Douglas Robinson, Elodie Feron et Maud Gonne Quel type de littérature pour la traduction littéraire?

Traduction
Quel type de littérature pour la traduction littéraire? [What kind of literature is a literary translation?]

Douglas Robinson Hong Kong Baptist University
Traduit par Elodie Feron et Maud Gonne1Hong Kong Baptist University

Cet article est une sorte de manifeste pour une nouvelle conception de la traduction littéraire en tant que genre littéraire imitatif, mais qualitativement différent et pas nécessairement moins bon que le modèle qu’il imite. L’article explore cette possibilité en interrogeant le modèle de littérarité de Gérard Genette dans Fiction et Diction et en envisageant la traduction littéraire comme un genre unique qui pourrait s’insérer dans ce modèle. Ensuite, l’article se penche sur ce que le traducteur imite et sur la relation entre la traduction et le roman en tant que genres imitatifs similaires. La clé de cette comparaison réside dans la dépendance initiale (et continue) du roman envers le « dispositif de la traduction trouvée » – soit ce que Gideon Toury appelle la pseudo-traduction – qui n’est pas (forcément) conçu pour dissimuler la création originale mais plutôt pour jouer avec l’illusion de réalité. Finalement, l’article suggère, d’une part, que la littérature tout court pourrait être repensée en termes de ses énergies transformables et, d’autre part, que la traduction pourrait finalement être considérée comme l’un des genres ultimes de la littérature.

Mots-clés :
  • traduction littéraire,
  • Genette,
  • littérarité,
  • genre
Table des matières

1.Introduction

La réponse classique à la question posée dans le titre de cet article est, évidemment, qu’une traduction littéraire appartient au même type de littérature que son texte source : la traduction d’un roman est aussi un roman ; la traduction d’une œuvre épique est aussi une œuvre épique ; la traduction d’une pièce de théâtre est aussi une pièce de théâtre, et ainsi de suite. Puisqu’une traduction littéraire est une imitation interlinguale d’un texte littéraire – ce qui signifie que le traducteur littéraire s’efforce, par définition, de reproduire le texte source dans la langue cible – le type littéraire ne change pas dans la transition du texte source vers le texte cible. L’hypothèse standard est également, bien sûr, que le texte littéraire traduit est, par défaut, légèrement inférieur à son original. Comme la théorie platonicienne de l’imitation nous l’a enseigné pendant presque 2500 ans, l’imitation est inéluctablement moins bonne que ce qu’elle imite. Cependant une différence de mesure n’implique pas nécessairement une différence de type, par conséquent, même quand une traduction littéraire est moins bonne que son original, elle partage malgré tout le même type de littérature que ce dernier.

Ce que j’envisage d’explorer ici est une légère mais je pense importante déviation de cette opinion traditionnelle. J’aimerais soutenir que (a) une traduction littéraire est un type de littérature qui diffère de l’original car (b) ce que le traducteur littéraire imite n’est pas seulement le texte source, mais les stratégies utilisées par l’auteur lors de la création du texte source, en particulier la stratégie du romancier de présenter une fiction écrite de sa main comme une histoire vraie écrite par quelqu’un d’autre afin que (c) la traduction littéraire crée l’illusion d’être le texte source écrit par l’auteur source. En devenant un écrivain illusionniste en quelque sorte – quelqu’un qui crée un texte littéraire imitatif dissimilant le fait que celui-ci est un texte écrit dans une autre langue –, le traducteur littéraire cherche à créer non pas juste une imitation inférieure à un bon texte mais un bon texte imitatif, qualitativement différent de son modèle. Tout comme l’Ulysses de James Joyce n’est pas une imitation inférieure à l’Odyssée d’Homère, mais un bon texte imitatif d’un autre type, Les œuvres complètes d’Homère de Georges Chapman (1598–1616) ou L’œuvre de Rabelais par Thomas Urquhart ne sont pas des imitations inférieures à Homère ou à Rabelais mais de bons textes imitatifs d’un autre type. La principale différence, évidemment, est que là où le roman de Joyce est une adaptation d’Homère qui ne prétend pas être Homère, Chapman, lui, fait semblant d’être Homère, tout comme Urquhart feint d’être Rabelais. Le « simulacre » est certainement stratégique et pragmatique plutôt qu’ontologique – l’illusion ne dupe personne et le lecteur qui se laisserait entraîner ferait l’objet de moqueries – mais est toujours constitutif et fondamental pour le genre de la traduction littéraire. De façon très similaire, l’illusion selon laquelle Don Quichotte n’a pas été écrit en espagnol par Cervantes, mais traduit de l’arabe par Cide Hamete Benengeli, est décisive et fondamentale pour le genre du roman.

Cette analogie se trouve au cœur de mon argument : entre (c1) l’illusion selon laquelle un roman n’a pas été écrit par l’auteur réel, mais a été traduit d’un texte étranger et (c2) l’illusion selon laquelle une traduction n’a pas été traduite par l’auteur cible (le traducteur), mais initialement écrite dans la langue cible par l’auteur source.

Cependant, on pourrait contester en disant que prendre les exemples d’Homère de Chapman et de Rabelais de Urquhart fausse le jeu : deux des traductions littéraires les plus téméraires, ambitieuses, et novatrices jamais publiées sont probablement peu représentatives du genre de la traduction littéraire dans son ensemble. Certains puristes ont même insisté sur le fait que l’Homère de Chapman et le Rabelais de Urquhart ne sont pas du tout des traductions, mais des adaptations, et que Chapman et Urquhart se sont éloignés de leurs originaux avec tant de créativité que ce qu’ils ont fait ne peut plus être qualifié d’acte de traduction.11.Voir par exemple la description de la traduction d’Urquhart par J.M Cohen, dans la préface de sa propre traduction, comme « plus qu’une remarquable reformulation et un développement plutôt qu’une traduction » (1955, 31).

Ceci fait néanmoins partie de mon argumentation. Tant qu’une traduction littéraire est définie comme une imitation timide qui doit être légèrement moins bonne que son original (pas ‘souvent et malheureusement moins bonne’, mais ‘assurément moins bonne’) – autrement dit, si c’est de cette manière qu’on reconnaît une traduction, c’est-à-dire par son infériorité par rapport à l’original – alors oui, Chapman et Urquhart sont de mauvais exemples du genre. Mais si nous considérons les choses autrement et prenons, d’une part, Chapman et Urquhart comme des exemples parfaits du genre, et d’autre part, toutes les traductions qui se contentent de la définition standard infériorisante de la traduction, comme des œuvres qui échouent dans l’effort d’atteindre un même niveau, alors les perspectives commencent à être différentes. Alors, la définition standard infériorisante (appelons la DSITL) est révélée comme une tentative soit de justifier les productions littéraires inférieures après-coup, soit plus radicalement de former les traducteurs à être inférieurs à leurs auteurs sources avant même qu’ils n’abordent leur tâche – ou potentiellement même les deux, de manière cyclique. Le traducteur littéraire disposerait alors des différents choix stratégiques indiqués ci-dessous dans la Figure 1.

Figure 1.Les choix stratégiques du traducteur littéraire
A B C
Excellence S’efforce de créer un bon texte qualitativement différent de son original S’efforce d’imiter les stratégies que l’auteur source a utilisées en créant le texte source S’efforce de créer un excellent texte cible se faisant passer pour le texte source
DSITL S’efforce de créer une imitation inférieure à un bon texte S’efforce d’imiter seulement les éléments textuels du texte source S’efforce de créer une imitation inférieure à un bon texte

Et oui, la ligne (DSITL) dans ce tableau est incontestablement le chemin de la moindre résistance. C’est, après tout, l’approche standard de la traduction littéraire. Tant que nous acceptons cette approche non seulement comme normative, et donc normale, mais aussi comme naturelle – la vraie « nature » ou ontologie de la traduction littéraire – nous y adaptons nos habitudes professionnelles de traducteur, dans le but de gagner notre vie, d’être traducteur. Si, comme j’affirme ici, DSITL est une construction idéologique qui ne couvre pas l’ensemble du domaine professionnel de la traduction – lequel réprime la conscience des périphéries qu’il est incapable de contrôler – alors la rangée « Excellence » dans le tableau pourrait être reconnue comme une contre-norme. Elle serait considérée comme telle si on partait du point de vue qu’une traduction effectuée selon la norme DSITL n’est pas un type de traduction littéraire standard – qui n’est généralement pas à la hauteur de son original, et qui réalise ainsi son objectif d’infériorité – mais une performance médiocre.

L’idée que la traduction littéraire est un genre littéraire à part entière est, bien sûr, extrêmement contraire à l’intuition. En plaidant en faveur de cette affirmation, je vais stratégiquement à l’encontre de toutes nos normes institutionnelles et conventions. Je pars donc du principe que mes affirmations seront faciles à rejeter, difficiles même à prendre au sérieux. Penchons-nous dès lors sur cette « contre-intuition » en examinant la définition de la littérature en vigueur.

2.La traduction littéraire : Un type de littérature différent

Dans Fiction et Diction, Gérard Genette (1991) cherche à combiner toutes les définitions concurrentes de la littérature dans un modèle théorique global qui représente le domaine dans son ensemble – à l’exception de la traduction littéraire, qu’il ne mentionne même jamais (comme par simple oubli). Je suppose que c’est tout simplement parce qu’il accepte l’opinion standard selon laquelle la traduction littéraire n’est qu’une imitation d’un texte original déjà existant, qui se classe donc dans la même catégorie que le texte source. Il est, après tout, un théoricien littéraire et non un théoricien de la traduction. Ce qui est révélateur, cependant, c’est le vide qu’il laisse dans son tableau « exhaustif », qu’il est tout simplement incapable de combler. Je soutiens que la traduction littéraire comble ce vide à la perfection. Voyons cela de plus près.

