Louise Ladouceur, Hanae Roquet et Louise Ladouceur Les surtitres entrent en scène dans le théâtre franco-canadien

Traduction
Les surtitres entrent en scène dans le théâtre franco-canadien [Surtitles take the stage in Franco-Canadian theatre]

Louise Ladouceur Université de l’Alberta | University of Namur | University of Alberta

Traduit par Hanae Roquet et Louise LadouceurUniversité de l’Alberta | University of Namur | University of Alberta

Face au besoin d’élargir leur auditoire, les petites compagnies de théâtre franco-canadiennes expérimentent différentes stratégies de traduction scénique, comme les surtitres, afin d’atteindre des auditoires aux profils linguistiques et culturels divers. Non seulement elles explorent le bilinguisme dans des pièces qui intègrent les deux langues officielles du Canada, mais elles mettent également en valeur l’esthétique bilingue de la pièce originale grâce à l’usage des surtitres. En plus des surtitres conventionnels qui traduisent le texte source livré sur scène, des surtitres créatifs transmettent de nouveaux messages et, par conséquent, multiplient les lectures possibles générées par la performance. La traduction acquiert ainsi une certaine autonomie au sein de la production théâtrale et, par conséquent, redéfinit sa fonction, tout en remettant en question les modèles théoriques existants appliqués à la traduction de textes de théâtre.

Mots clés :
  • Franco-Canadien,
  • bilinguisme,
  • théâtre,
  • traduction sur scène,
  • surtitres créatifs
Table des matières

Introduction

Dans des sociétés de plus en plus multilingues et multiculturelles, les compagnies de théâtre font face à la nécessité de trouver des moyens de communiquer avec de multiples groupes linguistiques et culturels. Ceci est encore plus crucial pour les petites communautés qui essayent d’élargir leur auditoire en rendant leurs produits culturels accessibles à des spectateurs ne disposant pas des références linguistiques ou culturelles requises. Tel est le cas des compagnies de théâtre francophones au Canada, un pays dont les deux langues officielles, le français et l’anglais, entretiennent une relation extrêmement asymétrique. Dans la mesure où l’anglais est la seule langue officielle parlée par une grande partie de la population en-dehors de la province de Québec, qui demeure à dominance francophone, les artistes franco-canadiens – une dénomination qui comprend tous les artistes canadiens travaillant en français en-dehors du Québec11.Selon le recensement de 2006, la connaissance des langues officielles au sein de la population canadienne est la suivante: anglais seulement 67,7%, français seulement, 13,25% (Québec: 12,43%, N.-B.: 0,22%, Ontario: 0,15%), bilingues F/A 17% (Québec: 9,35%, Ontario: 4,26%, N.-B.: 0,55%, Col.-Brit.: 0,94%, Alberta: 0,71%, Manitoba: 0,3%, Saskatchewan: 0,15%) Statistiques Canada.  – sont bilingues par nécessité. Pour tenter d’élargir leur auditoire en rejoignant les spectateurs anglophones, ces artistes ont récemment accepté d’explorer leur bilinguisme sur scène. Ajouter des surtitres en anglais à des pièces produites en français leur permet d’attirer des auditoires anglophones. De plus, ils tentent d’intégrer les deux langues et cultures dans des productions explorant une nouvelle esthétique bilingue et transculturelle qui incorpore diverses stratégies performatives de traduction telles que les surtitres créatifs. Cette approche non-conventionnelle de la communication redéfinit la fonction de la traduction dans la production théâtrale et remet en question les modèles théoriques existants appliqués à la traduction des textes de théâtre. L’étude qui suit examine les nouveaux modes de traduction à l’œuvre dans les productions théâtrales bilingues et interculturelles récentes au Canada.

1.Les langues et la traduction au théâtre

Le recensement de 2006 indique que « les francophones (ceux qui ont déclaré avoir le français comme langue maternelle) constituaient 22,1% de la population canadienne en 2006 » ( Statistiques Canada 2006c ). La majorité de cette population francophone réside au Québec, la seule province à avoir adopté le français en tant qu’unique langue officielle, et seulement 4,1% de la population à l’extérieur du Québec a pour langue maternelle le français. Étant donné que l’anglais est la langue dominante en-dehors du Québec, pour les francophones, le taux de bilinguisme est de 35,8% au Québec et de 83,6% pour ceux qui vivent à l’extérieur du Québec ( Statistiques Canada 2006b ). Grâce à sa majorité résolument francophone, le Québec constitue le centre de la francophonie canadienne et occupe une position déterminante par rapport aux autres communautés franco-canadiennes. Les institutions littéraires et théâtrales québécoises sont plus nombreuses, elles détiennent le pouvoir de légitimer les œuvres canadiennes en français et de contrôler leur circulation sur les marchés nationaux et internationaux. Tandis que l’Association des compagnies de théâtre 22.Voir le site web de l’Association des compagnies de théâtres: www​.act​-theatre​.ca. au Québec inclut une centaine de compagnies de théâtre parmi ses membres, l’Association des théâtres francophones du Canada 33.Voir le site web de l’Association des théâtres francophones du Canada : http://​atfc​.ca est constituée de quatorze compagnies de théâtre professionnelles dispersées à travers les autres provinces. Deux de ces compagnies sont au Nouveau-Brunswick et huit en Ontario (deux provinces limitrophes du Québec). Chacune des quatre provinces de l’Ouest canadien en possède une : Le Cercle Molière au Manitoba, La Troupe du Jour au Saskatchewan, L’UniThéâtre en Alberta et Le Théâtre de la Seizième en Colombie-Britannique. L’UniThéâtre est aussi la seule compagnie francophone parmi les vingt-quatre compagnies professionnelles et semi-professionnelles membres de Théâtre Alberta.44.Theatre Alberta est une association regroupant des artistes professionnels, émergents et amateurs ainsi que des troupes communautaires éducatives en Alberta. http://​www​.theatrealberta​.com​/about​/member​-organizations/

La situation précaire du théâtre francophone dans l’Ouest canadien signifie que chaque production demande un effort considérable et une certaine détermination pour atteindre ce qui est, pour l’essentiel, un très petit auditoire. En effet, la majorité anglophone de l’Ouest du Canada n’est pas bilingue. De plus, l’institution théâtrale québécoise est principalement intéressée par ses propres productions ou par celles circulant sur le réseau international, plus prestigieux. Par conséquent, plusieurs compagnies franco-canadiennes ont récemment ajouté des surtitres en anglais à leurs productions afin d’avoir accès à un auditoire plus large. Le modèle, établi par Le Théâtre français de Toronto et d’autres compagnies théâtrales franco-ontariennes en 2005, a ensuite été adopté par La Troupe du Jour en 2007, L’UniThéâtre en 2008 et Le Théâtre de la Seizième la même année. Ainsi, ces compagnies théâtrales sont capables de tirer avantage de la situation particulière dans laquelle elles existent, plutôt que de simplement rester sujettes aux contraintes qu’elle impose.

Le surtitrage est une pratique récente dans la traduction du théâtre canadien, laquelle est très active depuis la création de répertoires nationaux de théâtre en français et en anglais durant les années 70 (Ladouceur 2012). Vue comme une activité qui encouragerait l’échange et le dialogue entre les deux communautés linguistiques officielles du Canada, la traduction a été promue et soutenue financièrement par plusieurs agences gouvernementales, principalement par le Conseil des arts du Canada sous forme de bourses attribuées aux producteurs de théâtre à travers le pays. La traduction du théâtre a connu beaucoup de succès au Québec durant les années 70 et 80. Elle a alors contribué à l’implantation du joual, un français vernaculaire local qui est devenu la langue favorite de la scène car il constituait la marque distinctive du répertoire théâtral québécois.

2.Des langues vernaculaires hybrides

Puisqu’il est appelé à assurer que la langue et la culture françaises – menacées par leur cohabitation avec la langue et la culture anglaises dominantes – résonnent sur la place publique, le théâtre est un site privilégié d’affirmation identitaire et de résistance culturelle pour les Canadiens francophones (Ladouceur 2012). Destiné à être livré oralement à une communauté rassemblée dans l’espace de la performance pour voir et entendre ce qui lui appartient en propre, le texte théâtral est vu comme un moyen d’affirmer non seulement la langue française, mais aussi la manière dont une communauté a fait sienne cette langue. En conséquence, les scènes francophones canadiennes ont progressivement abandonné le français normatif privilégié par les élites en faveur d’une oralité vernaculaire et de thèmes locaux qui encouragent le public à se reconnaître dans la pièce. Tout au long des années 60, le recours à une oralité vernaculaire dans la dramaturgie francophone a souligné la manière spécifique dont chaque communauté utilisait la langue française.

