traits était encore malléable, tout avait encore la douceur de l’enfance…]

(59)

Fintan respirait l’odeur. Elle entrait en lui, elle imprégnait son corps. (Le Clézio, Onitsha, 37)

  • Fintan breathed in the odor. It entered him, soaked into his body. (20)

[Fintan respirait l’odeur. Elle entrait en lui, imprégnait son corps .]

Ceci dit, il n’y a qu’une fine marge entre la répétition sémantique qui se retrouve dans la forme et celle qui ne s’y retrouve pas. Duras combine souvent des mots qui sont synonymes, ou presque. Ce n’est donc pas uniquement la syntaxe, mais également les choix lexicaux, qui donnent du fil à retordre à ses traducteurs et traductrices. Dans (60), elle associe les verbes piétiner (dans le sens « tourner en rond ») et tourner ; des verbes équivalents apparaissent dans la traduction, bien qu’une rupture de phrase soit introduite.

(60)

Elle ne marche plus comme dans le Tonlé Sap, elle piétinne, elle tourne. (Duras, VC, 851)

  • She does not go forward as she did when crossing the marshes of Tonle Sap. She wavers. She goes round in circles. (5)

[Elle n’avance plus comme elle le faisait dans les marais du Tonlé Sap. Elle hésite. Elle tourne en rond .]

4.La sémantique, le temps et l’aspect

4.1La relation sémantique

L’isotopie peut être systématiquement explorée en relation avec chacune des catégories traditionnelles de la grammaire que sont la sémantique, le temps et l’aspect. On peut dire que combiner des valeurs hétérogènes au sein de l’une de ces catégories reflète un écart vis-à-vis d’une norme qui, dans les faits, s’applique dans les deux langues et fait donc partie de l’innovation stylistique d’un auteur spécifique. Le procédé de traduction rétablit de telles normes. De plus, il existe certaines oppositions entre les façons d’enchaîner les propositions dans les deux langues, confirmées par les choix du traducteur.

Nombre de relations sémantiques ont le potentiel d’être accomplies en anglais au moyen d’une asyndète. De plus, quand l’asyndète est conservée, la relation est interprétée de la même façon dans la version anglaise que dans la version française. Parmi les relations couramment exprimées par l’asyndète dans les traductions, on trouve le type de relation « and » pour les actions concomitantes, comme illustré dans (61), ou le type « then », pour les successions temporelles, comme dans (62).

(61)

Ils bousculaient, ils parlaient fort, ils fumaient des cigarettes détaxées. (Le Clézio, Onitsha, 15)

  • They shoved, spoke loudly, smoked duty-free cigarettes. (5)

[Ils bousculaient, parlaient fort, fumaient des cigarettes détaxées.]

(62)

Elle alla à la porte, l’ouvrit, écouta le silence le long couloir. (Makine, Le Crime d’O. A., 76)

  • She went to the door, opened it, listened to the silence along the corridor. (57)

[Elle alla à la porte, ouvrit, écouta le long silence le long du couloir.]

Les relations causales sont également fréquentes. Soit la cause précède la conséquence, et la relation peut être paraphrasée par « so », comme dans (63), soit l’asyndète introduit une justification postposée, pour laquelle « as » ou « for » peuvent servir d’équivalents, comme dans (64).

(63)

La nuit était tiède, on a ouvert la fenêtre. (Makine, Le Crime d’O. A., 19)

  • It was a warm night, they opened the window. (8)

[C’était une nuit chaude, ils ont ouvert la fenêtre]

(64)

Dans les réceptions, celles-ci [les filles d’Anne-Marie Stretter] paraissent parfois quelques minutes – ce soir elles ont paru –, elles sont déjà un peu distantes comme il semblerait que le souhaite leur mère, après être sorti des salons on murmure : L’aînée sera sans doute aussi belle qu’elle, leur charme est déjà pareil. (Duras, VC, 898)

  • […] After they have left, murmured comments can be heard: Undoubtedly, the elder will be a beauty, like her mother, she has all her charm already. (72)

[Après qu’elles sont sorties des salons, on peut entendre des commentaires murmurés : indubitablement, l’ainée sera belle, comme sa mère, elle en possède déjà tout le charme]

Il est à noter qu’un changement de mode d’enchaînement peut altérer la sémantique d’une proposition, notamment lorsque and est introduit. Bien que le coordinateur puisse soit lier deux actions ou propriétés concomitantes, soit réaliser une relation de succession qui se combine parfois avec celle de cause-conséquence, il n’est pas compatible avec la justification postposée. Dans (65), la seconde proposition de la construction asyndétique originale est susceptible d’être interprétée comme une justification postposée ou une proposition finale (ex. : Je mets de la crème Tokalon pour essayer de cacher les taches de rousseur…) ; je dirais qu’une telle interprétation est compromise dans la traduction qui introduit and (et), qui lie plutôt deux actions concomitantes. L’asyndète serait cependant possible en anglais, et la justification postposée conservée (ex. : I use Crème Tokalon, I try to camouflage de freckles on my cheeks [Je mets de la crème Tokalon, j’essaie de cacher mes taches de rousseur]).

