Elke Brems,Kilian Demey Maud Gonne Un cas de « castration culturelle » ?

Traduction
Un cas de « castration culturelle » ? La traduction par Paul De Man du roman de Filip De Pillecyn De Soldaat Johan [A case of “cultural castration”? Paul de Man’s translation of De Soldaat Johan by Filip de Pillecyn]

Elke BremsH.U. Brussel | KU Leuven
Traduit par Kilian Demey sous la direction de Maud GonneUniversité de Namur | Université de Namur/ FNRS

Durant sa période belge, qui se situe autour de la Seconde Guerre Mondiale, le célèbre théoricien de la littérature Paul De Man n’a pas seulement écrit des articles pour la presse collaboratrice, il travaillait aussi comme traducteur littéraire. Contrairement au reste de sa production, ses traductions n’ont pas encore fait l’objet de recherches. Dans cet article je me concentrerai sur l’activité traductrice de Paul De Man dans le contexte politico-culturel complexe de la Belgique pendant la Seconde Guerre Mondiale. J’analyserai la relation entre poétique et politique dans sa traduction française du roman De Soldaat Johan de l’auteur belge néerlandophone Filip De Pillecyn (1939). L’article présentera à la fois une contextualisation de la position de De Man et une analyse textuelle de sa traduction.

Mots-clés :
  • Paul De Man,
  • Seconde Guerre Mondiale,
  • idéologie,
  • politique belge,
  • analyse de la traduction,
  • infrastructure littéraire, nationalisme,
  • Tendenzliteratur
Table des matières

1.Introduction

« En hij lei zijn wapenrok af en toog aan de arbeid »ii.Je tiens à remercier Herlinda Vekemans and Kirsten Malmkjær pour leur aide très appréciée. J’aimerais aussi remercier le prof. dr. em. José Lambert pour ses commentaires sur une version précédente du texte. (Et il posa sa cotte de maille et se mit à l’ouvrage). Telle est la phrase solennelle de clôture du Soldaat Johan (Le soldat Johan) un roman de l’auteur flamand Filip De Pillecyn (1891–1962), publié en 1939 et diffusé à grande échelle en Flandre durant la guerre. La traduction française de ce livre par Paul De Man – qui sera plus tard mondialement reconnu en tant que théoricien américain de la littérature  – est passée largement inaperçue. Cette traduction est un remarquable point de rencontre entre poésie et politique, mettant en scène deux acteurs très différents : d’un côté, un futur éminent promoteur de la déconstruction et, de l’autre, un écrivain de la heimat aux tendances nationales-socialistes. Au début de la deuxième Guerre Mondiale, les deux hommes travaillent sur le même roman. La traduction de celui-ci fournit des éclaircissements sur le climat culturel et politique en Belgique à cette époque en particulier, mais aussi sur le potentiel politique de la traduction en général.

Dans son tome introductif sur Paul De Man, Martin McQuillan cite Jacques Derrida, un ami proche de Paul De Man. Derrida offre en effet des recommandations à ceux qui étudient la période belge de Paul De Man et cherchent à expliquer et excuser son travail de journaliste pendant la guerre. Son premier conseil est le suivant : « reconstituez autant que possible le texte “La Belgique pendant la guerre” ». Dans cet article, je vais essayer de reconstituer un paragraphe de ce texte.

2.Histoire de la Belgique

Depuis sa création en 1830, la Belgique est un pays bilingue. Durant le dix-neuvième siècle, la langue officielle (la langue de la politique, justice, etc.) est le français autant pour la partie sud que pour la partie nord du pays. Néanmoins, la langue usuelle est le néerlandais en Flandre (au nord), et le français (au sud) en Wallonie (ou, de façon plus neutre, en Belgique francophone) ; cette situation est ressentie comme injuste presque depuis le départ. Les Flamands ne peuvent en effet pas parler leur langue maternelle. En réaction, le mouvement Flamand, un mouvement principalement culturel au dix-neuvième siècle, se chargera de diffuser la culture flamande et la langue néerlandaise. En 1898, le français perd son statut de langue officielle unique mais reste dominant durant le vingtième siècle.

Un changement important aura lieu pendant la Première Guerre mondiale, au moment où le mouvement Flamand accusera un tournant politique. Une partie des membres du mouvement (les « activistes ») collaboreront avec les Allemands afin de se défaire de la suprématie francophone.

3.Filip De Pillecyn

Filip De Pillecyn est né en 1891 dans une famille flamande catholique. Étudiant, il s’intéresse à la cause flamande. Pendant la Première Guerre mondiale, il est humilié, comme beaucoup d’autres soldats flamands, par les officiers de l’armée belge, qui étaient alors tous francophones. Cette expérience nourrit son aversion pour la Belgique en tant que nation. Il devient bientôt un chef de file du frontisme qui, bien que ne collaborant pas avec les Allemands, s’oppose aux dirigeants francophones de l’armée. Cette expérience en tant que soldat pendant la Première Guerre mondiale inspire son œuvre littéraire qui émerge à la fin des années 1920. Le personnage du soldat ne cesse d’ailleurs d’apparaître dans ses romans, y compris dans De Soldaat Johan.

Dans les années précédant la deuxième Guerre mondiale, Filip De Pillecyn devient de plus en plus radical dans ses actions pour la cause flamande. Passionné de la langue et la culture flamandes, il devient un représentant important de la collaboration culturelle avec les Allemands. La vision du national-socialisme de De Pillecyn a été documentée et reconstituée par d’autres auteurs qui ont situé son point de non-retour à l’été 1940, quand il plaide ouvertement pour le rattachement de la Flandre à l’Allemagne. On observe une radicalisation et un durcissement de l’attitude de Filip De Pillecyn entre juin et septembre 1940.

4.De Soldaat Johan

De Pillecyn publie De Soldaat Johan en 1939. Dirk de Geest (2007) interprète le roman comme une forme légère de littérature tendancieuse et considère que, tout bien considéré, l’ouvrage est idéologiquement faible. D’autres spécialistes (comme Humbeek 2009) ne sont pas de cet avis et insistent sur le caractère national-socialiste de l’œuvre. Ces divergences d’interprétation se reflètent dans la réception mitigée du livre. Antoon de Poortere écrit en 1939 dans le journal nationaliste flamand Volk en Staat (Peuple et État) que l’œuvre témoigne de « bonnes, justes et riches possibilités offertes par une littérature s’inspirant consciemment de motifs nationalistes. » De même, Bert Ranke décrit dans De Week (La Semaine) les principaux personnages du roman comme « la personnification d’une race forte, fortement attachée à sa terre. » Or, il écrit plus loin :

Je trouverais regrettable que tout ce que j’ai écrit auparavant à propos de l’esprit nouveau de ce travail laisse l’impression que De Pillecijn (sic) ait profané le terrain de chasse sacré de la muse à l’esprit pur au travers de l’incursion d’un personnage douteux. « De Soldaat Johan » n’est pas une œuvre tendancieuse.

Concernant la réimpression, Jeanne de Bruyn qualifie en 1942 l’œuvre de roman politique : « Rédigé avant la guerre, ce livre met en avant une vision qui sera confirmée par la grande guerre des nations et qui sera acceptée principalement par les guerriers flamands de la Waffen-SS et de la Légion flamande. » Toussaint van Boelare (1939) remarque dans le Amsterdamsch Algemeen Handelsblad (Journal Général de Commerce D ’Amsterdam) que : « le nouveau roman de Filip De Pillecyn – De Soldaat Johan – est acclamé en Flandre en raison de sa solidarité envers le people flamand. » Il traite ensuite minutieusement le contenu politique du roman et conclut de la sorte : « Un si vieux vin dans de nouveaux pichets romantiques – un peu de scepticisme n’est-il pas permis ou nécessaire ? Même si ces nouveaux pichets sont magnifiques, de forme comme de couleur. » Quelques années plus tard, van Boelare mènera la répression contre la collaboration culturelle (Brems et Sintobin 2008).