Parce que le vernaculaire est un idiome local qui porte les marques de la façon dont une société s’est approprié une langue, il est doté du plus haut coefficient identitaire. Comme Henri Gobard l’explique, la langue vernaculaire est « la marque indélébile de l’appartenance (…) de l’identité fière d’elle-même de toute communauté linguistique circonscrite dans le temps et l’espace » (Gobard 1976 : 34). Comme le note Pascale Casanova dans une étude adoptant le modèle sociologique de Pierre Bourdieu, pour qui « l’identité sociale se définit et s’affirme dans la différence » (Bourdieu 1979 : 191), un vernaculaire local possède une valeur extrêmement distinctive pour les littératures émergentes qui emploient une langue littéraire majeure telle que le français. En effet, il les autorise à se réapproprier cette langue littéraire prestigieuse tout en proclamant l’usage spécifique qu’elles en font (Casanova 1999 : 386). Au Canada, l’utilisation d’un français vernaculaire permet l’affirmation d’une identité francophone distincte de la norme. Cette norme peut cependant varier selon la situation géographique de la communauté au sein du vaste territoire canadien et des luttes de pouvoir dont la langue fait l’objet. Étant donné que le Québec occupe le centre de l’institution théâtrale francophone au Canada, c’est en se distanciant d’un modèle québécois décidément monolingue (Larose 2004) que les répertoires dramatiques franco-canadiens ont pu mettre en évidence leur spécificité. Tout comme le franco-québécois vernaculaire a jadis permis aux dramaturges québécois d’établir leur propre répertoire en se distanciant du français normatif de France.

En 1968, avec le succès de la pièce de Michel Tremblay Les belles-sœurs, entièrement écrite en joual (une variante du français québécois associée à la classe ouvrière de Montréal), la langue vernaculaire a réussi à s’imposer sur les scènes québécoises. Le joual est une langue française nord-américaine qui porte les marques de son histoire : elle contient des archaïsmes qu’on peut retracer jusqu’au début de l’époque coloniale, ainsi que des mots issus de langues amérindiennes et de nombreux anglicismes acquis à travers les siècles. Au Québec, tandis que le joual constitue la langue vernaculaire, un français plus standard est utilisé comme langage véhiculaire de communication aux niveaux urbain et national (Gobard 1976 : 34). On ne peut pas en dire autant des communautés franco-canadiennes en-dehors du Québec. Étant en contact constant avec un anglais dominant, les francophones en situation minoritaire se doivent de maîtriser les deux langues et de passer aisément de l’une à l’autre dans leur vie quotidienne. Bilingues par nécessité, ils ont développé des mécanismes linguistiques hybrides qui contribuent à leur identité francophone. De façon plus ou moins affichée, le bilinguisme de chaque minorité francophone se révèle à travers toute une gamme de processus hétérolingues spécifiques à chaque région et perçus différemment selon le lieu et l’époque.

Suite au succès des Belles-sœurs de Michel Tremblay et à l’adoption du joual sur les scènes québécoises, la pièce Je m’en vais à Régina de Roger Auger a été produite en 1975 au Cercle Molière de Saint Boniface au Manitoba. Elle décrit les membres de la famille Ducharme, confrontés à leurs réalités respectives à travers un dialogue passant facilement du français à l’anglais. Selon Roland Mahé, alors directeur du Cercle Molière, il s’agit de « la première véritable pièce franco-manitobaine… On voyait ce que c’était que de vivre dans un milieu minoritaire » (cité dans Léveillé 2005 : 345). Comme le souligne Léveillé : « Si Tremblay peut faire parler en joual les gens des quartiers populaires de Montréal, pourquoi les Franco-Manitobains ne pourraient-ils pas s’entendre parler sur scène en français ou en anglais selon la réalité de leur milieu? » (347). Ici, l’alternance de code linguistique des personnages franco-manitobains est mise sur le même pied que le joual de Montréal en tant que représentation d’une réalité linguistique appartenant aux francophones manitobains. Dans Je m’en vais à Régina, une scène entière et de nombreux passages sont écrits en anglais. L’aisance avec laquelle les personnages francophones passent d’une langue à l’autre est illustrée dans l’extrait suivant, provenant d’une scène dans laquelle Walter, l’ami anglophone de Julie, rend visite à sa famille:

JULIE : Hi! You just got here?
WALTER : Yeah. Just a few seconds ago.
THÉRÈSE :Viens donc finir de mettre la table, puis ensuite vous pourrez jaser.
JULIE : I’ll be back. I’m just helping mom with the supper. Dad’ll keep you company.
WALTER : Yeah sure, that’s all right. (Il se passe un moment de silence. Julie place des objets sur la table. Papa regarde son téléviseur. Walter se sent mal à l’aise.)
WALTER : When did you get you color teevee?
RAOUL : Oh it must be five months anyway now I think. Thérèse c’est quand on l’a acheté la teevee couleur quand même ?
THÉRÈSE :Ça doit faire au moins six mois. I think. C’était en novembre ou à la fin d’octobre. C’est-y bête. No, remember, Martha had her accident.55. JULIE : Salut ! Tu viens d’arriver ? WALTER : Ouais. Y a quelques secondes à peine. THÉRÈSE :Viens donc finir de mettre la table, puis ensuite vous pourrez jaser. JULIE : J’arrive. Je dois juste aider maman avec le souper. Papa va te tenir compagnie. WALTER : Ouais, bien sûr, pas de souci. (Un moment de silence. Julie place des objets sur la table. Papa regarde son téléviseur. Walter se sent mal à l’aise.) WALTER : Quand vous êtes-vous offert la tv couleur ? RAOUL : Oh ça doit quand même faire cinq mois maintenant, je pense. Thérèse c’est quand on l’a acheté la teevee couleur quand même ? THÉRÈSE :Ça doit faire au moins six mois. Je pense. C’était en novembre ou à la fin d’octobre. Non, j’me rappelle, Martha avait eu son accident. [Notre traduction des passages en italique, en anglais dans l’original] (Auger 2007 : 36)

3.Les perceptions du bilinguisme

Publiée pour la première fois au Québec par les éditions Léméac en 1976, la pièce d’Auger fût perçue par le critique québécois Jacques Godbout comme une illustration de la disparition imminente des francophones de l’Ouest canadien et de « l’avenir que nous préparent les tenants du bilinguisme […] le mélodrame québécois transposé » (Godbout 1976 : X). Cependant, la pièce fut publiée une nouvelle fois au Manitoba en 2007 par les Editions du Blé avec deux autres pièces d’Auger. Ensemble, elles forment une trilogie intitulée Suite manitobaine. Dans la préface de l’œuvre, Bryan Rivers (2007 : 14) soutient que « ce qui distingue ces pièces d’Auger, plus encore que leur contenu, c’est qu’elles constituent la pierre d’angle du théâtre franco-manitobain ». Il aura fallu plus de trente ans pour que la pièce soit reconnue comme le point de départ d’un répertoire théâtral faisant appel aux ressources bilingues des Franco-Manitobains.

Il faut noter que, pour les francophones canadiens, le bilinguisme a longtemps été vu comme un agent de « corruption linguistique » de la langue française, résultant en un « appauvrissement du tissu linguistique à travers la domination de la langue anglaise » (Harel 1989: 89). Très prononcée chez les Québécois, cette perception négative des pouvoirs corrosifs de l’anglais s’est imposée auprès des autres francophones dans le discours sur la question des langues officielles du Canada. Le bilinguisme des minorités francophones a ainsi été considéré comme néfaste et contribuant à l’affaiblissement de leur identité francophone. Pendant une longue période, les francophones de l’ouest du Canada ont préféré ne pas afficher leur bilinguisme dans les productions théâtrales, puisqu’il était considéré comme emblématique de la dégradation du français, ou pire, de sa disparition imminente.