(65)

Je mets de la crème Tokalon, j’essaye de cacher les taches de rousseur que j’ai sur le haut des joues, sous les yeux. (Duras, L’Amant, 24)

  • I use Crème Tokalon, and try to camouflage the freckles on my cheeks, under the eyes. (16)

[J’utilise la crème Tokalon, et essaie de cacher les taches de rousseur sur mes joues, sous les yeux.]

Les propositions contenant des éléments complémentaires favorisent aussi l’asyndète dans la traduction anglaise, telles que la combinaison d’antonymes (last/vanish [durer/disparaître]) dans (66), ou un verbe employé à la forme négative puis à la forme affirmative, comme dans (67). De même, (68) inclut le couple de termes corrélatifs66.NdT : J’ai traduit cohesive pair par « couple de termes corrélatifs » sur base de Mignon, F. 2009. « Histoire du terme corrélation dans la grammaire française » dans Langages, ed. Armand Colin, 13–24. some/others [certains, d’autres].

(66)

Ce grand découragement à vivre, ma mère le traversait chaque jour. Parfois il durait, parfois il disparaissait avec la nuit. (Duras, L’Amant, 22)

  • Every day my mother experienced this deep despondency about living. Sometimes it lasted, sometimes it would vanish with the dark. (14)

[Chaque jour ma mère vivait ce profond découragement à l’idée de vivre. Parfois il durait, parfois il disparaissait avec l’obscurité .]

(67)

Elle ne voulait pas rester à Gorée, elle voulait repartir au plus vite vers Dakar. (Le Clézio, Onitsha, 39)

  • She did not want to stay in Goree, she wanted to go back to Dakar as quickly as possible. (22)

[Elle ne voulait pas rester à Gorée, elle voulait retourner à Dakar le plus vite possible.]

(68)

Certains se débattaient, d’autres se figeaient en essayant de faire le mort avant même de mourir. (Makine, Le Crime d’O. A., 21)

  • Some would struggle, others went rigid, trying to play dead even before dying. (10)

[ Certains se débattraient, d’autres se figeraient, essayant de faire le mort avant même de mourir.]

L’asyndète n’est pas gardée dans la traduction anglaise dans les cas d’accumulations qui décrivent une scène. À la place, des ruptures de phrase sont préférées :

(69)

Les eaux du Tonlé Sap sont étales, leur courant est invisible, elles sont terreuses, elles font peur. (Duras, VC, 850)

  • The waters of Tonle Sap are stagnant, muddy. No ripple breaks the surface. They breed fear. (2)

[Les eaux du Tonlé Sap sont stagnantes, terreuses. Aucune vague n’en brise la surface. Elles font peur.]

De la même façon, elle n’est pas conservée lorsqu’elle combine au moins trois propositions impliquant différentes relations. Dans la seconde phrase du discours rapporté ci-dessous, une relation contrastive peut être identifiée entre les deux premières propositions, tandis que la dernière proposition introduit une justification postposée. Dans le premier cas, but est introduit dans la traduction, dans le second, c’est une rupture de phrase.

(70)

Il s’est fait connaître et il m’a dit : « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté. » (Duras, L’Amant, 9)

  • He introduced himself and said, “I’ve known you for years. Everyone says you were beautiful when you were young, but I want to tell you I think you’re more beautiful now than then. Rather than your face as a young woman, I prefer your face as it is now. Ravaged.” (3)

[Il s’est présenté et a dit : « Je vous connais depuis des années. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, mais je veux vous dire que je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune. Plutôt que votre visage de jeune femme, je préfère votre visage tel qu’il est maintenant. Dévasté.]

En effet, le contraste fait partie des relations sémantiques sous-jacentes qui ne sont pas conservées dans la traduction anglaise. Soit la traduction introduit une conjonction de coordination adversative (un exemple de simplification), soit une rupture de phrase, comme c’est le cas ci-dessous.

(71)

L’alcool a rempli la fonction que Dieu n’a pas eue, il a eu aussi celle de me tuer. (Duras, L’Amant, 15)

  • Drink accomplished what God did not. It also served to kill me; to kill. (9)

[L’alcool a accompli ce que Dieu n’a pas réussi à faire. Il a aussi eu celle de me tuer ; tuer.]

