Judith A. Inggs Marie Gabrys Censure et littérature pour enfants traduite dans l’Union soviétique

Traduction
Censure et littérature pour enfants traduite dans l’Union soviétique: L’exemple du Magicien d’Oz et de Goodwin

Judith A. Inggs Université de Witwaterstand, Johannesburg | Université de Namur
Traduit par Marie GabrysUniversité de Witwaterstand, Johannesburg | Université de Namur

L’étude de la traduction et de la censure est d’un intérêt particulier dans le contexte de la Russie et de l’Union soviétique. Dans le but de stimuler une discussion plus approfondie, en particulier en lien avec les récents développements dans la sociologie de la traduction, cet article se penche sur l’exemple de The Wizard of Oz [Le Magicien d’Oz] par L. Frank Baum (1900) et son adaptation par Alexander Volkov sous le titre de Volshebnik izumrudnogo goroda [Le Magicien de la Cité d’Émeraude] (1939) afin d’explorer la relation entre les multiples forces en action dans la traduction de la littérature pour enfants dans des conditions de censure. Au moyen d’une analyse des différences entre les deux textes, j’en conclus que la censure est un phénomène complexe qui offre une terre fertile pour la manipulation créative et l’appropriation de textes, et peut être considérée comme un participant actif dans la création de l’image d’un ensemble de littérature étrangère et de son positionnement dans un domaine littéraire particulier.

Keywords:
  • traduction,
  • censure,
  • littérature pour enfants,
  • littérature soviétique,
  • Bourdieu,
  • sociologie de la traduction
Table des matières

1.Introduction

L’importance traditionnelle de la littérature étrangère en Russie et dans l’Union soviétique combinée avec le rôle crucial joué par l’idéologie dans la production littéraire signifie que l’étude de la traduction et de la censure est d’un intérêt tout particulier dans ce contexte. Par conséquent, il est surprenant que cela n’ait pas encore été l’objet de recherches savantes plus approfondies en Occident, bien qu’un intérêt grandissant se soit récemment développé (par exemple, Sherry 2010). Dans le but de stimuler une discussion plus approfondie, en particulier en lien avec les récents développements dans la sociologie de la traduction,11Voir, par exemple, un numéro spécial du Translator sur Bourdieu and the Sociology of Translation and Interpreting [Bourdieu et la Sociologie de la Traduction et de l’Interprétation] (2005). cet article se penche sur l’exemple de The Wizard of Oz [Le Magicien d’Oz] par L. Frank Baum (1900) et son adaptation par Alexander Volkov sous le titre de Volshebnik izumrudnogo goroda [Le Magicien de la Cité d’Émeraude] (1939) afin d’explorer la relation entre les multiples forces en action dans la traduction de la littérature pour enfants dans des conditions de censure. En faisant ceci, je réfute l’opinion traditionnellement tenue sur la censure russe décrite par Jan Plamper (2011, 526) comme « la répression du mot fondamentalement et essentiellement libre » et je pars du principe que la censure est un phénomène complexe qui n’est pas simplement imposé par l’autorité afin de faire taire et réprimer des idées et concepts, mais qui offre également une terre fertile pour la manipulation créative et l’appropriation de textes. Plamper s’éloigne légèrement de l’opinion traditionnelle en suggérant que « la censure n’est autre qu’une des forces façonnant la circulation culturelle » (527), mais je crois qu’elle doit aussi être considérée comme un participant actif dans la création de l’image d’un ensemble de littérature étrangère et de son positionnement dans un domaine littéraire particulier.

La discussion est alimentée par des publications récentes sur la sociologie de la traduction, et fait appel en particulier à la philosophie de l’action de Pierre Bourdieu (1998), et à « Une théorie bourdieusienne de la traduction », l’article sagace de Jean-Marc Gouanvic (2005, 147) dans lequel il fait ressortir « les points de convergence entre les réflexions du sociologue et les questions de la traduction ». Les concepts de la théorie de Bourdieu concernés ici sont l’habitus, le champ et le capital, la pièce maîtresse étant « la relation à double sens entre les structures objectives (celles des champs sociaux) et les structures incorporées (celles de l’habitus) » (Bourdieu 1998, 9) [NDLTa[a]La traduction de cette citation est tirée de l’ouvrage original par Bourdieu : Bourdieu, Pierre. 1998. Raisons pratiques. Paris : Éditions du Seuil.]. Les champs sociaux comprennent des domaines tels que les systèmes et institutions littéraires, tandis que l’habitus est un ensemble de « principes générateurs de pratiques distinctes et distinctives » (8) qui font que les agents sociaux se comportent de certaines manières. Étant donné que les notions de champ et d’habitus sont entremêlées, les pratiques des traducteurs, écrivains, éditeurs et censeurs qui opèrent dans les domaines littéraire – et autres – peuvent être considérées comme façonnées par les diverses forces politiques, sociales et culturelles qui entrent en jeu dans un contexte particulier. Gouanvic (2005, 148) détaille cela comme suit :

... l’objet de recherche de la traductologie devient, au bout du compte, l’analyse de la relation différentielle entre l’habitus des agents de traduction (notamment les éditeurs, les critiques, etc.) qui ont pris position dans un domaine-cible à une époque donnée, et les facteurs déterminants des domaines-cibles en tant que site de réception de la traduction.[NDLTb[b]La citation originale de Gouanvic (2005, 148) est celle-ci : “the object of research in translation studies ultimately becomes the analysis of the differential relationship between the habitus of translation agents (including publishers, critics, etc.) who have taken a position in a given target field in a given epoch, and the determinant factors of the target fields as the site of reception of the translation.”]