Cependant, au Canada, cette perception négative du bilinguisme n’est légitime que dans le contexte du Québec. Rempart de la francophonie canadienne, le Québec est la seule province canadienne dans laquelle le français est l’unique langue officielle et la langue de la majorité. Il possède le plus haut pourcentage de francophones monolingues du pays et le plus haut pourcentage de résidents bilingues. La réalité est complètement différente dans les petites communautés francophones en-dehors du Québec dans lesquelles l’anglais est la seule langue de communication au sein de la sphère publique, alors que le français est réduit à la sphère privée de la famille et à un petit nombre d’organisations institutionnelles et culturelles.

Après avoir privilégié un « conservatisme linguistique » (Heller et Labrie 2003 : 17), les petites communautés franco-canadiennes ont tiré avantage du statut acquis par le multilinguisme au sein d’un marché global dans lequel il jouissait d’une valeur ajoutée incontestable. Participant au récent « discours mondialisant » (16) ancré dans une économie nouvelle qui « restructure les rapports entre les ressources que les francophones possèdent, notamment en matière de connaissances linguistiques, et la possibilité de les investir sur le marché du travail » (20), le bilinguisme des francophones en contexte minoritaire est devenu un atout à mettre en valeur. Mis en relief dans des productions récentes qui explorent la dualité linguistique des francophones de l’Ouest, le bilinguisme a été revendiqué comme composante fondamentale de leur identité. Cette nouvelle attitude implique une perception différente du bilinguisme. Plutôt qu’un agent de corruption ou un mal nécessaire nuisant à la langue française, il peut être vu comme un agent de protection et un outil de résistance indispensable, puisqu’il constitue une condition sine qua non pour rester francophone dans un contexte minoritaire (Ladouceur 2010 : 208).

Sex, Lies et les Franco-Manitobains, de Marc Prescott, est l’une des premières pièces à affirmer l’identité bilingue des francophones de l’Ouest canadien. Produite pour la première fois en 1993 à Saint-Boniface, au Manitoba, la pièce donne à entendre un hétérolinguisme accentué qui joue un rôle crucial dans le déroulement de la narration. Une jeune femme francophone vivant à Saint-Boniface (Elle) surprend et parvient à ligoter un cambrioleur qui s’est introduit dans son appartement et se révèle être francophone (Lui). Elle est par la suite victime d’un autre cambrioleur (Him), cette fois un anglophone qui à son tour la ligote. Étant donné que l’anglais est la seule langue parlée ou comprise par ce second cambrioleur, il faut s’adresser à lui en anglais et les échanges en français entre les deux autres personnages doivent être traduits pour lui. Cette alternance de codes linguistiques donne lieu à des quiproquos, des substitutions et des jeux de mots qui requièrent une connaissance approfondie des deux langues, ce qui permet aux personnages francophones de berner le cambrioleur anglophone, comme le démontre l’extrait suivant dans lequel le cambrioleur francophone doit lire à voix haute et traduire en anglais le contenu érotique du journal de la jeune femme afin de satisfaire la curiosité de son homologue anglophone :

LUI :(Lisant) « Je me demande si un jour je pourrai me donner à un homme. Pour l’instant, je devrai me contenter de mes fantasmes en attendant mon prince charmant ». (À elle.) Comment ça tu pourrais pas?
ELLE :C’est pas de tes affaires.
HIM : What does it say?
LUI : It says she couldn’t.
HIM : Couldn’t what?
LUI : Couldn’t … Euh … Couldn’t join him in his exploration of the continent down under because…
HIM : Because?
LUI : … because. (Rapidement)… because she didn’t have any experience, she had never been to Australia and she didn’t like kangaroos. 66. LUI :(Lisant) « Je me demande si un jour je pourrai me donner à un homme. Pour l’instant, je devrai me contenter de mes fantasmes en attendant mon prince charmant ». (À elle.) Comment ça tu pourrais pas? ELLE :C’est pas de tes affaires. HIM : Ça dit quoi ? LUI : Ça dit qu’elle ne pourrait pas. HIM : Ne pourrait pas quoi ? LUI : Ne pourrait pas… Euh… Ne pourrait pas le rejoindre dans son exploration du continent ici-bas parce que… HIM : Parce que ? LUI : … parce que. (Rapidement)… parce qu’elle n’a aucune expérience, qu’elle n’a jamais été en Australie et qu’elle n’aime pas les kangourous. [Notre traduction des passages en italique, en anglais dans l’original] (Prescott 2001 : 74–75)

La traduction ludique faite par ce personnage est un exemple des potentiels stylistiques et sémantiques offerts par l’agencement de divers codes linguistiques, tels que décrits par Doris Sommer (2004 : 68):

Les bilingues peuvent difficilement échapper à l’attrait ou au risque d’un discours qui dérape. Le passage d’un signifiant à l’autre de façons diverses qui agissent sur le signifié est un procédé de camouflage, de fuite ou d’association privilégiée propre aux multilingues, même quand ils ne tentent pas d’être amusants.77.Notre traduction de « bilinguals can hardly avoid the (aestheticizing) risk/thrill of slippery speech. Veering from one signifier to another, in ways that affect the signified, is a technique of disguise, or escape, or privileged association that marks multilinguals even when we’re not trying to be funny ».

Le recours à plusieurs ensembles de codes linguistiques permet des jeux de mots astucieux qui sont hors de la portée des individus unilingues, ce qui par conséquent souligne les bénéfices de ce que Sommer appelle A Bilingual Aesthetics (2004).

En plus d’afficher un bilinguisme évident, la pièce fait une critique acerbe des construits identitaires jugés obsolètes prévalant dans le contexte franco-manitobain. La jeune femme défend la conception puriste d’une identité francophone immunisée contre l’influence de l’anglais, prônée par une certaine élite franco-canadienne. L’apprenti cambrioleur francophone, lui, revendique une hybridité linguistique et culturelle qui, à ses yeux, constitue un gage d’authenticité :

ELLE :Je n’ai pas besoin de vivre au Québec pour vivre en français! Je peux la vivre pleinement ma culture au Manitoba.
LUI : Bullshit! Ça c’est de la bullshit pure et simple. Tu peux pas vivre en français au Manitoba. C’est mort.… Moé, je suis bilingue, pis tous les Franco-Manitobains que je connais sont bilingues. (Prescott 2001 : 48–51)

Dans la version revue et corrigée de la pièce, produite en 2009 à Saint-Boniface et à Edmonton, Prescott ajoute au dialogue une réplique dans laquelle il promeut une identité bilingue : « Pis c’est ça que je suis: bilingue. Pas anglophone, pas francophone: BILINGUE » (Prescott 2009a : 51). Bien que rarement affichée auparavant dans les productions culturelles franco-canadiennes, cette identité bilingue a profondément façonné le théâtre francophone récent dans l’Ouest canadien.

4.La traduction de pièces bilingues

La pièce Cow-boy poétré de Kenneth Brown a été produite pour la première fois en 2005 à L’UniThéâtre d’Edmonton. La version initiale de la pièce était entièrement écrite en anglais et une lecture en pré-production de la pièce avait été faite en anglais avec des acteurs francophones bilingues. Destinée à être jouée devant un public franco-albertain qui, par nécessité, est également bilingue, la pièce a ensuite été partiellement traduite. On a traduit en français les dialogues dans lesquels les personnages se parlent dans leurs langues maternelles respectives, mais les dialogues faisant référence aux scènes de rodéo ont été gardés en anglais puisqu’il s’agit d’un événement qui a lieu en anglais uniquement en Alberta (Ladouceur et Nolette 2010 : 158–161).