L’asyndète subit aussi généralement une transformation dans les suites de propositions allant du « général au spécifique » avec un autre type de marqueur de ponctuation introduit dans la phrase, tel que les deux-points (72) ou un tiret (73). Il existe des contre-exemples occasionnels, dans lesquels l’asyndète est gardée en anglais (74).

(72)

On attendait une fin tragique toute proche, on affublait déjà la princesse Arbélina d’un deuil de mère inconsolable. (Le Crime d’O. A., 36)

  • They expected an almost immediate tragedy: they were already decking out the Princess Arbyelina in the mourning of an inconsolable mother (22)

[On s’attendait à une tragédie presque imminente : on affublait déjà la princesse Arbélina d’un deuil de mère inconsolable.]

(73)

C’était un géant noir, un Ghan qui avait un nom magnifique, il s’appelait Yao. (Le Clézio, Onitsha, 48)

  • He was a black giant of a man, a Ghan with a magnificent name – he was called Yao. (30)

[C’était un géant noir, un Ghan au nom magnifique – il s’appelait Yao.]

(74)

M. Heylings connaissait leurs noms, c’étaient des fous, des frégates. (Le Clézio, Onitsha, 34)

  • Mr Heylings knew their names, they were gannets, frigate birds. (18)

De même, une rupture de phrase est introduite dans le cas très rare d’une séquence dans laquelle une action spécifique, ponctuelle, précède une généralisation, comme dans l’exemple (24) cité plus tôt (Ils ont bu, ils boivent beaucoup chaque soir, sur la terrasse du Cercle > They have been drinking. They drink heavily every night on the Club terrace). Dans un tel exemple, la difficulté réside dans la combinaison des différents temps, problème que j’aborde plus en détail dans la section suivante.

4.2Le temps et l’aspect

L’isotopie s’applique aussi aux temps : des propositions asyndétiques partageant le même temps sont généralement conservées dans les traductions anglaises. C’est le cas des passages descriptifs qui contiennent une succession de verbes à l’imparfait dans l’original, traduits sous forme de prétérits en anglais (Exemples (75) & (76)), ou qui contiennent une série de verbes au présent, comme dans l’exemple (77) qui conserve l’asyndète pour tous les verbes sauf le dernier (traduit par un participe présent).

(75)

Une heure après, la lanterne était allumée, le vent soufflait, le ciel était noir : il ne restait plus rien du tout (Sartre, La Nausée, 22)

  • An hour later, the lantern was lit, the wind was blowing, the sky was dark: nothing at all was left. (18)

[Une heure plus tard, la lanterne était allumée, le vent soufflait, le ciel était noir : il ne restait plus rien du tout.]

(76)

Le brouillard se dissipait pourtant peu à peu, la mosaïque devenait de plus en plus irrémédiable. (Makine, Le Crime d’O. A., 89)

  • Little by little, however, the mists cleared, the mosaic became more and more irremediable. (68)

[Petit à petit, cependant, le brouillard se dissipait, la mosaïque devenait de plus en plus irrémédiable.]

(77)

Les terres du bas sont définitivement perdues, les domestiques cultivent des parcelles du haut, on leur laisse le paddy, ils restent là sans salaire, ils profitent des bonnes paillotes que ma mère a fait construire. (Duras, L’Amant, 36)

  • The lower part of the land is lost for good and all, the servants work the patches higher up, we let them keep the paddy for themselves, they stay on without wages, making use of the straw huts my mother had built. (26)

[Les terres les plus basses sont perdues pour toujours, les domestiquent travaillent les parcelles plus hautes, on leur laisse le paddy, ils restent là sans salaire, profitant des paillotes que ma mère a fait construire.]

Inversement, les asyndètes combinant différents temps ou valeurs aspectuelles ne sont pas gardées lors de la traduction. À la place, on retrouve l’une de ces deux constructions : soit une coordination par le biais de and, soit l’emploi d’un marqueur de ponctuation plus fort, notamment un point introduisant une rupture de phrase. Par exemple, la phrase originale dans (78) relie un verbe au présent et deux verbes au passé, tandis qu’une rupture de phrase dans la traduction offre une transition entre les deux formes. De même, un point-virgule est introduit entre une forme passive et une active dans (79).

(78)

On ouvre les yeux, on a oublié, comme chaque après-midi, on a oublié Calcutta. (Duras, Le Vice-Consul, 870)

  • He opens his eyes. As always in the afternoon, he had forgotten, he had forgotten Calcutta. (33)

[Il ouvre les yeux. Comme toujours dans l’après-midi, il avait oublié, il avait oublié Calcutta.]