Le spécialiste belgo-viennois Herbert van Nuffelen résume et équilibre la question en 2006 :

Il n’est évidemment pas difficile de reconnaître certains aspects (…) de l’idéologie nationale-socialiste dans De Soldaat Johan. Or, cela n’est pas suffisant pour définir De Soldaat Johan comme étant un roman « de sang et de sol ». Si l’idéologie « du sang et du sol » est définie comme légitimant l’expansion d’une nation sur base de sa race (sang) aux dépens d’une autre afin de garantir l’espace vital de son propre peuple (…), alors De Soldaat Johan ne peut pas être considéré comme un roman « de sang et de sol ».

Van Nuffelen affirme aussi que les critiques nationaux-socialistes doutaient du travail de Filip De Pillecyn pour être trop abstrait et pas assez explicitement pro-allemand.

De Pillecyn lui-même reste vague quant à ses intentions. Dans une interview du premier avril 1941 qu’il donne au Laatste Nieuws (Dernières Nouvelles) à l’occasion de son cinquantième anniversaire, il déclare :

De Soldaat Johan appartient probablement plus au royaume du réel. Ce n’est pas un roman historique (…). Certains ont accueilli ce livre avec une certaine réserve. Certains ont jugé que j’avais besoin d’aide pour me protéger moi-même d’une idéologie abjecte….(De Maegt 1941)

L’interviewer n’approfondit pas ce point et Filip De Pillecyn ne donne pas plus d’éclaircissements. Dans une interview reproduite dans le Volk en Staat (Peuple et État) à l’occasion de ce même anniversaire, les propos de De Pillecyn restent énigmatiques : « Certaines circonstances ne sont-elles pas à remercier selon vous ? (De Soldaat Johan, EB) ? – C’est possible, répond Dr. De Pillecyn, avec un sourire mystérieux … » (De Poortere, 1941).

Bien que De Pillecyn le nie, on peut distinguer deux caractéristiques dans De Soldaat Johan : d’une part, son statut de roman historique – pas très réaliste – et, d’autre part, l’utilisation de thèmes mythiques de l’historiographie belge (les provinces bourguignonnes, mélange des cultures du sud et du nord, occupations consécutives par des puissances étrangères). Ces références, ainsi que l’intertexte du canon littéraire national(iste) (avec entre autres La Légende d’Ulenspiegel de Charles De Coster et De Leeuw van Vlaanderen [Le Lion des Flandres] d’Henri Conscience), sont implicitement présents. Le substrat historico-culturel a certainement été, pour les lecteurs belges cultivés, l’un des aspects les plus attractifs de cette œuvre légèrement allégorique.

5.La Traduction de De Soldaat Johan

Quoi qu’il en soit, le roman est traduit en allemand dès 1941. La politique de traduction de la Propaganda Abteilung (Division de la Propagande) allemande est stricte. En septembre 1941, une liste d’œuvres indésirables est publiée, « Contre l’instigation et le chaos » ; elle contient 1456 livres (Fincoeur, 1998). La préface soutient que la vie intellectuelle belge a trop souffert de l’influence française et que cette incidence pernicieuse doit être abolie en faveur d’une influence plus allemande. Selon Michel Fincoeur (1998 : 53) : « La politique allemande en matière de publication a été mise en pratique par la création de nouvelles maisons d’édition. Leur but était non seulement de promouvoir les auteurs belges, mais aussi de remplacer les auteurs français et anglo-saxons par des auteurs allemands et d’Europe du Nord. » Les traductions depuis l’allemand, ou depuis une langue nordique, sont autorisées plus facilement, de même qu’on approuve automatiquement un projet de traduction lorsqu’une traduction allemande existe déjà.

Ce sera le cas du Soldaat Johan. Le livre est traduit en français par la maison d’édition La Toison d’Or, fondée depuis peu par les conjoints Didier en collaboration avec Raymond de Becker et Pierre Daye. Cette maison d’édition dépend des Editions Mundus, appartenant au bureau des Affaires Etrangères, lui-même dirigé par van Ribbentrop. Selon Michel Fincoeur (1998 : 65), le choix du nouvel éditeur est important : « Le nom rappelle l’un des ordres de chevalerie fondés par Philippe le Bon au quinzième siècle, mais est aussi lié à la dynastie des Habsbourg et à l’idée d’Empire. »iiii.Raymond de Becker prévoyait aussi de publier une revue littéraire dans laquelle de jeunes auteurs wallons et bruxellois pourraient rencontrer des collègues nordiques et germaniques et échanger des idées : « Ce n’est que par cette confrontation que des œuvres imprégnées de la nouvelle conception de vie pourront surgir parmi eux ». Paul De Man aurait dû faire partie du comité éditorial (secrétaire), mais la revue ne vit jamais le jour. En 1942, le dr. Teske de la Propaganda-Abteilung, qui n’appréciait guère Didier, proposa que le Groupe Mundus remplace Didier par Paul De Man, mais Mundus refusa (Dehan 1995 : 232).

6.Paul De Man et l’environnement de La Toison d’Or

Les Didier sont des personnalités connues. Edouard Didier, un des fondateurs du mouvement Jeune Europe en 1932, tient avec sa femme un salon fréquenté par l’élite artistique et intellectuelle belge. Els de Bens (1989 : 90) écrit à propos du salon :

Le salon Didier est souvent décrit comme un groupe embryonnaire pré-collaboration. Bien qu’ils formaient une compagnie aux orientations politiques très hétérogènes, les habitués partageaient une aversion du système politique belge « décadent ». Ils rêvaient d’une « nouvelle Europe » et revendiquaient le statut de neutralité de la Belgique. Il est évident que certains des visiteurs de ce salon s’essayaient au fascisme et au national-socialisme.

Un des plus célèbres visiteurs du salon Didier est Henri De Man, l’oncle de Paul De Man. À cette époque, Henri est une figure importante de la politique belge. Leader du socialisme belge, il trouve dans le national-socialisme des années précédant la guerre une occasion de se défaire d’un système d’état qu’il combat alors avec véhémence. Ses idées d’un nouvel ordre social s’avèrent assez vite incompatibles avec le nouvel ordre national-socialiste. Après avoir été brièvement embrassées par les Allemands, les idées d’Henri sont rejetées.

Le neveu de Henry De Man, Paul, né est 1919, est encore très jeune à cette époque. Bien qu’il soit d’origine flamande – il provenait d’une riche famille anversoise – la plus grande partie de son éducation se fait en français ; il étudie à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), institution francophone. Son frère meurt en 1936 en traversant une voie ferrée et sa mère se suicide l’année suivante. Après ces évènements tragiques, le jeune Paul est confié à son oncle influent Henry. À l’ULB, Paul rejoint une organisation étudiante de gauche, Le Libre Examen, et y publie des articles. Cependant, ces publications cessent après le début de la guerre. Peu après, en décembre 1940, Paul commence à travailler pour le journal Le Soir. Ce journal tombe sous le contrôle allemand après la reddition de la Belgique (il sera d’ailleurs surnommé Le Soir volé) et doit se plier à la stratégie Gleichschaltung (uniformité des attitudes) : le contenu des médias doit être le plus uniforme possible afin de servir la vérité unique du national-socialisme. Dans l’article concernant Paul De Man et la presse collaborative susmentionné, Els de Bens explique comment un homme au passé socialiste peut rapidement tomber dans la collaboration journalistique. Elle remarque une volonté générale parmi les journalistes belges – exprimée en premier lieu dans les cercles intellectuels du type de ceux que Paul De Man fréquente par le biais de son oncle – de contribuer au journalisme de guerre en écrivant des articles. De Bens écrit (1989 : 92) : « Il est clair que Paul De Man avait, au moins dans une certaine mesure, adopté l’idéologie du nouvel ordre (..) il a dû être entraîné par ceux qu’il avait rencontrés au salon Didier et en particulier par la personnalité fascinante de son oncle ». C’est ainsi qu’il en vient à travailler pour Le Soir :

L’introduction de Paul De Man au journal Le Soir date de la période de la création de La Toison d’Or. Son oncle Henry De Man le mit en contact avec le groupe d’intellectuels qui se réunissait chez les Didier. (…) Il fut recruté par R. De Becker pour la rédaction d’une « Chronique Littéraire » hebdomadaire.