Genette se lance le défi de collecter des distinctions et définitions extrêmement complexes et de les organiser selon un modèle cohérent et complet – une tâche qu’il reconnaît lui-même comme étant probablement impossible :

  1. Les définitions traditionnelles stabilisantes (« constitutives ») de la littérature sont vouées à l’échec car,

    1. bien qu’il soit conventionnel de partir du principe qu’il y a 3 modes littéraires : la fiction en prose, le drame et la poésie, qui sont chacune caractérisées par des structures textuelles stables,

    2. (1a) ne réussit pas à justifier les qualités littéraires, souvent revendiquées, des œuvres qui ne sont ni fictionnelles, ni dramatiques, ni poétiques, comme les autobiographies, les chroniques, les essais, les œuvres philosophiques, etc.

  2. Les définitions déstabilisantes (« conditionnelles ») de la littérature sont également vouées à l’échec car,

    1. même si la solution traditionnelle à (1b) est de définir la littérature « subjectivement », pragmatiquement et de manière rhétorique, comme tout ce que mes amis et moi appelons littérature,

    2. (2a) ne réussit pas à expliquer (1a) l’évidence qu’il existe effectivement des structures textuelles stables qui définissent de manière fiable d’immenses ensembles d’œuvres relativement immunisées contre la subjectivisation, comme un narrateur qui raconte une histoire (fiction), des personnages qui interagissent entre eux sans narrateur (drame) ou la versification (poésie).

La solution de Genette est d’intégrer ces tensions dans son modèle (voir Figure 2). La distinction qu’il fait entre les critères « thématiques » et « rhématiques » constitue une extension et une complication de la distinction traditionnelle entre « contenu » et « forme ». Le thème d’un discours réfère à, il insiste, ce dont il s’agit ; le rhème est « le discours considéré en lui-même » (33). Ce qu’il appelle la littérarité « constitutive » est le produit de (1a/2b) l’approche essentialisée qui identifie les structures textuelles stables ou caractéristiques comme étant des contraintes fiables de la littérarité ; la littérarité « conditionnelle » est le produit de (1b/2a) l’approche « subjectivisée » ou encore de l’approche pragmatique/rhétorique, qui fait de la littérarité le résultat d’un impact sur l’audience, une classification qui est conditionnelle à la reconnaissance du public.

Figure 2.Le schéma de la littérature selon Genette
Régime Constitutif Conditionnel
Critère
Thématique FICTION
Rhématique DICTION
POÉSIE PROSE

Ce que j’aime à propos de son approche, c’est que Genette est prêt à élargir cette catégorie/qualité esthétique et évasive de la « littérarité » dans l’abîme qui sépare les définitions rigides essentialisantes « constitutives » et les définitions de perspectives/rhétoriques « conditionnelles », qu’il accepte l’instabilité abyssale de la classification qui en résulte. Dans le workshop que j’ai organisé à l’occasion de cet article sur academia.eu, cette mise en abyme a dérangé beaucoup de participants, certains parce que la classification était trop évasive, d’autres parce qu’elle était trop rigide. Selon moi, le caractère double de cette objection est à la fois justement légitime pour le modèle de Genette et son attrait principal.

L’usage des termes « fiction » et « diction » dans son livre est quelque peu problématique :

Selon les catégories traditionnelles, le constitutif régit deux grands types, ou ensembles, de pratiques littéraires : la fiction (narrative ou dramatique) et la poésie, sans préjudice de leur éventuelle collusion dans la fiction en forme poétique. Comme nous ne disposons, à ma connaissance dans une autre langue d’un terme commode et positif (c’est-à-dire en dehors du très gauche non-fiction) pour désigner ce troisième type, et que cette lacune terminologique ne cesse de nous embarrasser, je propose de le baptiser diction – ce qui présente au moins l’agrément, si c’en est un, de la symétrie. Est littérature de fiction celle qui s’impose essentiellement par le caractère imaginaire de ses objets, littérature de diction celle qui s’impose essentiellement par ses caractéristiques formelles – encore une fois, sans préjudice d’amalgame et mixité ; mais il me semble utile de maintenir la distinction au niveau des essences et la possibilité théorique d’états purs.(Genette 1991, 31)

Ceci est bien sûr tout à fait clairement formulé : le problème est que le mot « diction » a déjà une utilisation bien établie dans les études littéraires, et signifie « manière de parler » en français (énonciation ou élocution). C’est aussi le cas en anglais, en plus de décrire la clarté du choix des mots. Mais ni en anglais ni en français le terme ne désigne toute une catégorie d’écriture (« la littérature de la diction »). Genette reconnaît cependant clairement le problème et prend les mesures nécessaires afin d’éviter tout confusion dans la définition.

Notons aussi la case DICTION en bas à droite, dans laquelle il n’y a pas de « barrière infranchissable » (31) entre la poésie et la prose. Selon Genette, la poésie est traditionnellement définie de façon plus constitutive, et basée sur une versification subtilement différentiée, tandis que la prose est traditionnellement définie de façon plus subjective, comme une écriture qui reproduit plus ou moins le rythme du discours – quelle que soit la façon dont nous choisissons de définir ces rythmes et la manière dont ils seront représentés littérairement. Cependant, Genette pense que cette distinction ne peut être maintenue de façon rigide :

Il est en effet devenu de plus en plus évident, depuis un siècle, que la distinction entre poésie et prose peut reposer sur d’autres critères, moins catégoriques, que celui de la versification, et que ces critères, d’ailleurs hétérogènes et plus ou moins cumulatifs (par exemple : thèmes privilégiés, teneur en « images », disposition graphique) laissent place, sous le nom de « poème en prose », « prose poétique » ou quelque autre, à des états intermédiaires qui donnent à cette opposition un caractère non tranché, mais graduel et polaire.(34)

Autrement dit, nous pouvons – et nous le faisons couramment – parler de « prose poétique » et de « poésie en prose », en nous basant sur les ajustements que nos constructions conditionnelles (rhétoriques) de littérarité nous mènent à réaliser dans les définitions « constitutives » établies. Nous pouvons même décrire la prose non fictionnelle – selon les ouvrages théoriques de Julia Kristeva – comme étant poétique ; et nous saluons le fait que les vers de Pouchkine (en russe) adhèrent à des formes de versification strictes mais se lisent comme de la prose. (Ce mélange « simple » de conversation « prosaïque » avec des formes remarquables de vers « poétiques » est ce qu’il y a de plus difficile à reproduire en traduction).

Toutefois, la case qui est d’un intérêt primordial selon moi est celle qui reste vide. Pour Genette, ce serait « une histoire que d’autres tiennent pour véritable » qui « peut vous laisser totalement incrédule, mais aussi vous séduire comme une espèce de fiction : il y aura bien là une sorte de fictionalité conditionnelle, histoire vraie pour les uns et fiction pour les autres » (34). À ses yeux, le mythe pourrait combler ce vide : la Bible, par exemple est une vérité littérale pour les croyants et (au mieux) de la littérature pour les non-croyants. Genette résiste cependant à la tentation d’insérer le mythe dans la case « car cette case est destinée non pas aux textes conditionnellement fictionnels, mais aux fictions conditionnellement littéraires – notion qui me parait passablement contradictoire » (35). Le contenu de cette case ne serait pas un texte que certains lecteurs considèrent comme authentique et que d’autres considèrent comme inventé, mais une fiction manifestement inventée que certains lecteurs considèrent comme littéraire et d’autres comme non littéraire. Il affirme que lire la Bible comme une fiction correspond à lire de la littérature.

J’estime néanmoins que Genette complique les choses inutilement. Je vois au moins deux objections pour lesquelles cette case devrait rester vide.

Première objection

D’un côté, le fait que cette case reste vide est clairement fondé sur son hypothèse suivant laquelle la FICTION doit apparaître dans les deux cases de la rangée « thématique », non seulement sous le « constitutif » mais également sous le « conditionnel » – et il ne me semble pas y avoir de raison impérative pour que ce soit le cas. Il pourrait, par exemple, remplir la case « constitutif » avec FICTION et la case « conditionnel » avec NON FICTION. Cela ferait de la case vide l’endroit parfait pour les textes non fictionnels que de nombreux lecteurs ont (conditionnellement) trouvé littéraires, tels que L’anatomie de la mélancolie de Burton, Les essais de Montaigne, ou Histoire de France de Michelet. Le tableau actuel ne laisse pas de place pour ce genre d’œuvres – dont l’existence était en réalité l’un de ses arguments les plus convaincants pour l’existence de la catégorie de la littérarité « conditionnelle » et donc du besoin d’outrepasser les limites des définitions conventionnelles « constitutives » de la littérarité. Si les contenus thématiques sont les critères qui définissent cette première rangée, et que la FICTION est constitutivement définie comme littéraire par le fait que ces contenus soient inventés, alors l’argumentation de Genette voudrait que la NON-FICTION soit au moins une forme d’écrit définie conditionnellement comme thématiquement littéraire.

On pourrait bien sûr arguer que les critères conditionnels pour ce type de littérarité dans des œuvres non fictionnelles sont intrinsèquement rhématiques plutôt que thématiques – que ce qui les qualifie de non fictionnelles est factuel, mais que ce qui incite conditionnellement le lecteur à les considérer comme littéraires réside dans le style. Cependant, si cette objection est prise au sérieux, elle discréditerait l’ensemble de son tableau. Si la littérarité conditionnelle était toujours rhématique, l’effet sur la structure binaire (rangées et colonnes) de son tableau serait bien plus dévastateur que la simple ruse de laisser une case vide.