(79)

D’autres feuillets, l’hiver, sont pilonnés, broyés, maculés, ils retournent à la terre. (Sartre, La Nausée, 25)

  • Other pieces of paper, in winter, are pulped, crumpled, stained; they return to the earth. (21)

[D’autres feuillets, en hiver, sont pilonnés, broyés, maculés ; ils retournent à la terre.]

De la même façon, un mélange de verbes sécants et non-sécants est rarement conservé dans la traduction.1919.Pour cette catégorie aspectuelle, j’ai adopté les termes employés par Downing et Locke (1992). Les verbes non-sécants impliquent une situation ou un procédé qui n’a pas de fin, ce qui inclut les verbes d’état et certains emplois de verbes d’action (par exemple : « bouillir continuellement »). Quand un verbe dynamique, ponctuel, est suivi par un verbe statif relationnel,77.NdT : J’ai traduit stative relational verb par « verbe statif relationnel » sur base de Riegel, M., Pellat J-C. et Rioul, R. Grammaire méthodique du français (Paris : Presses Universitaires de France, 2016), 734–735. comme dans (80), and apparaît dans la traduction anglaise. Il est intéressant de constater qu’entre les deux dernières propositions dans (81), l’asyndète est conservée mais que la seconde proposition est transformée, et le verbe relationnel non-sécant (avoir – have) est remplacé par un verbe sécant, dynamique (take out), en accord avec la première proposition.

(80)

Je prends le chapeau, je ne m’en sépare plus. (Duras, L’Amant, 20)

  • I take the hat, and am never parted from it. (13)

[Je prends le chapeau, et ne m’en sépare jamais.]

(81)

Ils se penchaient sur le bastingage, ils cherchaient à voir, ils s’interpellaient, ils avaient des jumelles, des longues-vues. (Le Clézio, Onitsha, 15)

  • They leaned against the railing, trying to see; they called out to each other, they took out their binoculars and telescopes. (4)

[Ils se penchaient sur le bastingage, cherchant à voir ; ils s’interpellaient, ils sortaient leurs jumelles et longues-vues.]

Le connecteur d’addition est aussi introduit en anglais à la fin d’une série de verbes dynamiques et ponctuels qui font référence à des actions ayant tendance à aller de pair, l’une menant à l’autre, comme illustré ci-dessous :

(82)

Elle éteignit la lumière, posa l’appareil sur l’étagère, enfonça le bouton lisse sur sa tranche comme son amie lui avait enseigné… (Makine, Le Crime d’O. A., 73)

  • She switched out the light, put the camera on the shelf, and pressed the smooth catch on the top as her friend had instructed her. (55)

[Elle éteignit la lumière, posa l’appareil sur l’étagère, et enfonça le bouton lisse sur le dessus comme son amie lui avait enseigné… ]

La séquence en (83) présente deux phrases qui contiennent chacune une série d’actions. And est employé dans la traduction de la seconde, tandis qu’une rupture de phrase est introduite dans la première.

(83)

Elle s’arrêtera face au lac, restera là. Aux arrêts, elle regarde ses pieds larges au-dessous de pneu, elle les caresse. (Duras, VC, 850)

  • There she will stop, looking out across the lake. There she will stay. At each stopping place, she examines her large feet, with their toughened soles, like tire-treads, and rubs them. (3)

[Elle s’arrêtera là, face au lac. Elle restera là. À chaque arrêt, elle examine ses pieds larges, avec ses plantes endurcies, comme des pneus, et les caresse.]

Non seulement la traduction en (84) introduit le coordonnant, mais elle transforme également le second verbe coucher (put to bed) en un verbe de mouvement (carry back).

(84)

Le grand M. Heylings le prenait dans ses bras, le couchait dans le lit étroit. (Le Clézio, Onitsha, 23)

  • Tall Mr Heylings picked him up and carried him back to his narrow berth. (10)

[Le grand M. Heylings le prenait dans ses bras et le ramenait dans son lit étroit.]