De Becker est le rédacteur en chef du Soir (volé) et fréquente régulièrement le salon Didier. Dans le procès-verbal sur la collaboration d’Edouard Didier classé dans les archives du Palais de Justice de Bruxelles, j’ai trouvé une retranscription de l’interrogatoire de Paul De Man datant du 30 juin 1946. Dans sa déclaration, Paul raconte en français avoir commencé à lire et traduire pour la maison d’édition La Toison d’Or dès la mi 1941 : « À partir de la mi 1941 je faisais en même temps un travail de lectorat et de traduction pour les éditions La Toison d’Or. » Il se rappelle aussi que d’aimables écrivains et traducteurs l’avaient recommandé comme traducteur depuis l’allemand et le néerlandais (flamand) : « Par des amis qui y étaient édités ou qui y travaillaient comme traducteurs et qui m’ont recommandé comme traducteur de l’allemand et du flamand » (Procès-Verbal 1946).

Depuis que le professeur Ortwin de Graef a révélé l’implication de Paul De Man dans l’infrastructure nationale-socialiste en Belgique au début de la deuxième Guerre Mondiale, les contributions de ce dernier dans le journal Le Soir, et dans une moindre mesure, dans Het Vlaamsche Land (Le Pays Flamand) et Bibliographie Dechenne, ont fait couler beaucoup d’encre. L’ouvrage Responses: on Paul De Man’s Wartime Journalism (Hamacher et al. 1989) compte près de 500 pages contenant 38 contributions qui analysent le journalisme de Paul De Man durant sa « période belge ». Une approche dominante dans ce contexte est l’étude de la relation entre le De Man belge et le De Man américain. Certains des plus éminents théoriciens de la littérature ont développé une fascination pour l’étude du champ littéraire belge de cette époque : grâce à De Man, la Belgique est soudainement devenue un objet d’étude international.

Contrairement à ses autres occupations, le travail de traducteur de Paul De Man a été étonnement peu étudié. Il semblerait même que ses traductions ne soient pas considérées comme des écrits de De Man. Néanmoins, j’aimerais démontrer dans ce qui va suivre que ces traductions négligées attestent de choix idéologiques faits par De Man et offrent des éclaircissements sur la position controversée du jeune Paul pendant la deuxième Guerre Mondiale. À ma connaissance, De Man a traduit, en tout, deux romans pour la maison d’édition de La Toison d’Or en 1942. Le premier est Das Zwiegesicht (Le Double Visage) de l’auteur allemand Paul Alverdes publié en 1937 et le second est De Soldaat Johan de Filip De Pillecyn (1939).iiiiii.Le titre traduit du livre d’Alverdes est Le Double Visage. Paul De Man a aussi aidé à traduire le livre Esprit des Nations d’après l’œuvre originale Geist der Nationen : Italiener-Franzosen-Deutsche de A.E. Brinckmann écrite en 1938. Il publie en 1945 une traduction en allemand de Moby Dick de Melville. Je n’ai malheureusement trouvé aucune correspondance concernant le travail de traduction de Paul De Man pour La Toison d’Or.

Entre 1941 et 1944, la Toison d’Or publie quelques centaines de livres, pour la plupart littéraires. D’après De Bens (1989 : 91) : « La maison d’édition publiait principalement des auteurs dont le travail avait beaucoup en commun avec l’idéologie du nouvel ordre. » Fincoeur est quant à lui plus prudent ; il considère que la maison d’édition jouissait d’une indépendance considérable vis-à-vis du contrôle des occupants. Il classe les publications de La Toison d’Or – dont les livres étaient publiés en séries – en cinq catégories : les échappatoires à la réalité quotidienne, les romans historiques, les histoires de guerre, les histoires anticléricales et la condamnation de la bourgeoisie. Xavier Dehan (1995 : 226) cite De Becker et affirme que La Toison d’Or a été fondée afin de familiariser les francophones avec les œuvres majeures des cultures germaniques et nordiques au travers de leurs traductions.

Le seul livre traduit depuis le néerlandais en 1942 est le roman de Filip De Pillecyn. Je n’ai pas su déterminer qui avait choisi ce livre : De Becker, Didier ou De Man lui-même.iviv.Selon Dehan (1995 : 228), de Becker s’occupait des essais et Didier était responsable des romans. Dans le procès-verbal de son interrogatoire au tribunal, De Man affirme qu’il lui arrivait de proposer des livres à publier : « Il m’est arrivé moi-même de proposer spontanément la publication de certains livres ». Il mentionne l’exemple de Max Havelaar de l’auteur néerlandais Multatuli. C’est une réponse stratégique dans le contexte de son interrogatoire car Max Havelaar étant un roman des années 1860 sur la colonisation néerlandaise de l’Indonésie, il n’est pas politiquement suspect dans ce contexte. Nous ne savons pas non plus si Filip De Pillecyn et Paul De Man se sont rencontrés dans le cadre de la traduction du roman ou à un autre moment. De Pillecyn a assisté à une conférence donnée par Henri De Man le 3 juillet 1940, mais nous ne savons pas si le jeune Paul – qui avait alors vingt ans – était également présent. C’était alors la période entre la publication du roman et de sa traduction.

7.La vision de Paul De Man sur la littérature belge

Grâce à sa fonction de journaliste, Paul De Man se familiarise avec la littérature flamande (c’est-à-dire écrite en néerlandais) de son époque, et en est enthousiaste. De son point de vue, certains auteurs en Flandre parviennent à exprimer un caractère national flamand ; il n’observe cependant pas le même type de littérature dans la partie francophone du pays. Les romans belges francophones sont soit trop régionaux, soit lourdement influencés par la France et la littérature française. De Man essaye de convaincre les lecteurs du Soir que la littérature belge francophone serait bien meilleure si elle était influencée par la littérature flamande. « Les résultats obtenus en Flandre stimulent une tentative similaire en Wallonie (…) cette tentative pourrait avoir une influence considérable sur le renouveau d’un sens culturel véritable en Wallonie » (De Man 1942a).11.Ndt : retraduction vers le français en l’absence d’un accès aux sources primaires.

Il plaide le retour d’une littérature propre à la « Wallonie », libérée de l’influence française. Il remarque en effet « une différence fondamentale et apparente au départ quand on remarque que la majorité – et la meilleure partie – des poètes et écrivains belges provient de Flandre. »vv.De Pillecyn partageait la même vision des choses : « Et les œuvres majeures de la littérature francophone dans ce pays, ne sont-elles pas issues d’artistes au sang flamand/germanique ? » (De Pillecyn 1941). Il démontre dans son analyse d’un roman de Franz Hellens que la littérature « wallonne » est plus proche de la littérature flamande que de la littérature française. Le-dit roman est un roman psychologique, mais pas dans le sens français du terme. Il se rapproche plutôt du genre d’œuvres reconnues comme « psychologiques » par les auteurs flamands.

Je ne craindrais pas de généraliser et d’affirmer que la différence que nous avons tenté de formuler entre l’emploi de la psychologie par les Français et par les Belges d’expression française peut s’appliquer à tous les auteurs de notre pays. Elle forme donc, actuellement, ce fossé qui reste creusé entre les deux littératures de même langue. On pourrait la résumer en disant que les Belges ne sont pas des psychologues proprement dits, mais qu’ils ont fait usage de la psychologie pour leur fournir des éléments dramatiques. Cet état d’esprit est très voisin de celui manifesté par les Flamands qui ont souvent suivi une voie analogue, mais avec plus de netteté encore.(1942b)

Paul De Man et le journal Le Soir sont en fait belges et nationalistes. La traduction du roman De Soldaat Johan pour le marché belge francophone en est un parfait exemple. De Man introduit donc dans ce marché un genre de roman qui n’est alors ni suffisamment exploité ni suffisamment connu des auteurs francophones. Il s’agit d’un livre écrit par un Flamand exprimant le caractère national flamand.vivi.En 1941, Filip De Pillecyn a été mis en avant par Bert Ranke comme l’expression incarnée du caractère national flamand. « Il est difficile d’imaginer une meilleure incarnation de toutes les caractéristiques du mâle national flamand – que De Coster sépare en deux opposés : Tijl et Lamme – que celle de la figure forte de cet homme social, qui aime rire et qui apprécie les bienfaits d’une bière fraiche, assis aux tables de réunion entre remarques pleines d’esprit et blagues amicales » (Ranke 1941). La littérature francophone peut être considérée comme un système faible, dominé par un système voisin plus fort, c’est-à-dire le système français. Afin d’être suffisamment rayonnant pour résister à l’influence française, le système wallon doit se construire un répertoire propre en faisant appel entre-autres à la traduction d’œuvres littéraires flamandes. Les manquements dans le répertoire pourraient ainsi être (temporairement) comblés. Du moins, Paul De Man considère que la littérature francophone manque de romans qui expriment le caractère national belge francophone, alors que ce type d’ouvrage abonde de l’autre côté du pays.