La pièce dresse le portrait de francophones bilingues qui passent facilement d’une langue à l’autre. Les échanges privés entre les personnages, ainsi que les adresses au public se font dans un franglais vernaculaire, c’est-à-dire un français qui incorpore différents termes anglais et des expressions empruntées au rodéo ou à l’élevage, comme en témoigne l’extrait suivant :

LUKE :L’monde y pense que les bull riders sont des gros hommes. Y nous prennent pour des osties de steer wrestlers. J’peux vous dire qu’y en pas d’bull riders plus que cinq pieds huit… pis ça c’est sans bottes. Mais c’est qui les osties d’stars du rodéo?… Pis c’est surtout pas les p’tits fifis d’bronc riders… Y a une raison que le bull-riding c’est le dernier event du rodéo. C’est parce que les gens y ont un côté ben sadistique.88. LUKE :L’monde y pense que les monteurs de taureaux sont des gros hommes. Y nous prennent pour des osties d’attrapeurs de bouvillons. J’peux vous dire qu’y en pas d’monteurs de taureaux de plus qu’un mètre sept… pis ça c’est sans bottes. Mais c’est qui les osties d’stars du rodéo?… Pis c’est surtout pas les p’tits fifis d’monteurs de chevaux… Y a une raison que monter le taureau c’est le dernier événement. C’est parce que les gens y ont un côté ben sadique. [Notre traduction des passages en italique, en anglais dans l’original]. (Brown 2010 : 15)

Cependant, les répliques de l’annonceur du rodéo, qui composent presque un quart de la pièce, sont livrées seulement en anglais. Si le bilinguisme des francophones de l’Ouest canadien permet l’expression d’une réalité linguistique qui leur est propre, il résulte aussi en une discrimination de facto au sein du marché des productions culturelles. L’hétérolinguisme accentué de la pièce de Brown, ainsi que celui des œuvres d’Auger et de Prescott dont il a été question précédemment n’est accessible qu’à un public limité possédant les connaissances linguistiques requises. Puisqu’à peine 17,4% de la population totale du Canada est bilingue (Statistiques Canada 2006b), que ces individus sont répartis sur un vaste territoire et qu’une infime partie d’entre eux va au théâtre, ces pièces sont rarement présentées à des publics en-dehors du contexte spécifique dans lequel elles sont conçues. C’est en réponse à une telle situation que les surtitres peuvent s’avérer extrêmement précieux : ils rendent ces pièces bilingues accessibles à un public plus large, incluant des monolingues ou des locuteurs d’autres langues, sans cependant les dépouiller d’une dualité linguistique sur laquelle elles sont construites et qui est au cœur de la réalité francophone qu’elles représentent.

Comparables aux sous-titres utilisés dans les films, les surtitres sont projetés sur ou au-dessus de la scène pendant la performance. Souvent utilisés à l’opéra, ils sont devenus indispensables dans les festivals de théâtre internationaux pour offrir des productions étrangères à des auditoires hétérogènes grâce aux traductions dans différentes langues (Dewolf 2003 : 103).

Le surtitrage est également mis à profit dans des performances multilingues visant des auditoires variées et circulant sur la scène internationale, comme celles de Robert Lepage. Conçues pour être adaptées à divers publics, les productions de Lepage incorporent des stratégies de traduction scénique qui varient selon l’auditoire visé (Carlson 2006 : 184–86 ; Ladouceur 2006 : 62–64). Insérées dans la matrice du spectacle original, elles le transforment en une version traduite et, ce faisant, contribuent à la théâtralisation de la traduction, redéfinissant ainsi sa nature et sa fonction-même. Plutôt qu’un produit écrit, statique et figé sur la page, les procédés et stratégies de traduction scénique sont créés pour tirer pleinement parti de la théâtralité de l’œuvre dramatique en performance. Ils s’écartent de la littéralité du texte pour explorer ce qui appartient intrinsèquement à l’acte théâtral. Par exemple, une production traduite de Cow-boy poétré destinée à un public unilingue francophone pourrait faire appel à divers procédés tels que les surtitres français, des versions françaises pré-enregistrées qui accompagneraient le dialogue de l’annonceur du rodéo en anglais, ou même la création d’un autre personnage qui servirait d’équivalent francophone à l’annonceur anglais (Ladouceur et Nolette 2010 : 166).

Ces stratégies de traduction scénique utilisent les ressources de la performance pour satisfaire les besoins spécifiques du texte en représentation, tout en prenant en compte le fait que le message livré sur scène doit être compris immédiatement. Ainsi, « chaque fois qu’apparaît dans une production une langue ou un dialecte qui ne sera probablement pas compris par la majorité du public, il faut faire des ajustements dans la performance si l’on désire que la communication ait lieu, en totalité ou de façon générale »99.Notre traduction de « whenever a language or dialect appears in a production that is not likely to be understood by a majority of the audience, it requires some sort of performance adjustment if full or general communication is desired ». (Carlson 2006 : 181). Ces ajustements emploient une série de dispositifs intégrés dans la performance originale afin de créer une autre version, conçue pour un public précis. En faisant appel aux ressources de la performance, ces stratégies permettent à une production d’être facilement adaptée à plusieurs publics différents.

5.Le surtitrage, du texte à la performance

Si les surtitres constituent un avantage pour une production théâtrale, dans la mesure où ils lui permettent d’être présentée dans sa forme originale à des publics variés, ils sont néanmoins sujets à des contraintes textuelles spécifiques qui diffèrent grandement de celles de la traduction traditionnelle. Projetés durant une performance, les surtitres transmettent l’information visuellement et n’interfèrent pas avec ce que le public entend, permettant au spectateur d’écouter le dialogue et les sons qui l’accompagnent dans la version originale. Ce recours à la faculté visuelle peut cependant agir comme une distraction et interférer avec la réception du message, comme le souligne Marvin Carlson (2006 : 197) :

En forçant les spectateurs à focaliser le regard ailleurs, même momentanément, loin de la scène, les surtitres sont beaucoup plus dérangeants, puisqu’ils sont directement en compétition avec d’autres stimuli du canal visuel, laissant libre le canal acoustique… Ainsi, dans le théâtre parlé, le surtitre laisse ouvert le canal de réception qu’il est censé remplacer (oral) et bloque le canal principal (visuel) qui n’est pas impliqué dans le problème qu’il cherche à résoudre.1010.Notre traduction de « Supertitles, forcing spectators to shift their focus, even if momentarily, away from the stage, are much more actively disruptive, since they are directly competing with other stimuli to the visual channel, leaving unimpeded the auditory channel….Thus in the spoken theatre the supertitle leaves open the reception channel it is designed to replace [aural] and blocks the major one not involved in the problem it seeks to solve [visual] ».

Afin de minimiser cette interférence, on élimine l’information jugée non essentielle et le message est livré de la manière la plus succincte possible. Dans une recherche similaire d’efficacité, les surtitres sont intégrés dans la performance d’une manière compatible avec la scénographie, ce qui leur permet d’être lus rapidement et facilement.

Notre expérience montre que le recours à une traduction existante n’est pas toujours idéal pour les surtitres. Les traductions conventionnelles existent indépendamment de la version originale de la pièce, que ce soit sur papier ou sur la scène. Les traducteurs prennent souvent des libertés avec le texte source afin de le rendre plus accessible au public cible. De telles divergences entre le texte source et le texte cible ne conviennent pas au surtitrage car, pour les spectateurs bilingues familiers avec à la fois la langue source et la langue cible, ces disparités agiraient comme une distraction. À titre d’exemple, nous pouvons comparer l’original, la version traduite et la version surtitrée de la pièce Bashir Lazhar d’Evelyne de la Chenelière, produite à l’origine au Théâtre d’aujourd’hui de Montréal en janvier 2007 (Ladouceur et Liss 2011 : 182–184). Dans l’extrait qui suit, un professeur est en train de corriger au tableau un exercice qu’il a donné à ses étudiants. Il explique les erreurs rencontrées :

« Mes onze cent francs devaient suffire… » Devaient. Imparfait du verbe “devoir”, à la troisième personne du pluriel: “a-i-e-n-t”. Vous avez tendance à mettre un “s” dès qu’il s’agit du pluriel. Pourtant, en conjugaison, cette règle ne s’applique pas. Un peu plus difficile : “Un ouvrage qui pût …” non pas du verbe “puer” mais bien du verbe “pouvoir”. Silence. C’était une plaisanterie. Silence. La plaisanterie ne doit pas être un prétexte à abandonner le travail.(De la Chenelière 2003 : 56)

Dans la traduction réalisée par Morwyn Brebner et produite au théâtre Tarragon de Toronto en novembre 2008, le même extrait se lit ainsi :

‘My eleven hundred francs would have to last me three years.’ That’s future conditional. Note the use of the auxiliary ‘would’. A little more difficult: ‘A sphere of joy and silence in which –’ No, not ‘witch’ with a broom but ‘which’ the non-restrictive pronoun. Quiet. That was a joke. Quiet. Jokes aren’t an excuse to stop working. (De la Chenelière 2008a : 5)

La production originale québécoise a été invitée à Edmonton par L’UniThéâtre et présentée en octobre 2008 avec des surtitres anglais à un public composé de francophones bilingues et d’anglophones monolingues. Shavaun Liss et moi-même avons conçu et produit ces surtitres, ainsi que ceux des cinq autres pièces présentées à L’UniThéâtre entre 2008 et 2011. Bien que nous ayons eu accès à la traduction de Brebner, nous nous en sommes beaucoup écarté dans un souci de fidélité au message du texte source livré oralement et de concision dans la formulation du texte cible. Voici le même extrait dans sa version surtitrée :

‘My eleven hundred francs were supposed to last me…’

That is the past tense. Make sure you use the past tense of the third person plural.