En effet, contrairement au français, l’anglais favorise l’usage de la coordination dans les associations entre un verbe de mouvement et un autre. Makine combine souvent ce type de verbes au moyen d’une asyndète, conservée dans certaines traductions :

(85)

Elle alla à la porte, l’ouvrit, écouta le silence le long du couloir. (Makine, Le Crime d’O.A., 76)

  • She went to the door, opened it, listened to the silence along the corridor. (57)

(86)

L’homme se retourne, voit la femme qui cherche la clef de sa voiture, la main plongée dans un petit sac à dos en cuir. (Makine, Le Crime d’O. A., 22)

  • The man turns, sees the woman looking for her car key, her hand thrust into a little leather rucksack. (10)

Une traduction gouvernée par la norme n’est donc pas toujours de mise, et les variations de ce type soulignent l’absence de règles à appliquer stricto sensu ―même lorsque qu’il s’agit de considérations aspectuelles ― une fois sorti du contexte grammatical d’une proposition isolée. Enfin, une autre construction utilisée dans le contexte de valeurs aspectuelles hétérogènes est le participe présent, employé spécifiquement pour une action durative après un verbe de position statique :

(87)

Il était assis, il buvait un whisky, il fumait. (Duras, L’Amant, 53)

  • He was sitting drinking a whisky, smoking. (41)

[Il était assis buvant un whisky, en fumant.]

(88)

Fintan restait immobile sur la couchette, il écoutait la respiration de Maou, la respiration de la mer. (Le Clézio, Onitsha, 40)

  • Fintan lay motionless on his berth, listening to Maou’s breathing and the breathing of the sea. (23)

[Fintan restait immobile sur sa couchette, écoutant la respiration de Maou, la respiration de la mer.]

4.3Le discours direct

Des valeurs aspectuelles hétérogènes apparaissent aussi dans les œuvres françaises dans les contextes de discours rapporté. En effet, le discours rapporté est un domaine qui est fortement déterminé par les conventions de chaque langue, au niveau de la présentation (l’emploi de guillemets ou de tirets, l’aménagement des alinéas) et il n’est donc pas surprenant de trouver une certaine régularité dans la façon de traduire l’asyndète dans un tel contexte. Elle est utilisée soit au sein du discours direct lui-même, soit pour l’introduire. Au sein du discours direct, elle est généralement conservée en anglais.

(89)

Elle dit durement : après l’agrégation de mathématiques tu écriras si tu veux, ça ne me regardera plus. (Duras, L’Amant, 29)

  • She says grimly, When you’ve got your math degree you can write if you like, it won’t be anything to do with me then. (21)

[Elle dit durement, Quand tu auras obtenu ton agrégation de Maths tu pourras écrire si tu veux, ça ne me regardera plus .]

(90)

Je vous attends tous les deux, je vous aime. (Le Clézio, Onitsha, 25)

  • I’m waiting for you both, I love you. (12)

Cependant, dans la narration qui précède directement le discours direct et qui sert à l’introduire, un verbe dynamique est souvent suivi par un verbe de parole. Une coordination est introduite entre les deux verbes en anglais :

(91)

Elle me regarde, elle dit : peut-être que toi tu vas t’en tirer. (Duras, L’Amant, 32)

  • She looks at me and says, Perhaps you’ll escape. (23)

[Elle me regarde et dit, Peut-être vas-tu t’en tirer.]

(92)

Il avait pris sa main, il l’avait regardée bien droit, il avait décidé : « A partir d’aujourd’hui, je t’appellerai Maou. » (Le Clézio, Onitsha, 13–14)

  • He had taken his mother by the hand, looked straight into her eyes, and decided :“From today on I shall call you Maou.” (3)

[Il avait pris sa mère par la main, la l’avait regardée droit dans les yeux, et avait décidé : « À partir d’aujourd’hui, je t’appellerai Maou ».]

Le verbe dynamique est un verbe de mouvement (venir – come) dans l’exemple ci-dessous, ce qui justifie doublement l’emploi de and (et) :

(93)

Ils viendraient me tapoter l’épaule, ils me diraient :

« Eh bien, qu’est-ce qu’il a, ce verre de bière ? […] (Sartre, La Nausée, 23)

  • They would come and slap me on the back and say to me: ‘Well, what’s special about that glass of beer? […]’ (19)

[Ils viendraient me tapoter l’épaule et me diraient : « Eh bien, qu’est-ce qu’il a ce verre de bière ? […] »]

De même, un verbe faisant partie du récit peut être suivi par un verbe mental tel que know dans (94), ou un verbe de perception introduisant un discours indirect libre, tel que look dans (95). Si l’asyndète apparait dans les originaux, un marqueur de ponctuation plus fort est introduit dans les deux traductions :

(94)

Je digère lourdement, près du calorifère, je sais d’avance que la journée est perdue. (Sartre, La Nausée, 30–31)

  • I am digesting dully near the stove; I know in advance that this is a wasted day. (27)

[Je digère lourdement près du calorifère ; je sais d’avance que la journée est perdue.]