Mais ce n’est pas tout : la traduction ne doit pas être considérée comme une confrontation ou un échange entre deux systèmes différents. De Man veut considérer le système wallon et le système flamand comme un ensemble : sa traduction n’est donc pas interculturelle mais bien intra-culturelle. La traduction a même pour but de démontrer qu’il n’y a qu’une seule culture et non deux; une culture où cohabitent deux langues. Cette culture est différente de la culture française, mais aussi de la culture allemande ou néerlandaise. À la fin de son article sur Franz Hellens et la littérature wallonne Paul De Man (1942b) 22.Ndt : idem. écrit : « Changer la langue n’est pas suffisant pour changer le caractère artistique national. » Le caractère national flamand et le caractère national francophone doivent donc être considérés comme un ensemble : un caractère national belge.

La vision de Filip De Pillecyn est très différente. Il combat férocement l’idée de la Belgique. Le Volk en Staat (Peuple et État) de novembre 1942 le cite et utilise ses propos en qualifiant « l’âme belge » de « microbe mystique ». De Pillecyn préfère le Grand Empire Germanique qu’il considère comme une nouvelle patrie pour la Flandre. « Nous sommes un peuple germanique ; notre caractère propre est donc caractérisé par la force créative de notre sang qui a démontré sa fertilité. » (De Pillecyn : 1941). Les auteurs flamands comme Streuvels, Walschap, Timmerman et De Pillecyn qui écrivent des romans régionaux sont très populaires en Allemagne pendant l’entre-guerres et la deuxième Guerre Mondiale. Les écrivains flamands, avec ou sans leur accord, étaient souvent instrumentalisés comme « ponts » favorisant la compréhension culturelle et politique entre les traditions germaniques. De Pillecyn est sans doute d’accord de servir de pont, mais Paul De Man et La Toison d’Or vont utiliser son roman pour traverser un autre pont : dans les cercles littéraires francophones fréquentés par Paul De Man, la traduction d’œuvres de figures de proue de la littérature flamande est en effet considérée comme une solution à la crise identitaire belge (Meylaerts : 2004a et 2004b).

8.Paul De Man et De Soldaat Johan

L’histoire du Soldaat Johan n’est pas très complexe : l’élément central est la double identité de fermier et de soldat qui mène à un nouvel idéal de l’être humain et montre l’importance de posséder ses propres terres. La terre doit être rendue fertile (fermier) et défendue contre l’ennemi (soldat). D’autres aspects importants sont la glorification de la masculinité et la révolte des gens simples contre l’autorité. Le choix de Filip De Pillecyn de mettre en scène un cadre historique vague correspond, selon Dirk de Geest (2005), à une pensée antimoderne nourrie par le pessimisme culturel de l’entre-deux-guerres. Le passé, et le Moyen-Age en particulier, sont romantisés pour leur structure sociale idéale, caractérisée par la solidarité et la hiérarchie. Le sentiment d’avoir atteint la fin d’une ère socio-culturelle, présent dans le livre, est sans doute partagé par Henri et Paul De Man et renforcé par la déclaration de guerre. Paul De Man écrit en 1941 dans Le Soir : « La seule solution pour un peuple quand ses institutions ont été sapées et son territoire occupé et quand le problème du choix de mort ou de vie se présente est de retourner dans son propre passé » (De Man : 1941b).33.Ndt : idem. Dick Pels (1991 : 35) applique cette idée à la situation politique de l’époque : « Maintenant que le travail de destruction nécessaire a été réalisé, on peut commencer la construction d’un nouvel ordre social plus équitable. Dans ce nouvel ordre, l’esprit flamand collaborera avec l’esprit allemand contre les résidus de l’individualisme français. » Paul De Man reconnait peut-être, dans le roman de Filip De Pillecyn, l’appel familier d’un retour au passé. De plus, il y retrouve sans aucun doute les qualités de la littérature flamande qu’il apprécie particulièrement pour être véritablement « non françaises » :

L’abondance des passages descriptifs, l’attachement aux thèmes inspirés par le spectacle de la nature comptent parmi les propriétés les plus marquantes des poètes et romanciers flamands. Par contre, on les verra se détourner de toute analyse psychologique, de toute cérébralité qui a triomphé dans les lettres françaises de l’époque actuelle.(De Man : 1941a)

En outre, De Man aime le « tournant narratif » qui caractérise les romans flamands contemporains ; c’est-à-dire que raconter l’histoire s’avère plus importante que l’analyse ou l’apport d’idées. Paul De Man peut avoir retrouvé, dans une certaine mesure, cet aspect dans De Soldaat Johan, ce qui constitue une raison supplémentaire d’apprécier l’œuvre. Or, De Man marque aussi une certaine distance vis-à-vis du roman. Cette distance est apparente dans la traduction ; elle est en réalité matérialisée par la traduction.

9.La traduction de Paul De Man : texte et contexte

En traduisant le roman de Filip De Pillecyn, Paul De Man veut atteindre un public littéraire français et belge francophone. Ce public cible ainsi que le cadre institutionnel de La Toison d’Or ont influencé ses choix de traducteur.

Les Éditions de la Toison d’Or s’occupent de la publication de livres de première qualité pour les cercles intellectuels en place, à l’instar des prestigieuses maisons d’édition à Paris (Gallimard, Grasset, La Renaissance du Livre, …). Le quatrième de couverture du Soldaat Johan reflète le caractère prestigieux de la publication : le fait que De Pillecyn y soit entouré d’une étrange combinaison d’auteurs et de livres, comme démontré par la première illustration, reflète bien ce cachet.

Illustration 1.
Illustration 1.

Le « contexte » dans lequel De Soldaat Johan est présenté est donc international et varié, transcendant l’environnement flamand du livre. La présence sur la couverture d’un des essais de l’oncle de Paul – Henri De Man – peut être interprétée comme une forme d’appui du travail du jeune traducteur. Les illustrations 2, 3 et 4 indiquent les différences flagrantes entre les couvertures des éditions flamande, allemande et française.

Illustration 2.
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Illustration 3.
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Illustration 4.
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Alors que les couvertures flamande et allemande illustrent un fermier-soldat, la traduction de De Man s’inscrit dans la tradition classique et sobre française. Cette « traduction » de la couverture, déterminée par les traditions éditoriales et culturelles, présente le roman non plus comme une œuvre politique, mais comme une simple œuvre littéraire ; le contexte d’action et de batailles est moins présent : la couverture est normalisée et neutralisée pour l’audience francophone. De plus, la police d’écriture est aussi typographiquement traduite d’un contexte germanique vers un contexte francophone.

L’analyse globale de la traduction prouve que Paul De Man est plus qu’un traducteur maîtrisant parfaitement deux langues. Il accorde beaucoup d’attention et de soin à son travail : sa justesse philologique est remarquable du début à la fin, autant d’un point de vue microscopique que macroscopique. La segmentation générale du texte est proche du rythme de la narration de Filip De Pillecyn : le nombre de paragraphes et de phrases au sein de chaque paragraphe est scrupuleusement respecté au travers des treize chapitres. Cette attitude philologique, qui est plutôt exceptionnelle dans le contexte de la traduction de prose en français de ces deux derniers siècles, pourrait réduire la littérarité et la flexibilité narrative d’un roman.viivii.La traduction de romans en France entre le dix-huitième siècle et la deuxième moitié du vingtième siècle a été étudiée dans une série de thèses de Master à la K.U. Leuven, avec entre autres De Bièvres 2003, Lambert 1979–1982 et Robyns 1990. Cependant, les compétences littéraires et narratives de Paul De Man permettent de conserver l’attention du lecteur pour le héros, ses sentiments et ses ambitions.