Deuxième objection

D’un autre côté, certaines fictions sont tellement banales, ennuyantes, peu imaginatives et ternes que l’on pourrait (conditionnellement) ne pas vouloir du tout les élever à l’honorifique « littérature ». Forcément, ce qui fait par exemple de la Bible de la littérature pour ceux d’entre nous qui ne croient pas en sa vérité littérale, est le fait que ce n’est pas juste une fiction mais une fiction imaginative. N’en déplaise à Genette, lire la Bible en tant que fiction n’est pas nécessairement lire la Bible en tant que littérature. Ou encore, pour vraiment chercher la petite bête, nous pourrions dire que les mythes de la Genèse et de l’Exode sont de la littérature mais que les lois du Lévitique n’en sont pas ; ou que les histoires des livres de Joshua ou des Juges et des Rois sont de la littérature mais que celles contenues dans les deux livres des Chroniques n’en sont pas ; ou encore que Ruth, Job, les Psaumes, les Proverbes, l’Ecclésiaste, le Cantique des Cantiques, Isaac, Jérémie, les Lamentations, Ézéchiel, Daniel, Osée et Jonas sont tous résolument littéraires là où certaines parties plus « ennuyantes » de la Bible ne le sont pas. On pourrait se demander si le sensationnalisme du Livre de l’Apocalypse – mauvaise fiction populaire au mieux – ne devrait pas le disqualifier des hauts rangs de la « Littérature ». On pourrait également affirmer que c’est certainement un autre cas de l’argument FICTION/NON-FICTION de la première objection : contrairement à la longue partie centrale de Job, aux Psaumes, aux œuvres prophétiques, au Cantique des Cantiques et à quelques autres textes « poétiques », aux mythes de la Genèse, aux lois du Lévitique et aux histoires des Chroniques, Joshua, les Juges et les Rois sont tous caractérisés constitutivement comme textes non fictionnels ; ce qui en rend certains conditionnellement littéraires n’est pas notre conviction qu’ils sont en réalité inventés, mais notre sensation en les lisant qu’ils sont passionnants, créatifs, originaux, plaisants d’un point de vue esthétique, etc. De la même manière, ce qui rend les lois du Lévitique et les histoires des Chroniques non littéraires n’est pas notre conviction que ces évènements se sont vraiment déroulés de la façon dont ils sont rapportés, mais le fait que nous les expérimentons comme ennuyants.

Nous pourrions donc vraisemblablement rejeter les arguments de Genette concernant cette case vide. Mais j’aimerais voir les choses sous un autre angle : je propose que nous acceptions provisoirement, avec Genette, que « cette case est réservée non pas aux textes conditionnellement fictionnels mais aux fictions conditionnellement littéraires » et que nous y insérions les traductions littéraires. En se basant sur les 3 propositions évoquées dans l’introduction, j’aimerais soumettre deux « qualités » à cette possibilité d’ajout :

Qualité b.Le traducteur littéraire imite les stratégies que l’auteur source a utilisées en créant le texte source

On pourrait limiter conditionnellement la catégorie des « traductions littéraires » aux traductions qui s’efforcent d’obtenir des effets que les lecteurs cibles considèrent comme littéraires. Autrement dit, on pourrait vouloir nier la rubrique « littéraire » à ce triste style de traduction littéraire, qui est l’équivalent humain de la Traduction Automatique Statistique de Google, où chaque mot et chaque phrase est remplacé par son équivalent le plus fréquemment utilisé statistiquement dans la langue cible. Par exemple, si l’auteur source fait référence au sang, le traducteur n’a pas besoin de prendre le visuel en considération (est-ce gorgé de sang ? éclaboussé de sang ? taché de sang ?) ou au rythme, l’allitération, l’assonance et autres caractéristiques prosodiques (est-ce un carnage catastrophique ou cruor carmin ?) etc., c’est juste du sang. L’adjectif correspondant est tout simplement ensanglanté, et si le corps est coupé, il saigne juste. (Notons que je ne suis pas en train d’insinuer que l’équivalent le plus évident dans la langue cible est nécessairement faible : ce qui est faible c’est de tout le temps choisir automatiquement l’équivalent le plus flagrant sans prendre en considération le son entendu, la vision de la scène ou le sentiment évoqué.) Même quand ce genre de traduction « faible » ou « banale » reproduit un régime constitutif de littérarité – quand elle ressemble à un roman ou à un poème par exemple – elle peut échouer dans la reproduction d’un régime conditionnel généralement adopté, reconnu, ce qui pousse certains lecteurs à la rejeter rhétoriquement comme de la littérature. Cette conditionnalité intégrerait donc effectivement la traduction littéraire à la deuxième objection ci-dessus ; la littérarité d’une traduction littéraire donnée serait la version traductionnelle d’un texte non fictionnel comme un essai, une chronique ou un traité philosophique. Tout comme le texte littéraire non fictionnel, la brillante traduction littéraire surpasse les attributions conventionnelles des écrits banals.22.La célèbre mise en garde d’Horace aux auteurs cherchant à transformer d’anciens contes traditionnels en grande littérature est pertinente ici : nec verbum verbo curabit reddere, fidus / Interpres («  ne traduisez pas mot à mot tel un traducteur fidèle ») Ne soyez pas ennuyeux, comme un traducteur : soyez littéraires. Il est aussi significatif que les traducteurs et les spécialistes de la traduction qui cherchent à intégrer le conseil d’Horace à la tâche du traducteur l’ont souvent entendu dire Nec verbo reddere curabit fidus interpres (ait ille) sed sententias, et sensus transferre studebit « Ne vous préoccupez pas de traduire mot à mot, traducteurs fidèles, mais traduisez sens pour sens » (Lefevere 1992, 15) – une reformulation complète présentée comme étant une traduction fidèle d’Horace mais vraisemblablement fondée non pas directement sur Horace mais sur les déductions horatiennes de Saint Jérôme Nec verbo reddere curabit fidus interpres (ait ille) sed sententias, et sensus transferre studebit « Ne traduisez pas les mots, fidèles traducteurs, mais cherchez à transférer les phrases/sens ». Ne traduisez pas la pragmatique, la rhétorique, la prosodie ou d’autres stratégies littéraires chacune à leur tour. Donnez-nous juste les sens des phrases individuelles sans fioritures. Dans les conditions que j’essaye de développer, on pourrait interpréter ce qu’Horace veut dire comme « Ne vous laissez pas entraîner dans la DSITL prescrite pour les traducteurs fidèles : soyez originaux, » tandis que Jérôme et Lefèvre suivent timidement et docilement la DSITL. Je soutiens donc que les traducteurs devraient eux aussi suivre Horace hors du bourbier de la DSITL. (Il est certes ironique que Jérôme et Lefèvre plaident en faveur de la DSITL en la transgressant sournoisement – en adoptant librement Horace, en dépit du fil du texte source, en le « traduisant »).

Qualité c.Une traduction littéraire crée l’illusion d’être le texte source écrit par l’auteur source

Cela distinguerait effectivement les traductions des autres genres de réécriture, comme les adaptations et les commentaires, qui n’essayent pas de se faire passer pour les originaux. Signalons ici que par « se faire passer pour » je réfère à un type spécifique de conditionnalité icotique33.« Icotique » est mon néologisme inspiré par le terme eikos utilisé par Aristote « plausible », ta eikota « la plausibilité » et sa constatation qu’entre le choix d’une histoire plausible qui est fausse et d’une histoire vraie qui est peu plausible, nous aurons tendance à préférer la première option car elle a été approuvée ou « plausibilisée » (icotisée) par la communauté. Ce que j’entends par « conditionnalité icotique » est que l’illusion fictionnelle selon laquelle la traduction est l’original n’est ni une phénoménalité qui doit être délibérément voulue par l’auteur cible (le traducteur), ni un effet d’audience aléatoire qui est de temps à autre imposé à la traduction par différents lecteurs, mais une construction sociale normative avec beaucoup d’espace de glissement. (En d’autres mots, le fait que certains lecteurs prennent la traduction pour un original n’établit pas la fiction, et le fait que d’autres lecteurs perçoivent directement la traduction comme une traduction ne l’annule pas). Pour de plus amples informations à propos de l’icoticité, voir Robinson (2013, 2015, 2016). qui est imposé aux traductions par certains lecteurs et pas par d’autres ; certains acceptent cette fiction comme étant la réalité et lisent Le Procès ou Le Château comme des œuvres initialement écrites en français, d’autres, pleinement conscients du simulacre, lisent ces romans en sachant qu’ils ont été écrits par Kafka. Cette conditionnalité rejetterait d’une certaine manière la première objection ci-dessus, et anticiperait ma discussion dans la Section 3.2 ci-dessous ; à l’image de la fameuse plainte de l’évêque qui pensait que toutes les histoires du Voyages de Gulliver étaient de sacrés mensonges, ce seraient alors les lecteurs les moins exigeants qui liraient (conditionnellement) les traductions en tant qu’originaux et s’offusqueraient si ce qu’ils viennent de lire n’est pas à la hauteur de la réputation de l’auteur, et les lecteurs les plus exigeants qui comprendraient dès le début que les traducteurs n’ont pas sérieusement l’intention de faire croire que leur œuvre est le texte source. La « duperie » dénoncée par le premier groupe est reconnue par le dernier comme un prétexte esthétique, une fiction illusionniste, une stratégie littéraire – qui est très semblable à la stratégie littéraire selon laquelle l’auteur d’un roman « le fait passer pour » un mémoire authentique écrit par quelqu’un d’autre et qui a simplement été traduit ou édité par l’auteur réel. La tendance émergeant dans les études de traduction au début du nouveau millénaire de lire les traducteurs comme des narrateurs et d’étudier les styles de traducteurs en terme de « narratorialité » (Schiavi 1996; Hermans 1996; Baker 2000; voir Robinson 2011, chaphter 5 pour la discussion) est manifestement fondée sur la tendance conditionnelle d’analyser les traductions en tant que fictions.