(95)

Elle repart, regarde : les buffles de l’autre rive ne sont-ils pas plus trapus qu’ailleurs ? (Duras, VC, 851)

  • She sets off again. She looks about her: surely, the buffalo on the other side of the river are stockier than any she has seen before? (3)

[Elle repart à nouveau. Elle regarde autour d’elle : les buffles de l’autre côté ne sont-ils pas plus trapus que tous ceux qu’elle a vu auparavant ?]

5.Conclusion

Cette étude a tenté de faire la lumière sur l’asyndète ― une construction marginale tant en français qu’en anglais, ce qui expliquerait pourquoi on ne la retrouve généralement pas dans la théorie linguistique actuelle ― et de mettre en évidence les problèmes liés à sa traduction du français vers l’anglais. En effet, des difficultés surgissent de l’usage innovant que fait Duras de cette construction. La façon dont elle exploite l’asyndète est assez spécifique en matière de nombre de propositions qui peuvent être liées, ainsi que de leur hétérogénéité, facteurs qui donnent lieu à un « rassemblement » assez étrange de segments et qui contribuent grandement à l’effet dramatique du récit. En même temps, le lecteur est constamment mis en difficulté par un style de prose qui n’aide pas à trouver ses repères, mais reste « fluide ».

J’espérais que certains paramètres linguistiques seraient décisifs dans le choix de maintenir ou non l’asyndète en anglais. Cependant, rien ne semble automatique, et il existe des différences considérables d’un point de vue quantitatif entre les traductions. L’asyndète se situe hors de la grammaire des propositions et appartient plutôt au domaine de l’organisation du discours. Il serait donc incorrect de parler de « règles » ou d’impossibilités. Au contraire, on ne peut que souligner des tendances, comme celles concernant le temps et l’aspect. Bien que de telles tendances s’appliquent généralement à l’asyndète, quelle que soit la langue, elles sont renforcées dans le procédé de traduction en raison d’une pratique normée et de la simplification.

Il est cependant indéniable que la concision et la ressemblance entre les propositions ― ou isotopie ― apparaissent comme des facteurs clés dans l’usage de l’asyndète, conditionnant l’emploi de la virgule qui créée une association étroite entre des éléments de phrase. On peut émettre l’hypothèse que, peu importe le contexte, l’asyndète produit un effet plus marqué en anglais qu’en français, ce qui explique pourquoi les traducteurs sont réticents à l’idée de la garder dans leurs traductions.

Remarques

1.NdT : Fiona Rossette traduit le concept de finite clauses par « propositions à verbe conjugué » dans le résumé de l’article original Translating asyndeton from French literary texts into English publié dans Target 21 : 1 (2009).
2.NdT : Fiona Rossette traduit ainsi systemic functional linguistics (SFL) dans sa thèse (cf. note 1).
3.NdT : toutes les traductions entre crochets sont nos traductions.
4.NdT : Également appelée proposition circonstancielle de but (cf. Dictionnaire de l’Académie française, 9ème édition).
5.J’ai traduit dynamic verb par « verbe de mouvement » sur base de Riegel, M., Pellat J-C. et Rioul, R. Grammaire méthodique du français (Paris : Presses Universitaires de France, 2016), 734–735.
6.NdT : J’ai traduit cohesive pair par « couple de termes corrélatifs » sur base de Mignon, F. 2009. « Histoire du terme corrélation dans la grammaire française » dans Langages, ed. Armand Colin, 13–24.
7.NdT : J’ai traduit stative relational verb par « verbe statif relationnel » sur base de Riegel, M., Pellat J-C. et Rioul, R. Grammaire méthodique du français (Paris : Presses Universitaires de France, 2016), 734–735.
8.Cf. Beaugrande, R. & Dressler, W. 1981. Introduction to Text Linguistics. Londres : Longman.
9.Ces trois termes vont être employés comme synonymes dans cette étude.
10.De même, on peut faire une distinction entre la typologie linguistique anglaise et française. L’asyndète reçoit généralement plus d’attention dans les théories françaises, ce qui est sans doute dû au fait qu’elle apparaît beaucoup plus en français qu’en anglais.
11.La parataxe et l’hypotaxe sont présentées comme des modes de constructions généraux pouvant être trouvés à différents niveaux syntaxiques et déterminant non seulement les enchaînements de propositions, mais également celles des groupes et des phrases (Halliday 1994Halliday, M. A. K. 1994An Introduction to Functional Grammar, 2nd edition. London: Edward Arnold.Google Scholar: 248).
12.À propos de l’évolution de l’emploi de certains signes de ponctuation, je traite par exemple (Rossette 2007 2007 “L’emploi des deux-points dans le cadre du discours rapporté chez M. Atwood et J.M. Coetzee” in A. Celle, ed. De la mixité : aux frontières du discours rapporté. Paris: Cahiers Charles V, 45. 105–143.Google Scholar) d’une tendance récente qui consiste à employer les deux-points pour introduire les discours indirect et indirect libre en anglais.
13.Je me base sur les traductions d’articles qui paraissent site du Monde diplomatique, et sur des articles du Monde traduits et publiés dans The Guardian Weekly.
14.Duras était particulièrement consciente des structures de phrases, et parle en détail de l’importance du “mouvement” et de la “progression” d’une phrase (par exemple “Réponse de Duras à C. Régy” dans Cahiers Renauld-Barrault, 91, 1976, p. 16).
15.Le Clézio a parlé de cette influence à Salinger et, détail intéressant, à Sartre.
16.Ceci explique pourquoi j’ai inclus un nombre proportionnellement plus grand de pages de le Crime d’Olga Arbyelina dans l’étude (voir Appendice).
17.À partir de maintenant, la traduction publiée sera citée.
18.De même, l’ellipse du sujet grammatical est conservée automatiquement dans certaines traductions, comme celles de Makine et le Clézio, mais pas dans d’autres, comme le Vice-Consul ; au final, la traduction de ce dernier contient les choix les plus conservateurs du corpus.
19.Pour cette catégorie aspectuelle, j’ai adopté les termes employés par Downing et Locke (1992). Les verbes non-sécants impliquent une situation ou un procédé qui n’a pas de fin, ce qui inclut les verbes d’état et certains emplois de verbes d’action (par exemple : « bouillir continuellement »).