Il est habituel pour les traducteurs, surtout en France, de séparer les dialogues des fragments narratifs plus clairement dans leur traduction que dans l’original. Or, De Man n’a recours qu’exceptionnellement à cette technique et va, en outre, à l’encontre de la tendance à l’(hyper)correction du style oral dans les dialogues, qu’affectionnent les traducteurs de textes narratifs de l’époque.

La mise en page est une des techniques employées pour restructurer le rythme de la narration. Étant donné que la segmentation du texte est généralement parallèle dans les deux versions, les interventions de Paul De Man sont d’autant plus frappantes. Du dix-huitième au vingtième siècle, de nombreux traducteurs français choisissaient de remplacer la prose importée (depuis l’Allemagne, l’Angleterre ou l’Espagne) par une multiplication de paragraphes dans leur traduction. Cependant, dans le cas présent, le traducteur tantôt multiplie le nombre de paragraphes, tantôt le diminue. Cette incohérence peut être interprétée comme une volonté de Paul De Man de ne pas prendre part au conflit opposant ces deux modèles textuels différents.

Dans les derniers chapitres du livre, les dialogues deviennent de plus en plus fréquents et les relations gagnent en intensité et en émotion. De Soldaat Johan, à l’instar du Soldaat Johan, quitte progressivement la rétrospective (caractéristique commune à la plupart des romans, particulièrement aux romans historiques) pour s’ouvrir à la prospective. Ce glissement vers une conclusion en quelque sorte visionnaire et prophétique – où le soldat, devenu père, transmet son message à son fils, et à travers son fils aux générations futures – coïncide avec un changement grammatical : le présent remplace soudainement le passé (« À présent, le soldat Johan traverse le village » De Pillecyn 1942 : 258 ; « Nu gaat de soldaat Johan door het dorp » De Pillecyn 1939 : 221).

Dans le dernier chapitre, l’intensification des évènements, représentée par les alternances entre paragraphes narratifs et dialogiques, prépare une fin légèrement pathétique où le soldat, devenu père, confie sa mission à son fils. La mise en page des paragraphes et des sections reflète l’intensification des relations sociales et des émotions. Dans cette amplification progressive Paul De Man utilise les mêmes techniques d’organisation narrative que Filip De Pillecyn, même s’il apporte quelques modifications mineures. Il y a un changement discret – mais visible – dans la stratégie textuelle et narrative vers la fin du roman. Par l’insertion de plus grands espaces entre les paragraphes, De Man ouvre finalement son Soldaat Johan à des perspectives futures plus larges. Cette ouverture spatiale coïncide avec l’introspection finale du soldat : une synthèse des valeurs qui devront être transmises à son fils. De Man isole les quatre dernières pages du noyau de l’histoire, comme s’il voulait créer un épilogue.

Contrairement aux auteurs flamands canonisés de l’entre-guerre (Streuvels, Walschap ou Timmermans), De Pillecyn évite l’emploi de la langue régionale (et orale) flamande (variété parlée du néerlandais), souvent utilisée, de façon polémique, pour s’opposer à l’intégration linguistique et à la standardisation. Ce que certains auteurs suisses appellent « le droit de mal écrire » (Meizoz 1996) est totalement étranger à son style littéraire. Puisque De Pillecyn n’emploie pas de variante locale, Paul De Man n’est pas confronté au dilemme de devoir choisir entre le français belge et le français international qui divisait les traducteurs francophones du roman flamand. Ignorer ce débat concorde avec la politique de La Toison d’Or, qui cherche à obtenir un statut international grâce à son répertoire littéraire et qui, par conséquent, veut éviter les perspectives régionales et régionalistes.

Dans ce qui suit, je vais analyser plus en profondeur la traduction du Soldaat Johan afin d’identifier les tendances et leurs conséquences idéologiques.

10.Caractéristiques stylistiques du Soldaat Johan

Une des caractéristiques les plus remarquables du Soldaat Johan est son style suggestif et abstrait, procurant au livre sa dimension héroïque, universelle et exemplaire, parfaitement adaptée au discours totalitaire. L’exemple suivant illustre le type de discours utilisé par Filip De Pillecyn (De Pillecyn, 1939 : 30–31).

De avond was helemaal gekomen. Hier stond een man, die een hut had en een koe.

Zij keek naar hem op. Hij ook ademde hoorbaar.

- Kom binnen, zei hij.

Binnen was het zoo donker dat alleen de lucht van de dieren de plaats aanwees waar ze stonden. Het rook er naar leven en vruchtbaarheid. En de hond streek langs haar en gromde zacht.

Zij aten brood en dronken melk vóór de hut, in de stilte van bosch en heide.

- Ginds is de rivier, zei Johan.

En hij sloot de deur. Zoo won de soldaat Johan zijn vrouw.viiiviii.Toutes les citations sont de Filip De Pillecyn, De Soldaat Johan. Amsterdam, Van Kampen, 1939 et Filip De Pillecyn, Le Soldat Johan. Bruxelles, La Toison d’Or, 1942.

Le soir était entièrement tombé. Il y avait ici un homme qui avait une hutte et une vache.

Elle le regarda. Lui aussi respirait bruyamment.

Entre, dit-il.

Il faisait si sombre à l’intérieur que seul le souffle des animaux indiquait leur place. Cela sentait la vie et la fertilité. Et le chien passa à côté d’elle et grogna doucement.

Ils mangèrent du pain et burent du lait devant la hutte, dans le silence de la forêt et de la lande.

La rivière est là-bas, dit Johan.

Et il ferma la porte. Ainsi Johan gagna sa femme. (notre traduction littérale)

Toutes les caractéristiques stylistiques du roman ne peuvent évidemment pas se manifester dans un seul extrait, mais un certain nombre d’entre-elles y sont bien présentes. Comme susmentionné, le style du livre est caractérisé par son abstraction, sa dépersonnalisation et son ton neutre et épic.

L’abstraction peut être atteinte au travers de différentes stratégies :

  • La nominalisation, illustrée dans le passage « Cela sentait la vie et la fertilité » dans lequel le processus de vie et le fait d’être fertile sont présentés comme des entités.

  • L’emploi d’hyperonymes plutôt que d’hyponymes, comme « dier » (« animal ») à la place de « geit » (« chèvre ») ou « de vrouw » (« la femme ») à la place de « Grete ». L’accent est donc mis sur la catégorie plutôt que sur l’entité spécifique.

  • Les noms propres sont presque toujours précédés par le même substantif. Par exemple, Johan est presque toujours « le soldat Johan » et Nicolas est quant à lui toujours « le fermier Nicolas ». L’effet est identique à celui de la stratégie précédente : les personnages sont identifiés par la catégorie à laquelle ils appartiennent. Singulièrement, il est fait référence aux hommes par le biais de leur profession, alors que c'est le genre qui détermine les femmes.

  • Une dernière stratégie est l’usage de phrases vagues et suggestives comme « Il regarda ensuite vers les étoiles et s’en alla vers le Nord, d’où il venait » (De Pillecyn 1939 : 7).

Différents facteurs peuvent entraîner la dépersonnalisation :

  • L’emploi fréquent des pronoms définis. Le cas le plus évident est l’expression « le soldat Johan » qui apparait plusieurs centaines de fois. La dépersonnalisation de Johan au travers de sa catégorisation constante en tant que « soldat » est amplifiée par l’usage du pronom défini « le » devant son nom.

  • L’utilisation récurrente de noms propres alors qu’un pronom personnel pourrait être employé. Cet usage limite la sympathie et l’empathie envers les personnages ; une distance est créée.ixix.La phrase de clôture, que je cite au début de l’article, en est une exception frappante.

  • L’utilisation d’objets inanimés en tant que protagonistes, comme illustré dans ce passage : « Le bâton se brisa rapidement sur le corps solide du fermier Niklaas et l’on entendit alors le crépitement de la clé brûlante sur son front » (De Pillecyn 1939 : 121). Lors de cette séance de torture, le bâton (qui se casse) et la clé (qui brûle) sont actifs alors que les réactions du fermier Niklaas ne sont pas mentionnées.