Cependant, ces conditions n’impliquent pas que la « traduction littéraire » en tant que genre unique consiste seulement en cet ensemble de « bonnes traductions » que les lecteurs (ou pire, les chercheurs) considèrent comme littéraires (condition b) ou comme des œuvres originales (condition c). Le genre, comme tous les genres dont Genette tient compte, est un hybride constitutif/conditionnel qui existe dans une tension puissante entre les caractéristiques formelles et l’appréciation de l’audience. L’inéluctable conclusion que je tire de cette observation est que nous devons effacer la barre du milieu entre les cases « constitutif » et « conditionnel » dans la rangée thématique (voir Figure 3) : tout comme la différence entre poésie et prose dans la rangée thématique, la frontière entre les « originaux littéraires » et les « traductions littéraires » dans la rangée thématique est perméable. Il y a des originaux qui sont présentés comme, et qui peuvent être confondus avec des traductions ; et il y a des traductions qui sont tellement bien écrites qu’elles peuvent être confondues avec (ou recatégorisées comme) des originaux.44.Des exemples de traductions remarquables qui ont été re-catégorisées comme des œuvres originales incluraient certainement toutes les traductions qui surpassent le texte source délibérément ou par inadvertance. Comme je l’ai déjà mentionné, les expériences que je cite dans la conclusion offrent d’autres exemples. Des œuvres plus récentes seraient Cathay d’Ezra Pound (dans laquelle les poèmes sont souvent considérés comme des originaux car Pound était un excellent poète à part entière qui ne parlait pas le chinois). Il y a aussi des traductions comme Eliduc de John Fowles (la deuxième partie de La tour d’ébène) qui sont parfois considérées comme des originaux parce que l’auteur est surtout connu en tant qu’auteur original plutôt que traducteur, parce qu’elles apparaissent dans les collections d’œuvres originales et parce qu’elles sont très discrètement qualifiées de traductions. (Fowles écrit une préface à Eliduc qui débute avec son expérience par rapport à la littérature française à Oxford, mais qui concerne principalement à propos de Marie de France. C’est seulement à la fin de cette préface – non pas sur la couverture du livre ni dans la table des matières – qu’il identifie l’œuvre comme étant une traduction : « J’ai essayé de transmettre au moins une trace de cette qualité orale intense dans ma traduction » [Fowles 1974, 121].)

Figure 3.Le schéma de la littérature selon Genette, modifié
Régime Constitutif Conditionnel
Critère
Thématique (NON-)FICTION
ORIGINAL TRADUIT
Rhématique DICTION
POÉSIE PROSE

En se basant sur ces observations, on pourrait définir le type de littérature qu’est la traduction littéraire de la manière suivante : une traduction littéraire est la réécriture d’un texte source dans une langue cible, normativement comprise au regard de l’illusion fictionnelle qui la rend non seulement équivalente au texte source mais qui en fait le texte source lui-même, et qui accomplit la littérarité non pas (uniquement) en imitant les contenus textuels du texte source mais en imitant les stratégies littéraires utilisées par l’auteur source ou par des auteurs similaires de la culture cible.

La traduction littéraire est, en d’autres mots, un genre imitatif. Comme l’adaptation, c’est un genre littéraire distinct qui cherche à créer une nouvelle œuvre littéraire en imitant ce que les auteurs littéraires font en écrivant ; mais contrairement à l’adaptation, elle se fait passer pour le texte source.

3.Imiter le genre d’écriture des auteurs littéraires

Quelles sont donc les stratégies littéraires que les traducteurs littéraires imitent ? Comment les traducteurs littéraires créent-ils des textes cibles dont ils espèrent/attendent que les lecteurs thématisent conditionnellement comme de la littérature ?

3.1Les effets littéraires (conditionnels)

Une des choses que l’on attend généralement d’un traducteur littéraire est (a) qu’il imite les dispositifs littéraires de l’auteur source (mètres, rimes, rythmes, allitérations, assonances, images, allusions, tropes, etc.) de sorte que les lecteurs cibles les considèrent comme littéraires. Il est bien connu que l’ambition d’être semblable au texte source exige des ajustements importants en fonction des normes de la culture cible :

  • Une Divine Comédie ou un Eugène Onéguine du 21ème siècle, écrits en anglais, conviendraient mieux en vers libre par exemple, puisque la terza rima et les strophes onéguiennes ont tendance à produire une mauvaise poésie en anglais.

  • Comme chaque langue a ses propres rythmes littéraires, il serait impossible de reproduire aussi bien la forme que l’effet littéraire des rythmes du texte source dans la langue cible.

  • Une langue comme le finnois, où l’accent tombe toujours sur la première syllabe, ou l’anglo-saxon, où l’accent tombe toujours sur la syllabe racine (qui est généralement la première syllabe) s’adaptent bien plus naturellement à l’allitération que l’anglais moderne, et pourraient même privilégier l’allitération plutôt que les rimes.

  • Les images littéraires ont des trajectoires culturelles qui peuvent différer de la culture source à la culture cible d’une manière telle qu’une image prestigieuse dans la culture source pourrait sonner mièvre dans la culture cible ou vice versa.

  • Les allusions sont comme les plaisanteries, elles, dépendent entièrement de l’enracinement du public dans l’histoire culturelle à laquelle réfère l’allusion, et si la culture cible est complètement coupée de l’histoire de la culture source, alors les allusions doivent être entièrement restructurées.

  • Etc.

Et pourtant, malgré le fait évident et établi qu’il est impossible de reproduire exactement ces effets littéraires dans la langue cible, la nature imitative du genre traductif exige que le texte cible donne l’impression de les reproduire. Il va sans dire que cette condition laisse une marge de choix considérable : si un (sous-)lectorat spécifique cible pense que la seule stratégie littéraire importante dans L’Odyssée d’Homère est le récit d’aventures par exemple, alors une traduction réécrite de manière captivante en prose ou sous forme d’un livre d’images pour enfants pourrait être considérée comme une imitation littéraire admirable. (C’est l’avantage de travailler avec le schéma de Genette et avec son attention pour les régimes conditionnels de littérarité. Si la littérarité de la traduction littéraire devait être définie constitutivement, il faudrait établir des critères constitutifs rigides qui pourraient exclure les Odyssées en prose et les livres d’images pour enfants de Pinocchio. Beaucoup de tentatives de ce genre ont été faites et elles ont toujours échoué, pour des raisons que Genette présente de manière assez convaincante. Le domaine est beaucoup trop complexe et varié pour être saisi par une règle constitutive rigide, quelle qu’elle soit. Il faut se rappeler que je définis le « genre littéraire unique » de la traduction littéraire comme un hybride constitutif/conditionnel : ni exclusivement constitutif, soit obéissant à des règles formelles stables, ni exclusivement conditionnel, soit dépendant de l’appréciation du public.)

Mais j’ai remarqué que la condition suivant laquelle (a) le traducteur imite les dispositifs littéraires de l’auteur source n’est qu’un des critères conditionnels traditionnellement imposés à la traduction littéraire. Le fait que ce soit aussi l’un des plus difficiles à réaliser en pratique – c’est peut-être en effet le prétexte le plus commun pour intégrer une préface apologétique de traducteur – signifie qu’il y a au moins deux autres orientations communes à cette tâche de « littérarisation » : (b) assimiler entièrement le texte cible aux normes littéraires et culturelles du texte source et (c) développer de nouvelles normes littéraires innovantes et originales approximativement modelées sur l’originalité du texte source.

Un schéma binaire rudimentaire qui est souvent appliqué à cet ensemble d’approches est celui de l’étrangéisation/domestication où (a) l’orientation vers la source est de manière réductrice (et typiquement vague) appelée étrangéisante et (b) l’orientation vers la cible est, de la même manière, appelée domestiquante. Après deux décennies et demie passées à essayer de trouver une solution, je ne sais toujours pas ce en quoi constituerait l’étrangéisation dans la pratique concrète de la traduction ; mais dans sa forme idéale, cela impliquerait probablement une sorte d’adhésion convaincante (si conditionnelle) à ce que Schleiermacher ([1813] 2002, 72) appelle « la sensation de l’étranger » (das Gefühl des fremden). Évidemment, une traduction littéraire ayant assimilé, sans problème, les stratégies de littérarité aux normes de la culture cible serait un exemple idéal d’assimilation. Je pense cependant que l’on peut dire que dans la pratique de la traduction, tant (a) que (b) sont impossibles à atteindre sous leurs formes pures, et que les traductions littéraires que les amateurs d’étrangéisation ont toujours voulu binariser en deux extrêmes purs sont donc toujours des formes mixtes, à un tel point qu’elles gravitent vers le milieu et sont généralement difficiles à distinguer analytiquement. Une traduction étrangéisante peut tendre vers (a) et une traduction domestiquante peut tendre vers (b) ; mais ma comparaison étroite entre deux passages de deux pages et demie de deux traductions concurrentes de l’œuvre Les frères Karamazov (Dostoïevski) en anglais a démontré que la traduction de Constance Garnett (1912) que Lawrence Venuti (2008) dénigrait en tant que domestiquante et celle de Pevear et Volokhonsky (1990) qu’il mettait sur un piédestal en tant qu’étrangéisante étaient en fait indiscernables. Elles l’étaient en effet dans leur désir principal de protéger la réputation littéraire de Dostoïevski contre ceux qui accusaient le grand existentialiste russe d’être un styliste exécrable (Robinson 2011, 135–149).

Puisque (c) la quête traductive pour l’originalité littéraire ne convient manifestement pas à cette binarité simpliste, Venuti a plusieurs fois tenté de définir l’étrangéisation (dans The Translator’s Invisibility, 1995) de façon assez large, afin (1) d’inclure toute nouveauté ou imprévu – même si la sensation de l’étranger avec laquelle il imprègne le texte cible est en réalité un type d’étrangeté littéraire inventé (aussi Fremdheit en allemand) qui est totalement sans rapport avec le texte source – et (2) (dans Traduction et Minorité, 1998), inspiré de Kafka. Pour une littérature mineure ([1975] 1986) de Deleuze and Guattari, d’identifier (a) et (c) comme « minoritaires » et (b) comme « majoritaire ». J’ai ensuite avancé l’argument dans Translation and the Problem of Sway (2011, 150–159; voir aussi Robinson 2017c, Section 4.1.2) que cette redistribution de l’ancienne binarité est quelque peu problématique, principalement parce que la timidité traditionnelle convergente (et, en effet, la similitude remarquable) d’aussi bien (a) les textes étrangéisants/minoritaires que Venuti glorifie et (b) les textes domestiquants/majoritaires qu’il condamne me laisse entendre que tous ces textes sont équitablement majoritaires, destinés à protéger la suprématie littéraire de l’auteur source, et par conséquent, empêtrés dans l’ethos majoritaire de la DSITL, le statut infériorisant imposé par défaut aux traducteurs littéraires.