References

Baker, M.
1992In other words: A Coursebook on Translation. London, New York: Routledge. DOI logoGoogle Scholar
Costermans, J. & Fayol, M.
1997Processing Interclausal Relationships: Studies in the Production and Comprehension of Text. New Jersey: Lawrence Erlbaum.Google Scholar
Cruttenden, A.
1997Intonation. Cambridge: CUP. DOI logoGoogle Scholar
Cuddin, J. A.
1976 1998 A Dictionary of Literary Terms and Literary Theory. Oxford: Blackwell.Google Scholar
Demanuelli, C.
1987Points de repère, approche interlinguistique de la ponctuation français-anglais. Saint-Etienne: CIEREC.Google Scholar
Downing, A. & Locke, P.
1995A University Course in English Grammar. London: Prentice Hall.Google Scholar
Chuquet, H.
1990Pratique de la Traduction. Paris: Ophrys.Google Scholar
Greimas, A.-J.
1966Sémantique structurale. Paris: Larousse.Google Scholar
Grellet, F.
1990Apprendre à traduire, typologie d’exercices de traduction. Nancy: Presses universitaires.Google Scholar
Elbow, P.
2000Everyone can write. Oxford: Oxford University Press.Google Scholar
Fayol, M.
1997 “On Aquiring and Using Punctuation: A Study of Written French” in J. Costermans & M. Fayol, eds. Processing Interclausal Relationships: Studies in the Production and Comprehension of Text. New Jersey: Lawrence Erlbaum. 157–178.Google Scholar
[ p. 133 ]
Halliday, M. A. K.
1994An Introduction to Functional Grammar, 2nd edition. London: Edward Arnold.Google Scholar
Jollin-Bertocchi, S.
2004 “Chanson et musicalité dans l’œuvre de J.-M.G. Le Clézio” in S. Jollin-Bertocchi & B. Thibault, eds. J.-M.G. Le Clézio. Lectures d’une œuvre. Paris: Editions du Temps. 143–160.Google Scholar
Noguez, D.
1985 “La gloire des mots” in Marguerite Duras, L’Arc 98. 25–39.Google Scholar
Parks, T.
2000Translating Style. London: Continuum.Google Scholar
Poncharal, B.
2006 “Peut-on traduire le style?” Paper presented at the colloquium “La Grammaire et le style: domaine anglophone” 17–18 November, Aix-en-Provence, France.
Quirk, R., Greenbaum, S., Leech, G. & Svartvik, J.
1985A Comprehensive Grammar of the English Language. London, New York: Longman.Google Scholar
Rossette, F.
2003Parataxe et connecteurs: observations sur l’enchaînement des propositions en anglais contemporain. Unpublished Ph.D. Dissertation. Université Paris IV-Sorbonne.
2005 “La parataxe et l’expressivité” in G. Girard-Gillet, ed. Parcours linguistiques, Domaine anglais. Travaux du C.I.E.R.E.C.122. Publications de l’Université de Saint-Etienne. 245–257.Google Scholar
2007 “L’emploi des deux-points dans le cadre du discours rapporté chez M. Atwood et J.M. Coetzee” in A. Celle, ed. De la mixité : aux frontières du discours rapporté. Paris: Cahiers Charles V, 45. 105–143.Google Scholar
2008 “ ‘Et la lumière fut’ : La parataxe biblique en anglais et en français” in D. Banks, ed. La langue, la linguistique et le texte religieux. Paris: L’Harmattan. 61–84.Google Scholar
Ruppli, M.
1989 “Juxtaposition, morphème zéro et autres connecteurs en français.” Bulletin de la Société de linguistique de Paris. Tome LXXXIV. 111–142. DOI logoGoogle Scholar
Toury, Gideon
1995 “The Nature and Role of Norms in Translation”. In idem, Descriptive Translation Studies and Beyond. Amsterdam-Philadelphia: John Benjamins. 53–69. DOI logoGoogle Scholar
Vinay, J. P., & Darbelnet, J.
1958Stylistique comparée du français et de l’anglais. Paris: Didier.Google Scholar