Le ton neutre est créé au moyen de :

  • L’emploi de verbes neutres et généraux comme « être » et « se passer ». Par exemple : « Le lait dans sa bouche (…) était épais et doux » (De Pillecyn 1939 : 17) ou « La rivière est là-bas » (De Pillecyn 1939 : 30–31).

  • Un vocabulaire simple et limité, comme bruyère, prairie, bannière, croix, vallée, horloges, terre, rivière, hutte ou moisson. Ce vocabulaire a un effet incantatoire et ritualiste, comme dans la phrase « Il y avait ici un homme qui avait une hutte et une vache ».

  • Des répétions à tous les niveaux, par exemple dans l’emploi des conjonctions. L’exemple le plus frappant est l’usage de « et » en début de phrase, comme dans les phrases « Et le chien qu’elle brossait » ou « Et il ferma la porte ».

  • Une ponctuation banale.

  • L’usage abondant de parataxes, par exemple de l’emploi de « et » en début de phrase comme déjà indiqué dans le point précédent. Cette technique narrative est bien illustrée dans l’extrait ci-dessus qui fait à peine usage de conjonctions de subordinations pour lier les phrases.

Le ton épique est amené par :

  • Le fait de nommer le protagoniste, nom qui est par ailleurs le titre du roman.

  • Le processus de personnalisation, non seulement des gens, mais aussi du pays, de la lande et de la rivière, qui deviennent des héros déterminant le cours des évènements. Cette stratégie est illustrée dans l’extrait suivant : « C’était comme si la neige, qui était froide et dure, ne tolérait aucune forme de vie à l’extérieur. »

  • L’ordre des mots qui donne souvent un air solennel, comme par exemple « Une brave femme, Grete l’était », avec en plus, dans ce cas-ci, la catégorie précédant l’individu.

  • L’emploi de maximes montrant que le cours des évènements est fixe et déjà connu. Cette technique procure au narrateur une certaine autorité qui lui permet d’affirmer, par exemple, qu’« une bonne parole vaut mieux qu’une promesse. »

11.Style de traduction : réécrire en/les détails

Comment Paul De Man a-t-il traduit toutes ces caractéristiques stylistiques ? Tout d’abord, il faut préciser que sa traduction reste proche du texte original : il n’omet presque rien et n’ajoute presque aucun élément. Néanmoins, lorsqu’on compare minutieusement les deux versions, certains détails sautent aux yeux. La narration de De Man diffère en effet de celle de De Pillecyn : De Man réécrit discrètement De Pillecyn. Ci-dessous, la traduction par Paul De Man de l’extrait étudié précédemment.

Le soir était complètement venu. Il y avait un homme près d’elle qui possédait une cabane et une vache.

Elle leva les yeux sur lui. Il respirait bruyamment, comme elle.

- Entre, dit-il.

À l’intérieur, l’obscurité était telle que l’odeur des bêtes seule révélait l’endroit où ils se trouvaient. Cela sentait la vie, une vie féconde. Et le chien vint la flairer en grognant doucement.

Ils mangèrent du pain et burent du lait, devant la hutte dans le silence du bois et de la bruyère.

- La rivière est là-bas, dit Johan.

Et il ferma la porte.

C’est ainsi que le soldat Johan conquit sa femme.(De Pillecyn 1942 : 33–34)

Dans ce court extrait, De Man remplace le verbe plus neutre « avoir » (une vache et une hutte) par le verbe plus spécifique « posséder ». Il donne un ton plus personnel au texte en transformant « Il y avait un homme » en « Il y avait un homme près d’elle » et « Lui aussi respirait bruyamment » en « Il respirait bruyamment, comme elle ». Il faut noter que la traduction mentionne deux fois la femme alors que l’original ne l’inclut pas. De Man traduit aussi « Cela sentait la vie et la fertilité » en « Cela sentait la vie, la vie féconde », il remplace donc un nom abstrait par un adjectif.

Il est possible d’identifier certaines variations dans la traduction en utilisant les mêmes catégories que celles qui décrivent le style de l’original.

Abstraction :

  • Paul De Man rend certains passages plus explicites. Par exemple, il peut ajouter « dit-il » si les dialogues ne sont pas suffisamment clairs ou « [il] comprenait » (De Pillecyn 1939 : 66) devient « [il] la comprit, cette beauté » (De Pillecyn 1942 : 76).

  • Il transforme un certain nombre de substantifs en adjectifs : par exemple, « nudité » devient « nu » et « fertilité » devient « fertile ».

  • Dans certains cas, il change les hyperonymes en hyponymes, comme illustré par ce passage (De Pillecyn 1939 : 67) : « Le monde est vaste, dit la femme » qui se transforme en « Le monde est grand, dit Grete » (De Pillecyn 1942 : 77). Alors que De Pillecyn l’appelle « la femme », De Man utilise plusieurs fois son nom : Grete.

Dépersonnalisation :

  • Le choix de mots de Paul De Man rend les phrases de Filip De Pillecyn plus personnelles : « La pensée d’une femme venait à lui » devient « Il souhaite parfois la compagnie d’une femme » ou « Voilà une vache » devient « J’ai une vache ».

Neutralité

  • Paul De Man ajoute parfois des points d’exclamation afin d’attirer l’attention du lecteur sur les émotions et sur ce qui est dit.

  • Bien qu’il utilise « et » au début d’un certain nombre de phrases, il l’omet aussi régulièrement. Par exemple, « Et la nuit tomba à nouveau dans la hutte (…) » (De Pillecyn 1939 : 19) se transforme en « Puis la nuit tombait dans la hutte (…) » (De Pillecyn 1942 : 21) ou « Et un matin Johan vit une vache dans la bruyère en face de sa porte » (De Pillecyn 1939 : 24) devient dans la traduction « Un matin, Johan vit une vache dans la bruyère devant sa porte » (De Pillecyn 1942 : 26).

  • Les conjonctions sont plus variées dans la traduction que dans l’original.

  • De Man fait moins usage des répétitions. Par exemple, le drapeau du fermier est souvent décrit dans l’original comme « le drapeau avec la torche et le champs labouré » et raccourci dans la traduction comme « le drapeau ».

  • En néerlandais, la différence entre le discours direct et le discours indirect n’est pas souvent indiquée, or dans la version française, des guillemets sont ajoutés. Bien qu’on ne sache pas vraiment si cette décision incombe à Paul De Man, elle a un impact sur la narration : les différentes voix se distinguent plus clairement, ce qui donne une certaine vivacité au style.

Ton épique :

  • Paul De Man neutralise parfois l’ordre des mots : « C’est ici que je veux vivre » dans l’original devient « Je veux vivre ici » dans la traduction.

  • Une intervention importante du traducteur est qu’il n’utilise pas constamment la formule « le soldat Johan » mais juste « Johan » ou simplement « il ». Par exemple, « Mais maintenant le soldat Johan découvre la terre » (De Pillecyn 1939 : 15) devient « Mais maintenant il découvre la terre » (De Pillecyn 1942 : 16).

  • De Man ne respecte pas toujours les maximes de l’auteur. Par exemple, « Un fermier sans femme n’est pas un vrai fermier » (De Pillecyn 1939 : 19) dans l’original devient « Sans femme, peut-on être un vrai paysan ? » (De Pillecyn 1942 : 21) dans la traduction.