L’impulsion minoritaire de (c) est en revanche radicale dans sa résolution à traiter le texte et l’auteur source comme moins bons (mais aussi plus intéressants, plus perturbateurs) que leurs réputations majoritaires – tellement radicales en fait que, comme nous avons pu le constater, les exemples classiques de cette approche comme Homère de Chapman et Rabelais de Urquhart se voient parfois refuser le qualificatif de « traduction ». J’aimerais avancer que (c), qui est selon moi l’incarnation même de la traduction littéraire, est très rare non pas parce que les traducteurs génies sont rares mais parce que la théorie traditionnelle de la traduction littéraire – y compris la tradition étrangéisante de Schleiermacher – a mis fin à ce type de « génie ». Le « génie » dans ce sens est normativement banni de la DSITL.

3.2Le dispositif de la traduction trouvée

L’idée que les traductions littéraires constituent un genre littéraire distinct constitutivement/conditionnellement organisé autour du simulacre fictionnel selon lequel le texte cible est en réalité le texte source (condition c) peut sembler quelque peu tirée par les cheveux – en tout cas pour ceux qui ne connaissent pas l’histoire du roman moderne. Un des dispositifs fondamentaux du roman moderne est après tout le dispositif du manuscrit trouvé, en commençant par La vie de Gargantua et de Pantagruel (c. 1532–1564) de Rabelais et Don Quichotte de Cervantes (1605, 1615), qui prétendent être des histoires vraies, d’après une généalogie ancienne pour Rabelais, et une chronique pour Don Quichotte. Dans certains romans ultérieurs, le manuscrit trouvé est présenté comme un mémoire authentique écrit par son « auteur réel », qui est en réalité le narrateur inventé et personnage principal de l’histoire, mais qui donne l’impression d’être une vraie personne écrivant une histoire vraie à propos de sa vie. Quand Jonathan Swift écrit Les voyages de Gulliver (1726) par exemple, il ne fait pas que créer un narrateur appelé Capitaine Lemuel Gulliver qui raconte l’histoire, il donne la provenance de l’histoire, une trace écrite, en quelque sorte, qui semble authentifier le récit comme l’histoire vraie d’une personne réelle. Richard Sympson, l’ « éditeur » du roman, raconte que Lemuel Gulliver, son ami de longue date, lui a laissé le manuscrit en lui disant d’en faire ce qu’il voulait ; s’ensuit alors la propre lettre de Gulliver à Sympson racontant l’histoire du manuscrit. Les protestations de l’évêque mentionnées ci-dessus – que Les voyages de Gulliver est un tissu de mensonges –, sont basées sur sa conviction que Swift essayait en réalité de le convaincre que la trame du manuscrit trouvé était réelle. La naïveté du lecteur, qui croit par exemple que la réputation d’Alexandre Pouchkine dépend de je ne sais quelle traduction d’Eugène Onéguine en anglais, est très semblable.55.Les soupçons développés par le lecteur naïf d’une mauvaise traduction anglaise d’Eugène Onéguine, qui sent que quelque chose ne va pas dans ce scénario – l’écrivain russe soi-disant talentueux qui écrit ces bêtises – sont bien sûr un peu plus complexes que la protestation de l’évêque. « Exposer » une traduction comme un « mensonge » – et non comme l’original – exige des connaissances littéraires beaucoup plus sophistiquées que celles de l’évêque, qui soupçonne que les minuscules Lilliputiens, les gigantesques Brobdingnagiens, les chevaux qui parlent appelés Houyhnhnms, etc., n’existent pas en réalité. Jusqu’à ce jour, le dispositif du manuscrit trouvé a été utilisé dans beaucoup de romans et semble particulièrement populaire dans les romans fantastiques, comme Les voyages de Gulliver, L’étrange cas du Dr. Jekyll et de de M. Hyde (1886) de Robert Louis Stevenson, le roman de James de Mille L’étrange manuscrit trouvé dans un cylindre de cuivre (1888) ou le roman d’Edgar Rice Burrough Une princesse de Mars (1912) – des romans qui semblent bafouer les origines réalistes du genre en prétendant qu’il s’agit d’une histoire vraie à propos de personnages réels dans des lieux réels.

Si le roman moderne a commencé en tant que genre imitatif en prétendant fictivement être une histoire vraie, il n’est peut-être pas si absurde de penser qu’une traduction littéraire devrait être catégorisée comme un genre imitatif distinct prétendant fictivement être un original.

Ce qui est le plus significatif pour mon argumentation ici, est le fait que le roman moderne ait débuté en prétendant non seulement être une histoire vraie mais une histoire vraie traduite. Rabelais a prétendu que la « généalogie » de Gargantua et Pantagruel provenait d’un grand tombeau souterrain et qu’elle avait été enterrée et gravée dans de l’écorce d’orme sous la forme d’une écriture étrange et inconnue qu’il avait lui-même traduite en français ;66.Voici le début du livre de Rabelais, à partir de l’avant dernier paragraphe du premier chapitre, dans la traduction de Thomas Urquhart : This Genealogy was found by John Andrews in a meadow, which he had near the Pole-arch, under the Olive-tree, as you go to Marsay: where, as he was making cast up some ditches, the diggers with their mattocks struck against a great brazen tomb, and unmeasurably long, for they could never find the end thereof, by reason that it entered too farre within the Sluces of Vienne; opening this Tomb in a certain place thereof, sealed on the top with the mark of a goblet, about which was written in Hetrurian letters HIC BIBITUR; They found nine Flaggons set in such order as they use to rank their kyles in Gasgonie, of which that which was placed in the middle, had under it a big, fat, great, gray, pretty, small, mouldy, little pamphlet, smelling stronger, but no better than roses. In that book the said Genealogy was found written all at length, in a Chancery hand, not in paper, not in parchment, nor in wax, but in the bark of an elme-tree, yet so worne with the long tract of time, that hardly could three letters together be there perfectly discerned.I (though unworthy) was sent for thither, and with much help of those Spectacles, whereby the art of reading dim writings, and letters that do not clearly appear to the sight, is practiced, as Aristotle teacheth it, did translate the book as you may see in your pantagruelising, that is to say, in drinking stiffly to your own hearts desire; and reading the dreadful and horrifick acts of Pantagruel: at the end of the book there was a little Treatise entituled the Antidoted Fanfreluches, or a Galimatia of extravagant conceits. The rats and mothes or (that I may not lie) other wicked beasts, had nibled off the beginning, the rest I have hereto subjoyned, for the reverence I bear to antiquity. (Urquhart [1532] 1994, 26)[Cette généalogie fut trouvée par John Andrews, dans un pré qu’il avait près de l’arceau Gualeau, en-dessous de l’Olivier, dans la direction de Narsay : où, alors qu’il faisait lever les fossés, les piocheurs touchèrent un grand tombeau de bronze, long sans mesure, car ils n’en trouvèrent le bout, parce qu’il entrait trop dans les écluses de Vienne. En ouvrant ce tombeau scellé sur le dessus à l’aide d’un gobelet, sur lequel était écrit en lettres étrusques : HIC BIBITUR, ils trouvèrent neuf flacons, en tel ordre qu’on place les quilles en Gascogne, desquels celui du milieu couvrait un gros, gras, gris, joli, petit, moisi livret, sentant plus fort mais non mieux que les roses. Dans ce livret fut trouvée ladite généalogie, écrite entièrement de lettres cancelleresques, non pas en papier, ni en parchemin, ni en cire, mais en écorce d’orme, pourtant tellement usée par le temps qu’à peine pouvait-on en reconnaître trois lettres de suite. Je (bien qu’indigne) y fus appelé, et à grand renfort de ces lunettes, grâce auxquelles l’art de lire des écritures sombres et des lettres qui n’apparaissent pas clairement à l’œil nu est pratiqué, comme Aristote l’a enseigné, ai traduit le livre comme vous pouvez voir en pantagruélisant, c’est-à-dire en buvant sévèrement aux désirs de son propre cœur et en lisant les gestes épouvantables et horrifiques de Pantagruel. A la fin du livre se trouvait un petit traité intitulé les Franfreluches antidotées ou une Galimatia de vanités extravagantes. Les rats et mites, ou (afin que je ne mente pas) autres malignes bêtes, avaient grignoté le début : j’ai ajouté le reste ci-dessous, par révérence de l’antiquaille.] Cervantes a décrit la provenance de Don Quichotte comme étant la traduction d’un texte en arabe par un historien mauresque nommé Cide Hamete Benengeli, qui est devenu un narrateur/personnage dans la deuxième partie. Que le manuscrit trouvé n’ait pas besoin d’être traduit est un simulacre ultérieur. Le dispositif de la traduction trouvée original n’a pas non plus disparu de l’histoire : il est toujours utilisé aujourd’hui (voir Le nom de la Rose d’Umberto Eco par exemple)77.Un autre exemple contemporain intéressant est la nouvelle japonaise de Yoko Tawada’s (2007) Arufabetto-no kizuguchi (アルファベットの傷口, littéralement Emmêlé dans l’alphabet , traduite en anglais par Margret Mitsutani comme The translator of Saint George, qui utilise le processus fictionnel de traduire une histoire vraie par un auteur allemand réel – Anne Duden (née en 1942), qui est romancé mais anonyme dans l’histoire de Tawada – comme raison et cadre de sa narration. La complexité de cet exemple dépasse largement l’espace dont je dispose ici pour l’analyser ; voir Geisel (2001), Esselborn (2007), Gabrakova (2010), et Kaindl (2014) pour la discussion. Je tiens à remercier Dennitza Gabrakova qui a attiré mon attention sur cette nouvelle, et Ivan Delazari pour m’avoir fait penser à l’œuvre d’Umberto Eco « Le Nom de la Rose ». Ivan a également porté mon attention sur la traduction d’Eliduc de John Fowles et divers autres points mineurs. et décline de nombreux exemples fascinants tout au long de l’histoire de l’écriture moderne tels que la première édition du Château d’Otrante de Horace Walpole, prétendument traduite par « William Marshal, gentleman, de l’original italien d’Onuphrio Muralto, chanoine de l’église de Saint-Nicolas à Otrante. » ([1764] 1901, 7). Le manuscrit original a soi-disant été imprimé à Naples en 1529 et a été trouvé dans une bibliothèque familiale au nord de l’Angleterre. Le roman de Walpole a eu tellement de succès en tant que « fiction médiévale », qu’en commençant la deuxième édition, l’auteur s’est débarrassé du dispositif de la traduction trouvée et s’est attribué tout le mérite de la paternité – après quoi beaucoup de ses anciens admirateurs s’en sont pris à lui publiquement, rejetant son œuvre comme de la littérature romantique légère et superficielle.