Appendice.Corpus

1. Duras, M. (1963, 1997) Le Vice-Consul. Dans Duras, romans, cinéma, théâtre : un parcours. Paris: Gallimard. Pages 849–899. (165 exemples d’asyndètes)Google Scholar
Traduction: E. Ellenbogen (1968, 1987) The Vice-Consul. New York: Pantheon books.Google Scholar
2. Duras, M. (1964, 1976) Le Ravissement de Lol. V. Stein. Paris: Folio. Pages 11–66. (55 exemples)Google Scholar
Traduction: R. Seaver (1966, 1986) The Ravishing of Lol Stein. New York: Pantheon Books.Google Scholar
3. Duras, M. (1984) L’Amant. Paris: Editions de Minuit. Pages 9–58. (92 exemples)Google Scholar
Traduction: B. Bray (1985, 1997) The Lover. New York: Pantheon books.Google Scholar
4. Duras, M. (1985) La douleur. Paris: Folio. Pages 13–48. (77 exemples)Google Scholar
Traduction: B. Bray (1986) La Douleur. London: Fontana Paperbacks.Google Scholar
5. Duras, M. (1992) Yann Andréa Steiner. Paris: P.O.L. Editeur. Pages 7–81. (39 exemples)Google Scholar
Traduction: M. Polizzoti (2006) Yann Andréa Steiner. New York: Archipelago Books.Google Scholar
6. Le Clézio, J.-M. G. (1991) Onitsha. Paris: Gallimard. Pages 13–49. (64 exemples) 134 Fiona RossetteGoogle Scholar
Traduction: A. Anderson (1997) Onitsha. Lincoln and London: University of Nebraska Press.Google Scholar
7. Makine, A. (1998) Le crime d’Olga Arbélina. Paris: Mercure de France. Pages 13–135. (71 exemples)Google Scholar
Traduction: G. Strachan (1999) The Crime of Olga Arbyelina. New York: Penguin.Google Scholar
8. Sartre, J.-P. (1938, 2000) La nausée. Paris: Gallimard. Pages 13–49. (63 exemples)Google Scholar
Traduction: R. Baldick (1965, 2000) Nausea. London: Penguin.Google Scholar
Abstract

While asyndeton between finite clauses within the sentence may be considered a marginal construction, compared for example to coordination or subordination, it is more frequent in French than in English, in which it is limited with respect to genre. Particularly interesting examples, both quantitively and qualitively, can be found in French literature, notably in the fiction of Marguerite Duras, who made asyndeton her hallmark. This study documents the choices made by English translators of Duras, and of three other French writers who exploit asyndeton. Literature aside, asyndeton in French texts is not carried over into English, in what can be qualified as norm-governed translation. However, asyndeton in literary texts is carried over into English in up to fifty percent of cases, reflecting a certain compromise between norms in the source language and those in the target language. Apart from describing Duras’ specific use of asyndeton, and illustrating the difficulty of translating any element that is an essential ingredient of a writer’s style, which, by definition, represents a departure from an accepted norm, this study brings to light certain aspects governing clause combining in English. Certain linguistic parameters that favour the exploitation of asyndeton in English are systematised, specifically concision, rhythm and isotopy. Semantic, temporal and/or aspectual constraints are also highlighted.

Keywords:

Adresse de correspondance

Fiona Rossette

Département d’anglais, UFR des langues étrangères

200 av de la République

92000, Nanterre, Cédex

France

[email protected]