You have a tendency to put an ‘s’ at the end of a verb to make it plural.

But for verbs that rule doesn’t apply.

A little more difficult: ‘A work touted to draw public attention to me.’

Not trout as in the fish, but tout as in to praise.

Quiet. That was a joke. Jokes are not an excuse to stop working.1111.En anglais, le pronom relatif “which” (signifiant ici “ lesquels) est un homonyme de “witch” (sorcière). Dans la même idée, le verbe “to tout” signifiant “vanter” ressemble phonétiquement au mot “trout”, truite. (De la Chenelière 2008b : slides 143–155)

Visant la fluidité, la traduction anglaise de Brebner a omis les dialogues difficiles à traduire et s’est éloignée considérablement du texte source. En effet, elle fournit des explications basées sur la grammaire anglaise là où l’original traite de la grammaire française et adapte la blague du professeur. La version surtitrée devait aspirer à une plus grande précision afin de ne pas créer une disparité entre le texte source oral et le texte cible écrit qui étaient livrés simultanément sur scène et, ce faisant, nuire à la communication avec les membres du public familiers avec les deux langues.

Parce qu’ils constituent un produit textuel intégré dans la performance, les surtitres doivent s’adapter à une performance donnée et suivre le rythme du dialogue tel qu’il est livré sur scène. À cette fin, on a demandé aux acteurs de ne pas déroger au dialogue écrit, ce qui est cependant difficile à garantir, car il arrive que la mémoire joue des tours.

6.Les surtitres créatifs

Utilisé principalement pour reproduire le message livré sur scène dans d’autres langues, le surtitrage a ensuite ouvert de nouvelles perspectives. En dépassant sa fonction duplicative primaire, il est devenu un outil de création, qui ajoute de nouvelles significations à une production et multiplie les lectures générées à travers les différents systèmes de signes à l’œuvre dans la performance. Tel a été le cas pour Sex, Lies et les Franco Manitobains, montée à nouveau à Saint-Boniface par la compagnie de théâtre Les Chiens de soleil en 2009, seize ans après sa production initiale, et ensuite présentée avec des surtitres anglais en novembre de la même année par le Théâtre au Pluriel à Edmonton. Dans cette œuvre décidément hétérolingue conçue pour un auditoire bilingue, l’efficacité du dialogue repose sur une polysémie provoquant des ambiguïtés, des malentendus et des jeux de mots qui requièrent une connaissance approfondie des langues et cultures françaises et anglaises. Initialement destinée à fournir une version anglaise du dialogue français à un public anglophone, la conception des surtitres est devenue le sujet d’une expérimentation. Plutôt que de rester entièrement subordonnés au dialogue, les surtitres ont été intégrés de manière ludique à la production de façon à transmettre des messages divergents de ceux livrés sur scène. Ainsi, ils ont acquis une fonction narrative indépendante au sein de la production et contribué à amplifier sa dimension hétérolingue et interculturelle.

Marc Prescott, qui a également signé la mise en scène de la pièce, a incorporé les surtitres à la performance comme partie intégrante de la production. La traductrice occupait un coin de la scène d’où elle manipulait les surtitres à la vue du public. De plus, les acteurs étaient encouragés à interagir avec la traductrice et, ce faisant, à intégrer les surtitres à la performance. Ainsi, dans un échange au cours duquel un personnage établit la liste des noms des membres d’une très grande famille, l’acteur a pu pallier à un trou de mémoire en jetant un coup d’œil aux surtitres anglais qui lui indiquaient le nom manquant.

La plupart des surtitres étaient conventionnels dans le sens où ils transmettaient une traduction en anglais du dialogue livré en français. Puisque les francophones dans le public étaient bilingues, nul besoin de traduire les dialogues anglais en français. Parfois, certains surtitres « infidèles » offraient une traduction très inexacte ou exprimaient un jugement critique envers les messages qu’ils étaient censés traduire. Ainsi, lorsque l’un des personnages hurle son exaspération avec une série de “Fuckduhduhfuckfuck-fuckfuck” (Prescott, 2001 : 42) imitant la célèbre mélodie de la Marche Impériale dans la série de films Star Wars, les surtitres fournissaient le message suivant : « ♪#M*Q%S#9(&N^æ@ë! Ê$ö!♫ » (Prescott 2009b : diapo 298). Les spectateurs étaient ainsi invités à interpréter cette traduction de la manière qu’ils jugeaient la plus appropriée, selon leurs références ou préférences personnelles. Certains pouvaient y voir une tentative de censure, un jeu de traduction soulignant l’aspect péjoratif du message ou encore une incapacité à en déterminer la signification véritable. Quoi qu’il en soit, ce surtitre avait une fonction essentiellement ludique puisqu’il permettait d’exprimer d’une manière humoristique autre chose que le message livré sur scène par l’acteur. De la même manière, les surtitres ont mis à profit les ressources bilingues et biculturelles des francophones en proposant un message écrit totalement différent de celui livré oralement sur scène, mais fonctionnant comme un équivalent culturel. Ainsi, tandis qu’une parodie d’un célèbre chant de Noël francophone était entendue sur scène, les surtitres fournissaient une version parodique d’un chant de Noël anglophone tout aussi célèbre. Ici, seul un public bilingue et biculturel pouvait détecter la substitution et en apprécier l’humour.

Plus tard dans la performance, les surtitres sont devenus la voix de la traductrice s’adressant directement aux spectateurs pour les rassurer sur la difficulté qu’ils pourraient avoir à comprendre les répliques du cambrioleur anglophone, dont le langage avait été modifié par le dramaturge afin d’inclure un « argot rap » très accentué. De plus, ces répliques étaient prononcées avec un fort accent qui les rendait difficiles à décoder pour un spectateur non-initié. Voici un extrait tiré de la version publiée en 2001, suivi d’un autre extrait de la version manuscrite révisée en 2009 dans laquelle les passages remaniés ont été soulignés :

HIM : It’s just way too funny! I thoughts I was fucked when I tripped the neighbor’s alarm – especially when I hears the police sirens. So I makes like a hockey player and I gets the puck out of there. I jumps the fence into the back yard, and by then, the cops are pretty close, eh! Then I looks around and I sees that the window’s busted, right? MegaBonai! I mean, I got a horseshoe stuck right up my arse! Shit! I got the whole fuckin’ ranch! (Prescott 2001 : 61)
HIM : That shit’s whack! I thoughts I was fucked when I tripped the neighbor’s alarm – especially when I hears the popo’s comin’. So I makes like a hockey player and I gets the puck out of there, you know what I’m sayin’? I jumps the fence into the back yard, and by then, the popos be closin’ in! Then I scopes the place out, recon style and I sees that the window’s busted. Fo schizzle! I mean, I got a horseshoe stuck right up my ass! Hell! I got the whole fuckin’ ranch! 1212. LUI : C’est vraiment trop, trop drôle ! J’pense que j’suis foutu quand j’déclenche l’alarme du voisin – surtout quand j’entends les sirènes de la police. Donc j’fais comme si j’étais un joueur de hockey et j’dégage la puck au plus sacrant. J’saute par-dessus la clôture dans la cour, mais les flics sont pas mal près, hein ! Puis j’regarde autour et j’vois qu’la vitre est pétée. Mega chance ! J’veux dire, j’ai un fer à cheval dans le cul ! Pire ! J’ai tout l’maudit ranch ! LUI : Ça m’ fait chier! J’pense que j’suis foutu quand j’déclenche l’alarme du voisin – surtout quand j’entends les boeufs arriver. Donc j’fais comme si j’étais un joueur de hockey et j’dégage la puck au plus sacrant, tu vois c’que j’veux dire ? J’saute par-dessus la clôture dans la cour, mais les boeufs se rapprochent, hein ! Puis j’check tout autour style radar et j’vois qu’la vitre est pétée. C’est ma chance ! J’veux dire, j’ai un fer à cheval dans le cul ! Pire ! J’ai tout le maudit ranch ! [Notre traduction] (Prescott 2009a : 61)