Gideon Toury (1995, 40), le pionnier de l’étude de « textes qui ont été présentés comme des traductions sans que des textes sources correspondants dans d’autres langues n’aient jamais existé » les appelle des « pseudo-traductions » et son intérêt pour celles-ci concerne les contextes socioculturels dans lesquels elles émergent et l’impact souhaité ou réel qu’elles ont sur la culture cible.

Une hypothèse importante qui a été avancée pour tenter de concilier ces deux extrêmes affirme que de nouveaux modèles réussissent à se frayer un chemin dans un répertoire culturel existant, malgré l’opposition fondamentale du système aux changements, si et quand ces changements sont dissimulés ; c’est-à-dire comme s’ils représentaient toujours une option établie dans la culture en question. Étant donné que la couverture est efficace, ce n’est que lorsque l’infiltration d’éléments et les processus de production appartenant au nouveau modèle sont terminés que la culture réceptrice semble subir un changement, l’amenant souvent au seuil d’un état d’équilibre nouveau (et différent).(Toury 2005, 3)

C’est un travail extrêmement intéressant et important, et je ne cherche pas à diminuer son importance en mettant l’accent sur les implications générales du dispositif de la traduction trouvée – ce que l’existence d’une telle stratégie littéraire signifie pour la traduction littéraire en tant que genre à part entière – plutôt que sur l’impact socioculturel des pseudo-traductions.88.Ce travail a été poursuivi dans différentes publications, telles que le numéro spécial de Linguistica Antverpiensia intitulé La traduction fictionalisante et le multilinguisme (Fictionalising Translation and Multilingualism), co-écrit par Dirk Delabastita et Rainer Grutman (2005) ; en particulier l’article de Christine Lombez (2005) dans ce numéro qui suit l’approche de Toury dans le contexte de la poésie romantique française. Cette collection aurait été un excellent forum pour la discussion de l’utilisation fictionnelle de la traduction qui m’intéresse ici : le dispositif de la traduction trouvée ; mais il n’aborde pas ce sujet, et se concentre plutôt sur le traducteur en tant que personnage fictionnel.

Il me semble qu’il existe (au moins) cinq implications :

  1. La traduction est reconnue par les auteurs de l’ère moderne comme un genre unique qui peut être restructuré à des fins d’innovation littéraire.

  2. La traduction est estimée par ces auteurs comme un genre littéraire unique par défaut par son invocation et déploiement d’autorités étrangères. L’autorité de ces auteurs étrangers peut être mise en valeur par la grandeur d’une époque (Antiquité Grecque et Romaine, Moyen-âge), par l’exotisme (l’Afrique du Nord mauresque, Ibérie, Asie) ou encore par une réputation de grande sagesse. Puisque les cultures sources présumées sont typiquement éloignées dans le temps et/ou l’espace, l’authenticité des textes « traduits » est difficile à maquiller.

  3. La convergence des normes romanesques et traductionnelles dans l’usage du dispositif de la traduction trouvée ne suggère pas que le roman est le modèle et que la traduction est la copie ou vice versa, mais plutôt que les auteurs et les traducteurs ont contribué ensemble à configurer les modalités modernes de la littérature originale et traduite aux alentours du milieu du seizième siècle. Leur collaboration a pu être inspirée et renforcée par la superposition générique entre le roman et la traduction, l’illusion fictive de « réalité » : le roman est un mémoire ou un profil réel, et la traduction est un original réel : les deux ont « vraiment » été écrits par quelqu’un d’autre que l’auteur des mots du livre.

  4. Dans la mesure où Toury a raison à propos des objectifs « cachés » des pseudo-traducteurs – leur tentative d’introduire une nouveauté dans la culture cible incognito – il est tout à fait vrai que le simulacre fictionnel ou l’illusion de « réalité » sert utilement de camouflage culturel ; mais ce même camouflage fictionnel est aussi souvent utilisé de façon métafictionnelle pour attirer l’attention ludique/parodique sur le caractère fallacieux du simulacre. La fiction selon laquelle une histoire inventée a effectivement eu lieu est, bien sûr, techniquement une fausse prémisse ; dans la mesure où elle impose des contraintes génériques utiles et agréables à la narration, cette fausseté est une grande source de plaisir littéraire et de frisson. Rabelais et Cervantes l’ont utilisée de la sorte, tout comme Swift, dont l’imagination satirique a sans doute été comblée lorsque l’évêque l’a accusé de « mentir » : déguiser un roman fantastique en un récit de voyage authentique constituant le cœur de son objectif satirique. D’ailleurs, les auteurs de métafiction postmodernes comme John Barth ([1967] 1984, 72) aiment à dire que le sabotage métafictionnel ludique de l’illusion de réalité est la caractéristique générique fondatrice du roman, que ce qui définit le roman comme un genre n’est pas l’illusion de la réalité mais le fait de jouer avec l’illusion de la réalité.

  5. Si les auteurs originaux de fiction peuvent jouer métafictionnellement avec l’illusion de traduction, les traducteurs peuvent aussi jouer métatraductivement avec l’illusion de l’écriture originale. C’est peut-être précisément parce que l’illusion de réalité dans les romans et les traductions convergent en (3) que les expériences romanesques ludiques tentant de discréditer cette réalité en (4) s’infiltrent aussi dans la traduction. Theo Hermans (2000) propose un guide utile pour de telles traductions « abusives » (il utilise le terme inventé par Lewis 1985), du « roman le plus récent de Nabokov, qui était sa traduction annotée en plusieurs volumes [1964] de Pouchkine » (Barth [1967] 1984, 69), à Catullus (1969) de Louis et Celia Zukovsky, aux traductions de Derrida en anglais ;99.Comme Hermans (2000, 270) l’écrit : Une autre manière de tourner les choses serait de dire que la traduction auto-réflexive rend explicite ce qui reste implicite dans les traductions « illusionnistes » plus classiques (le terme est celui de Jiří Levý). Ce qu’il rend explicite est la différence entre l’observation du premier ordre et celle du second ordre. La traduction auto-réflexive s’observe en observant son original, révélant ainsi l’éventualité de sa propre forme, qu’elle manifeste par le retour de la forme, c’est-à-dire par la démonstration de son éventualité. Les traductions résistantes, récalcitrantes ou rébarbatives, qu’elles soient homophoniques ou abusives, effrontément littérales ou naturalisantes ou anachroniques, sont autant de ravages à l’invitation que porte l’étiquette « traduction », une invitation à activer une certaine attitude de lecture, à suspendre le scepticisme, à supposer une équivalence d’une sorte ou d’une autre, de prendre la reconstitution pour l’expérience réelle.Le terme « illusionniste » de Levý, décrit par Hermans comme « une invitation […] à prendre la reconstitution pour l’expérience réelle », est ce que j’ai appelé le simulacre de la réalité ; comme la métafiction dans le roman, la métatraduction est explicitement anti-illusionniste. Pour un bref exemple d’une (méta)traduction explicitement auto-réflexive de Derrida, voir Robinson (1991, 237) ; pour l’analyse d’une métatraduction de l’Épître sur l’art de traduire et sur l’intercession des saints de Luther (Robinson [1530] 1997), voir Robinson (1997, 95–96). mais sans doute la première œuvre de joueurs innovateurs comme Georges Chapman dans sa traduction d’Homère et Thomas Urquhart dans sa traduction de Rabelais sont eux aussi des précurseurs de cette tradition.

Notons que l’histoire littéraire évoquée ici est une histoire non pas de « fiction en prose » ou de « traduction » comme si ces genres étaient restés stables depuis des millénaires, mais du « roman moderne » et de la « traduction moderne », des genres qui ont émergé grâce à l’apparition de l’État-nation dans l’Europe durant la Renaissance. Les écrits médiévaux incluaient – et incorporaient souvent – des traductions littéraires et philosophiques avec des normes et des exigences très différentes. Au Moyen-âge en particulier, le simulacre fictionnel de la réalité, autour duquel je soutiens que les genres modernes du roman et de la traduction ont été formés, n’était pas encore une force organisatrice; la « réalité » était une ontologie complexement hiérarchisée et fissurée, les nouvelles réalités scientifiques et historiques bousculant les réalités morales et eschatologiques plus anciennes et plus fermement établies pour une question de prestige. Aucun écrivain ne pouvait reposer tranquillement sur le fondement de la réalité historique « empirique » ou « littérale », comme les historiens et romanciers modernes l’ont progressivement fait. La réalité a été contestée, dans le sens où un certain nombre de « plates-formes » ontologiques pouvaient être occupées comme des « terrains » d’interprétation instables et concurrents, et que les auteurs et les lecteurs pouvaient passer d’une plate-forme à l’autre au fil du texte à la recherche de la « bonne » interprétation en fonction du contexte, idéologiquement fonctionnelle/convaincante. L’écrivain était libre de raconter des histoires inventées, de raconter des histoires anciennes avec une nouvelle tournure morale, de traduire et d’étoffer d’autres documents textuels, tout ça dans le même texte et souvent en les mixant.