Mon étude comparative entre la traduction de Paul De Man et le texte original a permis d’épingler deux autres découvertes remarquables. D’une part, il est frappant de remarquer que De Man minimise la traduction des passages à caractère sexuel, comme illustré par ce passage : « la confession lascive de deuil et d’autodestruction » (De Pillecyn 1939 : 30) dans l’original devient « son élan de mortification » dans la traduction (De Pillecyn 1942 : 32). Un autre exemple peut être trouvé ici : « [Johan] posa ensuite sa main sur son épaule ou découvrit sa poitrine de ses doigts excités » (De Pillecyn 1939 : 40) se transforme en « Cette pensée lui faisait enserrer dans une étreinte heureuse l’épaule ou la poitrine de Grete » (De Pillecyn 1942 : 45). D’autre part, De Man semble avoir apporté une correction « de genre ». Comme je l’ai déjà indiqué, il utilise plusieurs fois le nom « Grete » à la place de « la femme » et fait mention de ce nom plus souvent que dans l’original. De plus, « avant qu’il n’ait sa femme » (De Pillecyn 1939 : 45) devient « avant de rencontrer sa femme » (De Pillecyn 1942 : 51) et « Elle courut vers lui » (De Pillecyn 1939 : 67) est traduit par « Il courut vers elle » (De Pillecyn 1942 : 67) ; c’est donc l’homme qui cherche à rejoindre la femme. Le passage le plus marquant est peut-être le suivant : « né d’Adam » (De Pillecyn 1939 : 98) se transforme en « fait naître d’Eve et Adam » (De Pillecyn 1942 : 113).

Toutes ces petites interventions au niveau micro du texte ont pour résultat que le discours de Paul De Man diffère du discours de Filip De Pillecyn à d’autres égards. Au vu des choix susmentionnés, la traduction de De Man s’avère plus personnelle mais moins abstraite, moins neutre et moins épique. Si le roman en néerlandais peut être considéré comme une forme subtile de littérature tendancieuse, ce n’est pas exclusivement dû à son thème soldat/guerrier, mais aussi à son style. En affaiblissant le style narratif tendancieux, Paul De Man a brouillé l’apport et l’effet idéologique du livre. Le scénario n’a pas changé mais le ton universel, impersonnel et uniforme est devenu plus personnel, plus émotionnel, plus varié et plus concret. Le roman est donc moins pratique pour la propagande et bien entendu plus faible et moins unique d’un point de vue littéraire. Le style n’est donc plus vraiment en cohérence avec le contenu ; c’est peut-être une des raisons pour lesquelles la traduction n’a pas eu grand succès.

12.La réception de la traduction

La traduction française du Soldaat Johan n’a certainement pas été un bestseller. Selon les informations partielles provenant des procès-verbaux d’interrogatoire concernant les Didier et la Toison d’Or, 860 copies du livre avaient été vendues au 24 juillet 1942.

La presse francophone prêta peu d’attention à la traduction du roman. Cassandre, un quotidien édité par le « collabo » Paul Colin, lui accorde une critique : « Louons les publications de La Toison d’Or qui permettent aux lecteurs francophones de découvrir ces grands romans ainsi que nos meilleurs auteurs flamands ». Le critique J.L. (1942b) 44.Ndt : idem. fait aussi l’éloge de la traduction de Paul De Man pour avoir « respecté à merveille ce ton épique dont l’extrême simplicité de la langue est l’un des secrets ». Une critique plus élaborée, et particulièrement intéressante, paraît dans Le Soir (L.F. 1942), qui a toujours accordé beaucoup d’importance aux publications de La Toison d’Or. L’article part de l’observation que la richesse de la littérature belge réside dans sa double nature, c’est-à-dire francophone et néerlandophone). Malheureusement, poursuit le critique (L.F.), cette double nature n’est pas à la portée de tous car, si le lecteur flamand lit le français, le francophone ne lit pas souvent le néerlandais. Par conséquent « il faut recourir à la traduction ». Depuis le début de la guerre, le comportement des Belges francophones a changé pour un mieux, néanmoins, reconnait L.F., le nom de Filip De Pillecyn « n’éveille hélas que peu d’écho chez le lecteur francophone ». Dans cette analyse, la traduction (applaudie) de ce romanxx.« La traduction de Paul De Man respecte à merveille ce ton épique, dont l’extrême simplicité de la langue est un des secrets ». est perçue comme une étape importante pour la Belgique francophone dans la prise de conscience grandissante que son partenaire « naturel » n’est pas la France, mais bien la Flandre.

Celui qui est habitué à lire des œuvres d’inspiration française, ou des œuvres traduites venant de pays étrangers, de mœurs et de coutumes différents du nôtre, s’étonne de trouver une image si fidèle de son propre pays, dans un livre traduit. Il s’étonne d’être si proche de ces personnages qui s’expriment pourtant en une langue qui n’est pas la sienne.

L.F. conclut de la sorte : « Il n’est pas un Belge qui puisse ignorer un livre de cette sorte ». Cela peut signifier non seulement qu’aucun Belge ne peut ignorer cet ouvrage mais aussi que l’on ne peut être Belge si on ignore ce livre. Le roman est donc présenté par Le Soir comme typiquement belge, du moins de la façon dont le quotidien aime imaginer la Belgique, soit avec l’accent sur les similarités entre Flamands et francophones.xixi.En 1942, Cassandre a publié une critique d’un autre roman traduit par Paul De Man pour La Toison d’Or : Le Double Visage de l’auteur allemand Paul Alverdes. À nouveau, la Belgique est représentée dans ce roman comme un lieu de rencontre entre deux cultures : « Ceux qui, depuis longtemps, ont compris la vocation de la Belgique et sa mission de “soudure” des deux grandes cultures d’Europe – la latinité et la germanité à concilier et à réconcilier – ont souffert de ce parti pris de silence envers l’art et la littérature de la jeune Allemagne (…) ». La critique affirme qu’un tel ouvrage est à présent disponible grâce à « une traduction presque impeccable de P. De Man ». (J.L. 1942a).

Cette vision minimise donc les différences entre les deux langues nationales, ce qui aurait forcément déplu à Filip De Pillecyn. Selon lui, langue et culture ne font qu’un :

Parce que les éléments étrangers et hostiles au peuple devaient d’abord être purifiés par la langue ; la langue allait de pair avec les croyances et opinions. Et c’est toujours le cas. Si on parle français dans une ville flamande, on peut alors conclure avec 100% de certitude : ces gens sont anglophiles, c’est la réaction logique. La langue de notre région couvre nos opinions et nos croyances. Parce que la langue est l’expression de l’âme (…) nous ressentons d’autant mieux comment notre langue, l’expression de notre esprit et de notre cœur, et donc de notre culture, est liée à notre peuple. C’est une affaire de fertilité culturelle ou de castration culturelle.(De Pillecyn 1942).xiixii.Le terme « anglophiles » peut sembler étrange dans ce contexte. Il fait probablement référence à la fuite du gouvernement belge à Londres au début de la guerre.

Filip De Pillecyn écrit ces mots le 3 juin 1942 dans le journal flamand Het Laatste Nieuws juste au moment où la traduction de son livre paraît pour défendre un point de vue concernant la politique culturelle opposé au sien. Si on suit sa pensée, Le Soldat Johan est un cas de castration culturelle. En développant la métaphore, on s’aperçoit que Paul De Man pensait différemment et croyait en la cross-fertilisation. Ortwin de Graef lui attribue un certain « nationalisme complémentaire » : « De Man mettait continuellement en avant cette double tâche : les littératures nationales doivent rester fidèles à leur héritage national tout en entretenant la possibilité de cross-fertilisation » (De Graef 1989 : 118).xiiixiii.Paul De Man entretenait une attitude positive vis-à-vis de l’influence artistique : « Lorsqu’une nation appose sa propre marque sur une formule de style crée par quelqu’un d’autre, cette formule réapparait comme ressuscitée et transformée par magie. Ce n’est pas un signe de manque d’authenticité que d’utiliser les trésors de ses voisins, que du contraire. » (De Man 1942c).

Finalement, j’aimerais revenir sur un détail de ma comparaison entre le texte original et la traduction, pertinent à la lumière de ce qui vient d’être discuté. Quand De Pillecyn écrit « la région où ils parlent germanique », De Man traduit par « le pays germanique ». De Man définit donc le terme « germanique » autrement que De Pillecyn : non pas comme une langue, mais comme une caractéristique. L’idée d’une connexion entre le sol et la langue disparaît dans la traduction de manière significative. Ce changement subtil sape l’idéologie sous-jacente mais cruciale du projet politique de Filip De Pillecyn – « une nation – un peuple – une langue » -, qui ne convenait décidément pas à Paul De Man.xivxiv.Ce détail important est en fait difficile à traduire. Le terme utilisé en néerlandais est « Diets ». Le passage : « (H)et gebied waar ze Dietsch spraken » est traduit par De Man par “le pays thiois ».