Étant donné que ce dialogue est en anglais, une langue connue de tous les spectateurs, les surtitres sont inutiles. Cependant, après la première performance, il est apparu clairement qu’une partie du public ne comprenait pas réellement l’argot du cambrioleur anglophone. Afin de réagir au problème dans le temps précédant la seconde performance, le surtitre suivant fut inséré au début de l’extrait cité ci-dessus : «  If you don’t understand what this guy is saying, don’t worry – Neither does 50% of the rest of the audience. (This message brought to you by your friendly neighbourhood surtitler) »1313.« Si vous ne comprenez pas ce que ce type dit, ne vous inquiétez pas – c’est le cas pour 50% du public. (Ce message vous est offert par votre sympathique surtitreur de quartier). » [Notre traduction] (Prescott 2009b: diapo 602). De cette manière, les surtitres sont devenus la voix d’un personnage hors scène dont le discours était superposé au dialogue de la pièce se déroulant sur scène.

Dans cette production, l’usage de surtitres ludiques a non seulement amplifié la dimension interculturelle d’une comédie explorant les clichés, les défis et les pièges du bilinguisme, mais elle a investi la traduction de nouvelles fonctions. En plus d’offrir des équivalents écrits au texte oral, les surtitres ont contribué activement à la création d’un nouveau produit. Ils ont été intégrés dans la performance à la vue du public à travers un jeu intermodal et ont proposé de nouveaux messages différents de ceux livrés sur scène, multipliant ainsi les interprétations possibles de la performance selon les capacités linguistiques de chacun.

7.Considérations théoriques

Cette expérimentation remet en question, de différentes manières, les modèles théoriques existants appliqués aux textes dramatiques. Avec la traductrice campée sur scène, qui projette les résultats de son travail sur un écran, la traduction échappe de plusieurs façons à l’invisibilité que déplorait Lawrence Venuti (1995). Plutôt qu’un produit purement textuel finalisé avant la performance, comme c’est est le cas pour la traduction conventionnelle au théâtre, les surtitres sont un produit textuel destiné à être lu par le public pendant la performance. Ils participent activement à la mise en scène de la pièce en tant que partie intégrante de la performance. Pour Venuti, l’invisibilité du traducteur réside pour la plupart dans une « illusion de la transparence », qui est « l’apparence, en d’autres mots, que la traduction n’est pas en fait une traduction mais l’“original” »1414.Notre traduction de « illusion of transparency » et « the appearance, in other words, that the translation is not in fact a translation, but the ‘original’ ». (1995 : 1). Cette illusion de transparence peut être observée dans la traduction anglaise de Morwyn Brebner discutée précédemment. Le dialogue a été largement modifié afin d’effacer ce qui pourrait être perçu comme étranger, favoriser la fluidité et donner l’impression que le texte a été à l’origine écrit dans la langue cible. La version surtitrée de la même pièce ne pouvait pas donner une telle illusion de transparence, étant donné qu’elle ne pouvait être substituée au texte source livré simultanément sur scène. L’auditoire visé possédant les capacités langagières nécessaires peut observer les similarités et les divergences entre le texte source oral et le texte cible écrit censé livrer un message équivalent, mais dans une forme plus concise et accessible que l’original. Avec un signifiant affiché sur un écran, visible par tous, et un signifié façonné par des contraintes matérielles de temps et d’espace, les surtitres offrent une traduction hautement visible, qui ne peut pas être perçue comme transparente.

Tandis que les surtitres les plus conventionnels visent à reproduire le message source, les surtitres ludiques sont créatifs de nature, présentant des messages qui diffèrent de ceux livrés par le dialogue original. De plus, ils peuvent créer de nouveaux messages à travers la voix de la traductrice qui s’adresse directement au public pour exprimer des commentaires critiques ou ironiques à propos de l’action se déroulant sur la scène. De cette manière, la traduction crée un métadiscours qui se superpose à la trame narrative constituée par les dialogues. Ce faisant, elle est en mesure de multiplier les messages émis pendant le spectacle et d’en proposer de nouvelles lectures. Intégrées à la performance de façon manifeste, les stratégies de traduction scénique telles que les surtitres invitent à réexaminer la spécificité de la traduction pour le théâtre, en particulier la relation entre le texte écrit et la performance. Selon Susan Bassnett-McGuire « un texte de théâtre existe dans une relation dialectique avec la performance de ce même texte, les deux textes – l’écrit et le performé – coexistent et sont inséparables, et c’est dans cette relation que se trouve le paradoxe du traducteur »1515.Notre traduction de « a theatre text exists in a dialectical relationship with the performance of that text, [t]he two texts – written and performed – are coexistent and inseparable, and it is in this relationship that the paradox for the translator lies ». (1985 : 87) (8). Dans le cas des surtitres, le texte source intégral est livré oralement sur scène en même temps qu’une version écrite de la traduction. Tandis que le paradoxe du traducteur de théâtre repose habituellement sur le syncrétisme des textes cibles joués et écrits, la contrainte imposée aux surtitres réside dans la séparation entre le texte source joué et le texte cible écrit, qui est destiné à être lu par le public pendant la performance. Cette séparation n’est pas seulement source de contraintes, elle peut même engendrer des conflits étant donné qu’elle sollicite l’œil du spectateur au détriment d’autres éléments visuels de la performance (Carlson 2006 : 197).

Les procédés de traduction scénique modifient également le statut de l’œuvre cible et sa dépendance vis-à-vis de l’œuvre source puisque la traduction ne peut pas exister en dehors de la performance. Contrairement aux textes dramatiques traduits dans une ou plusieurs autres langues qui donnent lieu à des productions autonomes, les traductions scéniques font appel à des procédés applicables uniquement à la performance du texte. Ils forment ainsi une catégorie de procédés traductionnels propres aux arts de la scène. Déterminés par la performance et conçus en fonction du public cible, ils peuvent reproduire le texte source ou l’utiliser comme prétexte à la production d’un métadiscours intégré à la matrice de la pièce originale afin de l’ajuster au public visé.

Yvonne Griesel (2005 : 6) a identifié trois publics cibles spécifiques pour une production dans une langue source accompagnée de surtitres: (a) un public parlant la langue cible, (b) un public parlant la langue source, et (c) un public ayant une connaissance plus ou moins approfondie de la langue source et de la langue cible. Dans le cas de pièces multilingues, il peut y avoir de multiples langues sources et cibles, chacune d’elles pouvant facilement en remplacer une autre. Par exemple, les pièces d’Auger, Brown et Prescott sont initialement destinées à un public bilingue français/anglais. Le public cible de la pièce de Brown, traduite à l’aide des procédés de traduction scénique discutés précédemment, serait constitué de francophones monolingues. Pour la pièce de Prescott, cependant, on peut distinguer deux auditoires recevant chacun des messages distincts. Le public anglophone unilingue reçoit des messages équivalents à travers les surtitres conventionnels, tandis que quelques surtitres ludiques sont directement adressés à un public bilingue capable de percevoir l’ironie dans la juxtaposition des messages source et cible. Cela crée non seulement une prolifération des fonctions que remplissent chaque langue à différents moments de la performance, mais résulte aussi en une multiplication des fonctions de la traduction, qui devient « une langue indépendante sur scène, non seulement un procédé visant à reproduire le texte parlé, mais un canal communicatif séparé au sein de l’expérience théâtrale »1616.Notre traduction de « an independent stage language, not simply a device for duplicating the spoken text, but a separate communicative channel in the theatrical experience ». (Carlson 2006 : 200).