Sakai Naoki (1997, 3–4) appelle le modèle de traduction moderne « un régime de traduction cofiguratif » basé sur ce qu’il appelle le « discours homolingue » : « un régime dans lequel quelqu’un se rapporte à d’autres dans l’énonciation et par lequel l’expéditeur adopte la position représentative d’une société linguistique supposément homogène, tout en s’adressant aux destinataires généraux, qui sont eux aussi représentatifs d’une communauté linguistique également homogène ». En d’autres mots, le roman moderne est ce que nous considérons comme l’essence stable » ou « la vraie nature » de la traduction, à savoir « un échange symétrique entre deux langues » (16). La « cofiguration » pour Sakai est le processus interactif par lequel les cultures source et cible se créent en tant que cultures distinctes et cohérentes par la traduction, et construisent la « traduction » comme cet « échange symétrique » entre des langues nationales homogènes.

J’ai longuement discuté la théorie de la traduction de Sakai ailleurs (Robinson 2017a, 2017b); dans le cas présent, permettez-moi seulement d’ajouter qu’un élément important dans la création « cofigurative » des « homolingualités » nationales et des régimes modernes de la traduction en tant que moyen de communication réciproque est la naturalisation – la création non seulement d’une construction idéologique de la communauté homolingue mais aussi de l’idée répandue que c’est la manière humaine naturelle dont les gens font usage pour interagir entre eux. Autrement dit, pour relier ce modèle à notre intérêt de départ, l’homolingualité est naturalisée en tant que réalité. Elle n’est (prétendument) pas un « modèle » de réalité : elle est réelle. La stabilisation/naturalisation croissante des constructions de réalité à l’époque moderne impose une limite épistémique encore plus marquée aux genres littéraires modernes basés sur la réalité, et en particulier comme nous l’avons vu, au roman et à la traduction littéraire : lorsque des bagages idéologiques sont accrochés aux illusions normatives de réalité, un pouvoir intensifié est légué à l’impulsion créative de décontenancer en exposant ces constructions de réalité comme des illusions. (Certains commentateurs prétendent à l’heure actuelle que le capitalisme postmoderne a si bien réussi à intégrer de tels défis dans sa structure normative de gestion d’illusions que les affrontements métafictionnels ne discréditent plus la « réalité », mais contribuent en fait à la consolider. Je soutiendrais aussi, cependant, que jusqu’ici la théorie de la traduction normative est restée à l’abri de telles flatteries).

4.Conclusion

Ma conclusion est que la traduction littéraire est un genre imitatif dans lequel l’auteur – dans ce cas-ci l’auteur cible ou le traducteur – prend comme modèle secondaire les contenus du texte source (la signification et le style des mots, phrases, paragraphes, chapitres, histoires, paroles de chansons, pièces de théâtre, etc.) et comme modèle primaire les stratégies littéraires de l’auteur source. Ces dernières incluent les stratégies (méta)fictionnelles liées à l’imitation (créant/discréditant l’illusion de réalité originaire), les stratégies prosodiques et d’autres stratégies rhétoriques qui sont traditionnellement rassemblées pour intensifier l’expérience esthétique du lecteur. Ces stratégies peuvent être localisées ou non comme calquées sur l’auteur source : elles peuvent de façon plus générale et éclectique être un mélange d’impressions (icoses) de littérarité de la culture source et de la culture cible, et seront toujours acheminées plus ou moins transformativement par la propre imagination et les ambitions littéraires du traducteur.

Ce genre principal présente aussi des sous-genres que je n’ai pas abordés, comme la chaîne de traductions, qui est fondée sur une sérialisation de la notion allemande d’Umdichtung (« reversification ») : le poème 1 est traduit par le poète A de la langue 1 à la langue 2, ce qui donne le poème 2 qui est traduit par le poète B de la langue 2 à la langue 3, ce qui donne le poème 3 qui est traduit par le poète C de la langue 3 à la langue 4, ce qui donne le poème 4, etc. Un ensemble d’expériences liées à la chaîne de traduction serait Chaîne 10 : translucinación (Osman et al. 2003), qui emprunte le mot espagnol translucinación forgé par Andrés Ajens pour montrer que l’utilisation de la traduction génère de la translucidité ou, comme les éditeurs disent, « comment la traduction est une forme d’écriture et lecture qui crée de nouvelles œuvres et de nouvelles conversations. » (iii)1010.Pour des projets similaires, voir « Translation Chain: Global Literature » http://​translationchain​.deviantart​.com/) et « Translation Chain Redux » (http://​tchainredux​.deviantart​.com​/journal​/Welcome​-to​-Translation​-Chain​-Redux​-231250724); des expériences ont également été réalisées, dans lesquelles il y a un va-et-vient entre la poésie et les images, comme dans le projet « Still in translation » qui a commencé début 2015 (http://​translationgames​.net​/output​/still​-in​-translation/), et entre la poésie et le film, dans « Continental Drift: Europe and Translation, Poetry and Film » (http://​www​.ingentaconnect​.com​/contentone​/intellect​/jafp​/2012​/00000005​/00000001​/art00007​?crawler​=true).

Le sous-genre de la chaîne de traductions soulève un point important à souligner ici dans la conclusion. Si ma thèse dans cet article est fausse – si la traduction littéraire n’est pas un genre distinct qui inclut la chaîne de traduction comme une de ses formes exploratoires ou expérimentales, alors la chaîne de traduction est juste quelque chose de singulier que certains poètes particuliers font avec le non-genre périphérique et subordonné qu’est la traduction. Nous savons par des stéréotypes normatifs que les poètes sont des créatures notoirement peu fiables qui vivent dans leur imagination ; les poètes qui connaissent assez bien les langues étrangères pour traduire à partir de ces langues (et encore plus dans ces langues) sont doublement suspects. Nous savons par la DSITL (une autre icose bricolée autour de stéréotypes normatifs) qu’un poème traduit devrait être soumis et subordonné au texte source. Toute la réalisation de la traduction en chaîne ou sérielle va donc au-delà du cadre normatif.

Mais si la traduction littéraire n’était pas cela, pas une triste photocopieuse bilingue, mais un genre littéraire créatif en soi, la chaîne de traductions pourrait être considérée comme son sous-genre le plus caractéristique. Suggérer cela impliquerait de placer la transformation/adaptation sérielle non seulement au cœur de l’expérience poétique particulière1111.Voir http://​writing​.upenn​.edu​/bernstein​/experiments​.html pour une liste de près de 100 de ces « exercices poétiques particuliers » basés sur la transformation radicale de textes existants – dont les six premiers impliquent la traduction. mais au cœur de toute la littérature : des récits adaptant/transformant des mémoires et des profils (romans) et des mémoires et des profils adaptant/transformant des romans (non-fiction créative, écriture vivante) ; des récits adaptant/transformant des œuvres critiques (Feu pâle de Nabokov), des œuvres critiques adaptant/transformant des romans (fictions critiques comme Lindenberger 1979; Bloom 1980 et Steiner 1999), etc. Cette perspective, qui réinvente la littérature en termes de ses énergies transformables, ferait de la traduction non seulement un genre littéraire à part entière, mais un genre littéraire prototypique.

Remerciements

Une première version de cette traduction a été réalisée par Elodie Feron dans le cadre de son travail de fin de cycle en « Langues et littératures modernes : orientation germanique » à l’Université de Namur (année académique 2017–2018), et ce sous la direction de Dirk Delabastita et Maud Gonne.

Remarques

1.Voir par exemple la description de la traduction d’Urquhart par J.M Cohen, dans la préface de sa propre traduction, comme « plus qu’une remarquable reformulation et un développement plutôt qu’une traduction » (1955, 31).
2.La célèbre mise en garde d’Horace aux auteurs cherchant à transformer d’anciens contes traditionnels en grande littérature est pertinente ici : nec verbum verbo curabit reddere, fidus / Interpres («  ne traduisez pas mot à mot tel un traducteur fidèle ») Ne soyez pas ennuyeux, comme un traducteur : soyez littéraires. Il est aussi significatif que les traducteurs et les spécialistes de la traduction qui cherchent à intégrer le conseil d’Horace à la tâche du traducteur l’ont souvent entendu dire Nec verbo reddere curabit fidus interpres (ait ille) sed sententias, et sensus transferre studebit « Ne vous préoccupez pas de traduire mot à mot, traducteurs fidèles, mais traduisez sens pour sens » (Lefevere 1992, 15) – une reformulation complète présentée comme étant une traduction fidèle d’Horace mais vraisemblablement fondée non pas directement sur Horace mais sur les déductions horatiennes de Saint Jérôme Nec verbo reddere curabit fidus interpres (ait ille) sed sententias, et sensus transferre studebit « Ne traduisez pas les mots, fidèles traducteurs, mais cherchez à transférer les phrases/sens ». Ne traduisez pas la pragmatique, la rhétorique, la prosodie ou d’autres stratégies littéraires chacune à leur tour. Donnez-nous juste les sens des phrases individuelles sans fioritures. Dans les conditions que j’essaye de développer, on pourrait interpréter ce qu’Horace veut dire comme « Ne vous laissez pas entraîner dans la DSITL prescrite pour les traducteurs fidèles : soyez originaux, » tandis que Jérôme et Lefèvre suivent timidement et docilement la DSITL. Je soutiens donc que les traducteurs devraient eux aussi suivre Horace hors du bourbier de la DSITL. (Il est certes ironique que Jérôme et Lefèvre plaident en faveur de la DSITL en la transgressant sournoisement – en adoptant librement Horace, en dépit du fil du texte source, en le « traduisant »).
3.« Icotique » est mon néologisme inspiré par le terme eikos utilisé par Aristote « plausible », ta eikota « la plausibilité » et sa constatation qu’entre le choix d’une histoire plausible qui est fausse et d’une histoire vraie qui est peu plausible, nous aurons tendance à préférer la première option car elle a été approuvée ou « plausibilisée » (icotisée) par la communauté. Ce que j’entends par « conditionnalité icotique » est que l’illusion fictionnelle selon laquelle la traduction est l’original n’est ni une phénoménalité qui doit être délibérément voulue par l’auteur cible (le traducteur), ni un effet d’audience aléatoire qui est de temps à autre imposé à la traduction par différents lecteurs, mais une construction sociale normative avec beaucoup d’espace de glissement. (En d’autres mots, le fait que certains lecteurs prennent la traduction pour un original n’établit pas la fiction, et le fait que d’autres lecteurs perçoivent directement la traduction comme une traduction ne l’annule pas). Pour de plus amples informations à propos de l’icoticité, voir Robinson (2013, 2015, 2016).
4.Des exemples de traductions remarquables qui ont été re-catégorisées comme des œuvres originales incluraient certainement toutes les traductions qui surpassent le texte source délibérément ou par inadvertance. Comme je l’ai déjà mentionné, les expériences que je cite dans la conclusion offrent d’autres exemples. Des œuvres plus récentes seraient Cathay d’Ezra Pound (dans laquelle les poèmes sont souvent considérés comme des originaux car Pound était un excellent poète à part entière qui ne parlait pas le chinois). Il y a aussi des traductions comme Eliduc de John Fowles (la deuxième partie de La tour d’ébène) qui sont parfois considérées comme des originaux parce que l’auteur est surtout connu en tant qu’auteur original plutôt que traducteur, parce qu’elles apparaissent dans les collections d’œuvres originales et parce qu’elles sont très discrètement qualifiées de traductions. (Fowles écrit une préface à Eliduc qui débute avec son expérience par rapport à la littérature française à Oxford, mais qui concerne principalement à propos de Marie de France. C’est seulement à la fin de cette préface – non pas sur la couverture du livre ni dans la table des matières – qu’il identifie l’œuvre comme étant une traduction : « J’ai essayé de transmettre au moins une trace de cette qualité orale intense dans ma traduction » [Fowles 1974, 121].)
5.Les soupçons développés par le lecteur naïf d’une mauvaise traduction anglaise d’Eugène Onéguine, qui sent que quelque chose ne va pas dans ce scénario – l’écrivain russe soi-disant talentueux qui écrit ces bêtises – sont bien sûr un peu plus complexes que la protestation de l’évêque. « Exposer » une traduction comme un « mensonge » – et non comme l’original – exige des connaissances littéraires beaucoup plus sophistiquées que celles de l’évêque, qui soupçonne que les minuscules Lilliputiens, les gigantesques Brobdingnagiens, les chevaux qui parlent appelés Houyhnhnms, etc., n’existent pas en réalité.
6.Voici le début du livre de Rabelais, à partir de l’avant dernier paragraphe du premier chapitre, dans la traduction de Thomas Urquhart :