13.Conclusion

Tant Paul De Man que Filip De Pillecyn étaient en faveur d’une culture bilingue dans laquelle la Flandre pourrait jouer un rôle. Selon De Pillecyn, le flamand et l’allemand, deux langues historiquement liées, seraient deux moyens d’expressions du caractère national du Grand Empire Germanique. De Man, par contre, considérait le français et le néerlandais comme deux moyens d’expression d’un même caractère national belge. Pour ce dernier, la traduction d’un roman flamand pour un lectorat belge francophone est un phénomène intra-culturel, alors que pour de De Pillecyn, cette même traduction est clairement un phénomène interculturel. Ils présentent chacun un agenda politique différent auquel un roman exprimant le caractère national peut correspondre. Cependant, Paul De Man affaiblit la position politique du roman en manipulant le style. En traduisant ce roman néerlandais en français, De Man n’opère pas seulement une « castration culturelle » en affaiblissant les liens entre la langue et le caractère national que De Pillecyn considérait comme cruciaux. Selon la rhétorique de De Pillecyn, n’importe quelle traduction revient à une castration culturelle. Mais De Man opère également une « castration stylistique » en altérant les liens entre le contenu et la forme de l’œuvre originale, qui œuvraient ensemble dans le sens d’un discours totalitaire.

J’ai démontré dans cet article que le travail de traduction de Paul De Man a été sévèrement négligé. Ses traductions peuvent et devraient être considérées comme des œuvres à part entière. Les traductions forment un paragraphe intégral et pertinent du texte « La Belgique durant la guerre » que nous essayons de reconstituer, suivant le conseil de Derrida. Ce cas particulier est un exemple de la complexité de la praxis culturelle à une époque et à un endroit tumultueux comme la Belgique en temps de guerre, lorsque les idéologies s’affrontent. Une analyse détaillée accompagnée de la contextualisation d’une praxis culturelle comme la traduction peuvent révéler les nuances, les changements et même les irrégularités des positions idéologiques. La banalité doit aussi être prise en compte dans ce genre d’analyse : Raymond de Becker, avec qui De Man ne s’entendait pas, rapporte le 12 décembre 1942 que le français de Paul De Man est inadéquat : « son travail est absolument nul ». S’agit-il juste de la diffamation de la part d’un rival qui voulait éjecter De Man de la maison d’édition ou bien le soi-disant manque de connaissance de la langue française de ce dernier aurait-il un rapport avec la dimension neutralisante de la traduction? Dans tous les cas, sa traduction n’a pas été efficace puisqu’elle n’a pas réussi à convaincre le public francophone belge du fait qu’il partageait une identité commune avec les Flamands. Ce cas a clairement démontré que la politique et la poétique sont étroitement liées et que la traduction peut entrainer un glissement des deux côtés. Ce glissement peut échouer, comme dans le cas présent, sans pour autant rendre son étude moins intéressante ou moins pertinente.

Remarques

1.Ndt : retraduction vers le français en l’absence d’un accès aux sources primaires.
2.Ndt : idem.
3.Ndt : idem.
4.Ndt : idem.
iJe tiens à remercier Herlinda Vekemans and Kirsten Malmkjær pour leur aide très appréciée. J’aimerais aussi remercier le prof. dr. em. José Lambert pour ses commentaires sur une version précédente du texte.
iiRaymond de Becker prévoyait aussi de publier une revue littéraire dans laquelle de jeunes auteurs wallons et bruxellois pourraient rencontrer des collègues nordiques et germaniques et échanger des idées : « Ce n’est que par cette confrontation que des œuvres imprégnées de la nouvelle conception de vie pourront surgir parmi eux ». Paul De Man aurait dû faire partie du comité éditorial (secrétaire), mais la revue ne vit jamais le jour. En 1942, le dr. Teske de la Propaganda-Abteilung, qui n’appréciait guère Didier, proposa que le Groupe Mundus remplace Didier par Paul De Man, mais Mundus refusa (Dehan 1995 : 232).
iiiLe titre traduit du livre d’Alverdes est Le Double Visage. Paul De Man a aussi aidé à traduire le livre Esprit des Nations d’après l’œuvre originale Geist der Nationen : Italiener-Franzosen-Deutsche de A.E. Brinckmann écrite en 1938. Il publie en 1945 une traduction en allemand de Moby Dick de Melville. Je n’ai malheureusement trouvé aucune correspondance concernant le travail de traduction de Paul De Man pour La Toison d’Or.
ivSelon Dehan (1995 : 228), de Becker s’occupait des essais et Didier était responsable des romans. Dans le procès-verbal de son interrogatoire au tribunal, De Man affirme qu’il lui arrivait de proposer des livres à publier : « Il m’est arrivé moi-même de proposer spontanément la publication de certains livres ». Il mentionne l’exemple de Max Havelaar de l’auteur néerlandais Multatuli. C’est une réponse stratégique dans le contexte de son interrogatoire car Max Havelaar étant un roman des années 1860 sur la colonisation néerlandaise de l’Indonésie, il n’est pas politiquement suspect dans ce contexte.
vDe Pillecyn partageait la même vision des choses : « Et les œuvres majeures de la littérature francophone dans ce pays, ne sont-elles pas issues d’artistes au sang flamand/germanique ? » (De Pillecyn 1941).
viEn 1941, Filip De Pillecyn a été mis en avant par Bert Ranke comme l’expression incarnée du caractère national flamand. « Il est difficile d’imaginer une meilleure incarnation de toutes les caractéristiques du mâle national flamand – que De Coster sépare en deux opposés : Tijl et Lamme – que celle de la figure forte de cet homme social, qui aime rire et qui apprécie les bienfaits d’une bière fraiche, assis aux tables de réunion entre remarques pleines d’esprit et blagues amicales » (Ranke 1941).
viiLa traduction de romans en France entre le dix-huitième siècle et la deuxième moitié du vingtième siècle a été étudiée dans une série de thèses de Master à la K.U. Leuven, avec entre autres De Bièvres 2003, Lambert 1979–1982 et Robyns 1990.
viiiToutes les citations sont de Filip De Pillecyn, De Soldaat Johan. Amsterdam, Van Kampen, 1939 et Filip De Pillecyn, Le Soldat Johan. Bruxelles, La Toison d’Or, 1942.
ixLa phrase de clôture, que je cite au début de l’article, en est une exception frappante.
x« La traduction de Paul De Man respecte à merveille ce ton épique, dont l’extrême simplicité de la langue est un des secrets ».
xiEn 1942, Cassandre a publié une critique d’un autre roman traduit par Paul De Man pour La Toison d’Or : Le Double Visage de l’auteur allemand Paul Alverdes. À nouveau, la Belgique est représentée dans ce roman comme un lieu de rencontre entre deux cultures : « Ceux qui, depuis longtemps, ont compris la vocation de la Belgique et sa mission de “soudure” des deux grandes cultures d’Europe – la latinité et la germanité à concilier et à réconcilier – ont souffert de ce parti pris de silence envers l’art et la littérature de la jeune Allemagne (…) ». La critique affirme qu’un tel ouvrage est à présent disponible grâce à « une traduction presque impeccable de P. De Man ». (J.L. 1942a).
xiiLe terme « anglophiles » peut sembler étrange dans ce contexte. Il fait probablement référence à la fuite du gouvernement belge à Londres au début de la guerre.
xiiiPaul De Man entretenait une attitude positive vis-à-vis de l’influence artistique : « Lorsqu’une nation appose sa propre marque sur une formule de style crée par quelqu’un d’autre, cette formule réapparait comme ressuscitée et transformée par magie. Ce n’est pas un signe de manque d’authenticité que d’utiliser les trésors de ses voisins, que du contraire. » (De Man 1942c).
xivCe détail important est en fait difficile à traduire. Le terme utilisé en néerlandais est « Diets ». Le passage : « (H)et gebied waar ze Dietsch spraken » est traduit par De Man par “le pays thiois ».

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