La multiplicité des profils linguistiques dans le public cible impose des contraintes quand la traduction tente de reproduire le message fidèlement. Quand sa seule fonction est d’accompagner et de reproduire un texte source pour un public qui pourrait inclure des spectateurs familiers avec à la fois la langue source et la langue cible, comme c’est le cas pour les francophones de l’Ouest canadien, le surtitre exige une précision accrue. Puisqu’une partie du public cible est capable de comprendre les messages livrés dans les deux langues, les surtitres se doivent d’éviter de semer de la confusion ou de la distraction en transmettant des messages qui ne reproduisent pas ceux qui sont livrés oralement. Cependant, quand la traduction abandonne sa fonction duplicative et devient partie intégrante de la pièce, elle adopte ce que Marvin Carlson (2006 : 203) décrit comme « un ludisme métathéâtral », une qualité inhérente aux productions postmodernes qui tentent de déjouer nos attentes à travers des moyens éclectiques employés pour produire une multitude de messages. Carlson donne un exemple de ludisme métathéâtral : l’usage de surtitres pour projeter un texte original, tandis qu’un acteur est en train de le lire silencieusement pendant une performance d’une pièce de Shakespeare (203–204). Dans ce cas, le surtitre rompt avec sa tâche habituelle de reproduction d’un message original pour devenir l’élément principal de la transmission du texte original lui-même, ce qui n’est pas sans rappeler le monologue interne dans les films. De manière similaire, dans Sex, Lies et les Franco-Manitobains, la traduction va au-delà de sa fonction duplicative de différentes manières. Dans le texte original, le cambrioleur francophone traduit intentionnellement le contenu du journal de façon erronée, induisant ainsi en erreur le seul personnage monolingue de la pièce et créant un paradoxe pouvant seulement être apprécié par les membres bilingues du public. Dans sa version surtitrée, la traduction fournit aussi un commentaire critique du type de langage utilisé sur scène, elle avertit le public de la difficulté de comprendre certaines répliques et substitue une version parodique d’un chant de Noël anglais à celle d’un chant français. Ainsi, les surtitres ajoutent au contenu sémantique de la pièce et aident à produire une version révisée unique, spécialement conçue pour une performance destinée à des spectateurs correspondant à deux profils linguistiques distincts, le premier composé d’anglophones monolingues et le second de francophones et d’anglophones bilingues.

De plus, dans une pièce qui met en scène un bilinguisme authentique dans le but d’affirmer une identité bilingue, la traduction intensifie la fonction performative du bilinguisme. Si, comme l’affirme Judith Butler (1990: 25) « l’identité est constituée de manière performative par les “expressions” mêmes qui sont considérées comme en étant les résultats »,1717.Notre traduction de « identity is performatively constituted by the very ‘expressions’ that are said to be its results » la production bilingue devient non seulement une performance de la pièce, mais aussi un site de performativité dans le sens où une identité bilingue se construit de manière performative sur scène. Dans cette version surtitrée de la pièce de Prescott, la construction d’une identité bilingue est accentuée à travers une stratégie de traduction conçue non seulement pour conserver le bilinguisme inhérent à la pièce par l’entremise de surtitres conventionnels, mais aussi pour l’amplifier grâce à des surtitres ludiques conçus pour explorer encore davantage les ressources bilingues du public.

8.Une esthétique interculturelle

De telles expériences ont mis en lumière les nombreuses perspectives que les stratégies de traduction scénique offrent à la création théâtrale. En premier lieu, elles donnent accès à la pièce dans sa forme originale car elles préservent l’empreinte linguistique qui rendait l’œuvre pertinente dans le contexte de sa création (Dewolf 2003 : 106). Quand les procédés de traduction scénique sont investis d’une fonction plus créative, ils peuvent être intégrés à la matrice originale de la performance afin de créer une nouvelle version de l’œuvre capable de multiplier ses lectures potentielles selon le profil du public. Offrant de nouveaux points de vue permettant d’examiner des questions touchant à la relation entre les cultures et les langues, le surtitrage fournit « un terrain de prédilection pour éprouver des hypothèses et tenter des expériences d’interculturalisme » (ibid.).

Outre Sex Lies et les Franco-Manitobains de Prescott, d’autres productions récentes ont exploré le potentiel interlinguistique et interculturel du public. En octobre 2011, l’École nationale de théâtre du Canada a produit une performance bilingue de En français comme en anglais, it’s easy to criticize de Jacob Wren. Pour la première fois depuis sa fondation en 1961, l’école rassemblait en une seule production des étudiants de ses sections anglaises et françaises. Sur scène, les acteurs étaient divisés en deux groupes, l’un anglophone et l’autre francophone, occupant les côtés opposés de la scène. À un certain moment dans la production, les anglophones chantaient O Canada, l’hymne national canadien :

O Canada! / Our home and native land! / True patriot love in all thy sons command. / With glowing hearts we see thee rise, / The True North strong and free! / From far and wide, / O Canada, we stand on guard for thee. / God keep our land glorious and free! (Heritage Canada, “National Anthem: O Canada”)

Ceci était accompagné de surtitres présentant fidèlement la version officielle de l’hymne en français :

Ô Canada ! / Terre de nos aïeux, / Ton front est ceint de fleurons glorieux ! / Car ton bras sait porter l’épée, / Il sait porter la croix ! / Ton histoire est une épopée / Des plus brillants exploits. / Et ta valeur, de foi trempée, / Protégera nos foyers et nos droits.(Heritage Canada, “National Anthem: O Canada”)

Cependant, quand les francophones entonnèrent l’hymne national en français, les paroles officielles avaient été modifiées pour évoquer la légendaire insatisfaction du Québec envers la fédération canadienne :

O Canada / Accepte nos adieux / Mon front est plein de sang pas trop glorieux. / Car mon bras s’est fait dire de porter l’épée / pis j’avais pas trop l’choix / Notre histoire est tout éclopée / par des esprits plutôt étroits / Et tes valeurs de sang trempé / Redétruiront des foyers et des droits.(Wren 2011)

Malgré ces changements évidents, les surtitres ont reproduit fidèlement les paroles officielles de l’hymne en anglais, une opération traductionnelle symbolique reflétant l’incapacité, voire le refus des anglophones de reconnaître ou d’admettre la position d’un Québec francophone au sein de la fédération canadienne. Cette ironie a échappé aux membres de l’auditoire incapables de comprendre les messages livrés dans chacune des langues.

En générant de nouveaux messages superposés sur les messages transmis par les acteurs, les processus de traduction déjouent de manière ludique le but habituel de la traduction. Ils en subvertissent la fonction primaire d’imitation et, ce faisant, deviennent un outil créatif pour explorer de nouvelles applications du multilinguisme et de l’interculturalisme. Plutôt que de simplement répondre aux besoins d’un public cible monolingue, les stratégies ludiques de traduction sur scène offrent un surplus de sens uniquement accessible au spectateur bilingue.

Appartenir à une communauté linguistique minoritaire peut avoir des effets néfastes sur le développement et la dissémination de productions théâtrales insuffisamment financées et restreintes à un public cible limité. Cependant, cela peut aussi mener à l’exploration des ressources hétérogènes spécifiques à un tel contexte. La réalité multilingue et interculturelle des artistes qui travaillent dans la marge devient ainsi de la matière pour la création et l’expérimentation théâtrales. Ces dernières peuvent attirer de nouveaux auditoires en proposant une esthétique interculturelle qui reflète l’interaction de divers groupes linguistiques et culturels au sein d’un marché global.

9.Conclusion

La réalité des artistes franco-canadiens, qui travaillent dans l’interface entre les langues et les cultures minoritaires et dominantes, a mené à l’exploration de nouvelles stratégies de traduction conçues pour des publics aux profils linguistiques et culturels variés. Ces stratégies incluent les surtitres et les procédés scéniques intégrés dans la matrice de la production originale, et dont l’effet peut varier selon l’auditoire visé ou la fonction qu’on leur a assignée. Au Canada, cette approche innovante de la traduction au théâtre a été développée surtout par des artistes francophones à l’extérieur du Québec et, plus récemment, par des artistes anglophones québécois, dans l’espoir de rendre leurs productions accessibles à un public plus large. Au Québec, cependant, ainsi que dans la majorité du Canada anglais, le mode traditionnel de traduction théâtrale reste encore la norme. Puisqu’il y a un large public francophone au Québec et un plus large public anglophone dans le reste du Canada, le besoin d’atteindre des publics aux profils linguistiques et culturels variés n’est pas aussi crucial. Les compagnies de théâtre travaillant dans la langue dominante de la région où elles œuvrent continuent d’importer des pièces et de les traduire de sorte qu’elles soient jouées dans la langue cible de leur public. La résistance aux surtitres dans les théâtres francophones québécois pourrait en outre être attribuée à une réticence à laisser la langue dominante et menaçante qu’est l’anglais gagner du terrain dans des productions culturelles qui, depuis les années 70, ont joué un rôle essentiel dans la lutte pour la protection et la promotion du français comme langue officielle de la province.