This Genealogy was found by John Andrews in a meadow, which he had near the Pole-arch, under the Olive-tree, as you go to Marsay: where, as he was making cast up some ditches, the diggers with their mattocks struck against a great brazen tomb, and unmeasurably long, for they could never find the end thereof, by reason that it entered too farre within the Sluces of Vienne; opening this Tomb in a certain place thereof, sealed on the top with the mark of a goblet, about which was written in Hetrurian letters HIC BIBITUR; They found nine Flaggons set in such order as they use to rank their kyles in Gasgonie, of which that which was placed in the middle, had under it a big, fat, great, gray, pretty, small, mouldy, little pamphlet, smelling stronger, but no better than roses. In that book the said Genealogy was found written all at length, in a Chancery hand, not in paper, not in parchment, nor in wax, but in the bark of an elme-tree, yet so worne with the long tract of time, that hardly could three letters together be there perfectly discerned.

I (though unworthy) was sent for thither, and with much help of those Spectacles, whereby the art of reading dim writings, and letters that do not clearly appear to the sight, is practiced, as Aristotle teacheth it, did translate the book as you may see in your pantagruelising, that is to say, in drinking stiffly to your own hearts desire; and reading the dreadful and horrifick acts of Pantagruel: at the end of the book there was a little Treatise entituled the Antidoted Fanfreluches, or a Galimatia of extravagant conceits. The rats and mothes or (that I may not lie) other wicked beasts, had nibled off the beginning, the rest I have hereto subjoyned, for the reverence I bear to antiquity. (Urquhart [1532] 1994, 26)

[Cette généalogie fut trouvée par John Andrews, dans un pré qu’il avait près de l’arceau Gualeau, en-dessous de l’Olivier, dans la direction de Narsay : où, alors qu’il faisait lever les fossés, les piocheurs touchèrent un grand tombeau de bronze, long sans mesure, car ils n’en trouvèrent le bout, parce qu’il entrait trop dans les écluses de Vienne. En ouvrant ce tombeau scellé sur le dessus à l’aide d’un gobelet, sur lequel était écrit en lettres étrusques : HIC BIBITUR, ils trouvèrent neuf flacons, en tel ordre qu’on place les quilles en Gascogne, desquels celui du milieu couvrait un gros, gras, gris, joli, petit, moisi livret, sentant plus fort mais non mieux que les roses. Dans ce livret fut trouvée ladite généalogie, écrite entièrement de lettres cancelleresques, non pas en papier, ni en parchemin, ni en cire, mais en écorce d’orme, pourtant tellement usée par le temps qu’à peine pouvait-on en reconnaître trois lettres de suite. Je (bien qu’indigne) y fus appelé, et à grand renfort de ces lunettes, grâce auxquelles l’art de lire des écritures sombres et des lettres qui n’apparaissent pas clairement à l’œil nu est pratiqué, comme Aristote l’a enseigné, ai traduit le livre comme vous pouvez voir en pantagruélisant, c’est-à-dire en buvant sévèrement aux désirs de son propre cœur et en lisant les gestes épouvantables et horrifiques de Pantagruel. A la fin du livre se trouvait un petit traité intitulé les Franfreluches antidotées ou une Galimatia de vanités extravagantes. Les rats et mites, ou (afin que je ne mente pas) autres malignes bêtes, avaient grignoté le début : j’ai ajouté le reste ci-dessous, par révérence de l’antiquaille.]

7.Un autre exemple contemporain intéressant est la nouvelle japonaise de Yoko Tawada’s (2007) Arufabetto-no kizuguchi (アルファベットの傷口, littéralement Emmêlé dans l’alphabet , traduite en anglais par Margret Mitsutani comme The translator of Saint George, qui utilise le processus fictionnel de traduire une histoire vraie par un auteur allemand réel – Anne Duden (née en 1942), qui est romancé mais anonyme dans l’histoire de Tawada – comme raison et cadre de sa narration. La complexité de cet exemple dépasse largement l’espace dont je dispose ici pour l’analyser ; voir Geisel (2001), Esselborn (2007), Gabrakova (2010), et Kaindl (2014) pour la discussion. Je tiens à remercier Dennitza Gabrakova qui a attiré mon attention sur cette nouvelle, et Ivan Delazari pour m’avoir fait penser à l’œuvre d’Umberto Eco « Le Nom de la Rose ». Ivan a également porté mon attention sur la traduction d’Eliduc de John Fowles et divers autres points mineurs.
8.Ce travail a été poursuivi dans différentes publications, telles que le numéro spécial de Linguistica Antverpiensia intitulé La traduction fictionalisante et le multilinguisme (Fictionalising Translation and Multilingualism), co-écrit par Dirk Delabastita et Rainer Grutman (2005) ; en particulier l’article de Christine Lombez (2005) dans ce numéro qui suit l’approche de Toury dans le contexte de la poésie romantique française. Cette collection aurait été un excellent forum pour la discussion de l’utilisation fictionnelle de la traduction qui m’intéresse ici : le dispositif de la traduction trouvée ; mais il n’aborde pas ce sujet, et se concentre plutôt sur le traducteur en tant que personnage fictionnel.
9.Comme Hermans (2000, 270) l’écrit :

Une autre manière de tourner les choses serait de dire que la traduction auto-réflexive rend explicite ce qui reste implicite dans les traductions « illusionnistes » plus classiques (le terme est celui de Jiří Levý). Ce qu’il rend explicite est la différence entre l’observation du premier ordre et celle du second ordre. La traduction auto-réflexive s’observe en observant son original, révélant ainsi l’éventualité de sa propre forme, qu’elle manifeste par le retour de la forme, c’est-à-dire par la démonstration de son éventualité. Les traductions résistantes, récalcitrantes ou rébarbatives, qu’elles soient homophoniques ou abusives, effrontément littérales ou naturalisantes ou anachroniques, sont autant de ravages à l’invitation que porte l’étiquette « traduction », une invitation à activer une certaine attitude de lecture, à suspendre le scepticisme, à supposer une équivalence d’une sorte ou d’une autre, de prendre la reconstitution pour l’expérience réelle.

Le terme « illusionniste » de Levý, décrit par Hermans comme « une invitation […] à prendre la reconstitution pour l’expérience réelle », est ce que j’ai appelé le simulacre de la réalité ; comme la métafiction dans le roman, la métatraduction est explicitement anti-illusionniste. Pour un bref exemple d’une (méta)traduction explicitement auto-réflexive de Derrida, voir Robinson (1991, 237) ; pour l’analyse d’une métatraduction de l’Épître sur l’art de traduire et sur l’intercession des saints de Luther (Robinson [1530] 1997), voir Robinson (1997, 95–96).

10.Pour des projets similaires, voir « Translation Chain: Global Literature » http://​translationchain​.deviantart​.com/) et « Translation Chain Redux » (http://​tchainredux​.deviantart​.com​/journal​/Welcome​-to​-Translation​-Chain​-Redux​-231250724); des expériences ont également été réalisées, dans lesquelles il y a un va-et-vient entre la poésie et les images, comme dans le projet « Still in translation » qui a commencé début 2015 (http://​translationgames​.net​/output​/still​-in​-translation/), et entre la poésie et le film, dans « Continental Drift: Europe and Translation, Poetry and Film » (http://​www​.ingentaconnect​.com​/contentone​/intellect​/jafp​/2012​/00000005​/00000001​/art00007​?crawler​=true).
11.Voir http://​writing​.upenn​.edu​/bernstein​/experiments​.html pour une liste de près de 100 de ces « exercices poétiques particuliers » basés sur la transformation radicale de textes existants – dont les six premiers impliquent la traduction.

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