Éloignées du Québec et de son institution littéraire francophone dominante, les communautés de théâtre franco-canadiennes développent une esthétique culturelle décidément nouvelle, ancrée dans les spécificités du contexte dans lequel elles se trouvent. Leur marginalité a conduit ces communautés minoritaires franco-canadiennes à explorer leur bilinguisme dans des dialogues incorporant divers codes linguistiques et culturels à l’aide de stratégies de traduction qui font appel à leur connaissance des deux langues officielles du Canada. Ce faisant, elles ont réussi à élargir leur auditoire grâce à des productions qui défient les modes de traduction existants et proposent de nouveaux concepts à la pratique et à la théorie de la traduction. Investie de nouvelles fonctions en tant qu’outil de création théâtrale, la traduction contribue à l’élaboration d’une nouvelle esthétique multilingue et interculturelle qui se fait l’écho de nos sociétés de plus en plus diverses et hétérogènes.

Remerciements

Cet article, publié en 2013 dans Target en tant que traduction anglaise, par Richard Lebeau, d’un original français de Louise Ladouceur, a fait l’objet d’une retraduction française par Hanae Roquet dans le cadre de son travail de fin de cycle en «  Langues et littératures modernes : orientation germanique  » à l’Université de Namur (année académique 2017–2018) sous la direction de Dirk Delabastita et Maud Gonne. La traduction d’Hanae Roquet a ensuite été révisée par l’auteure Louise Ladouceur.

Remarques

1.Selon le recensement de 2006, la connaissance des langues officielles au sein de la population canadienne est la suivante: anglais seulement 67,7%, français seulement, 13,25% (Québec: 12,43%, N.-B.: 0,22%, Ontario: 0,15%), bilingues F/A 17% (Québec: 9,35%, Ontario: 4,26%, N.-B.: 0,55%, Col.-Brit.: 0,94%, Alberta: 0,71%, Manitoba: 0,3%, Saskatchewan: 0,15%) Statistiques Canada.
2.Voir le site web de l’Association des compagnies de théâtres: www​.act​-theatre​.ca.
3.Voir le site web de l’Association des théâtres francophones du Canada : http://​atfc​.ca
4.Theatre Alberta est une association regroupant des artistes professionnels, émergents et amateurs ainsi que des troupes communautaires éducatives en Alberta. http://​www​.theatrealberta​.com​/about​/member​-organizations/
5.
JULIE : Salut ! Tu viens d’arriver ?
WALTER : Ouais. Y a quelques secondes à peine.
THÉRÈSE :Viens donc finir de mettre la table, puis ensuite vous pourrez jaser.
JULIE : J’arrive. Je dois juste aider maman avec le souper. Papa va te tenir compagnie.
WALTER : Ouais, bien sûr, pas de souci. (Un moment de silence. Julie place des objets sur la table. Papa regarde son téléviseur. Walter se sent mal à l’aise.)
WALTER : Quand vous êtes-vous offert la tv couleur ?
RAOUL : Oh ça doit quand même faire cinq mois maintenant, je pense. Thérèse c’est quand on l’a acheté la teevee couleur quand même ?
THÉRÈSE :Ça doit faire au moins six mois. Je pense. C’était en novembre ou à la fin d’octobre. Non, j’me rappelle, Martha avait eu son accident. [Notre traduction des passages en italique, en anglais dans l’original]
6.
LUI :(Lisant) « Je me demande si un jour je pourrai me donner à un homme. Pour l’instant, je devrai me contenter de mes fantasmes en attendant mon prince charmant ». (À elle.) Comment ça tu pourrais pas?
ELLE :C’est pas de tes affaires.
HIM : Ça dit quoi ?
LUI : Ça dit qu’elle ne pourrait pas.
HIM : Ne pourrait pas quoi ?
LUI : Ne pourrait pas… Euh… Ne pourrait pas le rejoindre dans son exploration du continent ici-bas parce que…
HIM : Parce que ?
LUI : … parce que. (Rapidement)… parce qu’elle n’a aucune expérience, qu’elle n’a jamais été en Australie et qu’elle n’aime pas les kangourous. [Notre traduction des passages en italique, en anglais dans l’original]
7.Notre traduction de « bilinguals can hardly avoid the (aestheticizing) risk/thrill of slippery speech. Veering from one signifier to another, in ways that affect the signified, is a technique of disguise, or escape, or privileged association that marks multilinguals even when we’re not trying to be funny ».
8.
LUKE :L’monde y pense que les monteurs de taureaux sont des gros hommes. Y nous prennent pour des osties d’attrapeurs de bouvillons. J’peux vous dire qu’y en pas d’monteurs de taureaux de plus qu’un mètre sept… pis ça c’est sans bottes. Mais c’est qui les osties d’stars du rodéo?… Pis c’est surtout pas les p’tits fifis d’monteurs de chevaux… Y a une raison que monter le taureau c’est le dernier événement. C’est parce que les gens y ont un côté ben sadique. [Notre traduction des passages en italique, en anglais dans l’original].
9.Notre traduction de « whenever a language or dialect appears in a production that is not likely to be understood by a majority of the audience, it requires some sort of performance adjustment if full or general communication is desired ».
10.Notre traduction de « Supertitles, forcing spectators to shift their focus, even if momentarily, away from the stage, are much more actively disruptive, since they are directly competing with other stimuli to the visual channel, leaving unimpeded the auditory channel….Thus in the spoken theatre the supertitle leaves open the reception channel it is designed to replace [aural] and blocks the major one not involved in the problem it seeks to solve [visual] ».
11.En anglais, le pronom relatif “which” (signifiant ici “ lesquels) est un homonyme de “witch” (sorcière). Dans la même idée, le verbe “to tout” signifiant “vanter” ressemble phonétiquement au mot “trout”, truite.
12.
LUI : C’est vraiment trop, trop drôle ! J’pense que j’suis foutu quand j’déclenche l’alarme du voisin – surtout quand j’entends les sirènes de la police. Donc j’fais comme si j’étais un joueur de hockey et j’dégage la puck au plus sacrant. J’saute par-dessus la clôture dans la cour, mais les flics sont pas mal près, hein ! Puis j’regarde autour et j’vois qu’la vitre est pétée. Mega chance ! J’veux dire, j’ai un fer à cheval dans le cul ! Pire ! J’ai tout l’maudit ranch !
LUI : Ça m’ fait chier! J’pense que j’suis foutu quand j’déclenche l’alarme du voisin – surtout quand j’entends les boeufs arriver. Donc j’fais comme si j’étais un joueur de hockey et j’dégage la puck au plus sacrant, tu vois c’que j’veux dire ? J’saute par-dessus la clôture dans la cour, mais les boeufs se rapprochent, hein ! Puis j’check tout autour style radar et j’vois qu’la vitre est pétée. C’est ma chance ! J’veux dire, j’ai un fer à cheval dans le cul ! Pire ! J’ai tout le maudit ranch ! [Notre traduction]
13.« Si vous ne comprenez pas ce que ce type dit, ne vous inquiétez pas – c’est le cas pour 50% du public. (Ce message vous est offert par votre sympathique surtitreur de quartier). » [Notre traduction]
14.Notre traduction de « illusion of transparency » et « the appearance, in other words, that the translation is not in fact a translation, but the ‘original’ ».
15.Notre traduction de « a theatre text exists in a dialectical relationship with the performance of that text, [t]he two texts – written and performed – are coexistent and inseparable, and it is in this relationship that the paradox for the translator lies ».
16.Notre traduction de « an independent stage language, not simply a device for duplicating the spoken text, but a separate communicative channel in the theatrical experience ».
17.Notre traduction de « identity is performatively constituted by the very ‘expressions’ that are said to be its results »

Références

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