Durant l’époque stalinienne au milieu des années 1930, alors que la publication était contrôlée par l’État et que toutes les maisons d’édition privées avaient été interdites, Volkov, un mathématicien et professeur soviétique, mena à bien une traduction du Magicien d’Oz. Un rapport non confirmé affirme que la traduction de Volkov fut rejetée par les censeurs soviétiques,22Malgré une enquête approfondie, et une recherche de confirmation verbale, il ne semble pas y avoir de preuve documentée du rejet disponible. conduisant à la réécriture de l’histoire sous la forme d’une ‘version’ russe, qui fut publiée en 1939. L’adaptation de Volkov ne reconnut Baum d’aucune manière, principalement parce qu’il n’avait aucune obligation légale d’en faire autant, étant donné que l’URSS ne devint signataire de la Convention Universelle sur le Droit d’Auteur qu’en 1973 (Tax Choldin 1986, 338). La version de Volkov devint immensément populaire et fut suivie par de nombreuses suites, qui acquirent une existence indépendante en dépit d’autres emprunts parmi les treize suites33Le nombre total de livres dans la collection, plus tard agrandie par d’autres écrivains, atteint actuellement 40 (Postface du traducteur de Volkov 1991, 331). [NDLTc[c]Suite à une inversion accidentelle dans l’article original, cette référence correspond à la note de fin n° 4. L’ordre des notes de fin a ici été rectifié.] écrites par Baum lui-même (Mitrokhina 1996–1997, 183). Dans un modèle de réciprocité, les livres de Volkov furent ensuite traduits en treize langues, et se refirent une place en anglais à travers une série de traductions par Peter L. Blystone, intitulées Tales of Magic Land [Contes du Pays Magique] (1991). Par la suite, après la dissolution de l’ex-Union soviétique, de nouvelles traductions du texte original de Baum apparurent, par exemple Udivitel’nyi volshebnik iz Strany Oz [Le Magicien Merveilleux du Pays d’Oz] traduit par S. Belkov (1998). À ce moment-là, cependant, les livres de Volkov avaient tellement marqué le public comme favoris parmi les classiques de la littérature russe pour enfants, que les nouvelles traductions furent « perçues comme fades, et inférieures aux très appréciés classiques qui leur servirent de modèle » (Nikolajeva 1995, 106).

L’impact des versions ou ‘traductions libres’ de Volkov souligne les effets d’une censure à la fois institutionnalisée et auto-imposée dans la (re)création de nouvelles œuvres basées sur les textes originaux provenant d’un contexte social et littéraire distinct. C’est également un exemple intéressant de l’idée de l’adaptation et l’appropriation comme une forme de traduction. L’acceptation d’une telle appropriation n’était pas rare dans l’Union soviétique, et était le résultat direct de l’héritage d’attitudes prérévolutionnaires envers la traduction littéraire fermement enracinées dans une tradition de traduction libre et de réécriture. Renforcée par la censure institutionnalisée, il était considéré comme acceptable – voire même désirable – de s’approprier des ‘textes originaux’ venant d’un autre système littéraire et de les transformer en ‘textes originaux’ dans le système-cible. Comme l’adaptation et la réécriture sont des particularités à la fois de la traduction et de la censure, la place laissée à la manipulation et l’appropriation du texte original par les divers agents impliqués est grande, comme Francesca Billiani (2007, 3) le fait remarquer. En ce qui concerne Baum et Volkov, la situation est compliquée davantage par le fait qu’aussi bien l’auteur que l’écrivain-traducteur acquièrent un capital symbolique – tout capital considéré comme ayant de la valeur par les agents sociaux – comme aussi bien l’original que l’adaptation ont atteint le statut de classiques du canon dans leurs domaines littéraires respectifs.

2.Censure et traduction en Russie et dans l’Union soviétique

Une des raisons pour lesquelles les traductions ont toujours joué un rôle important dans le domaine littéraire russe est que la littérature moderne russe ne s’est complètement développée qu’au dix-huitième siècle. Par conséquent, des traductions venant d’autres littératures, plus anciennes, ont toujours représenté une large proportion des œuvres à disposition du public. Cet article n’a pas pour objectif de présenter un compte-rendu détaillé de la censure en Russie ou dans l’Union soviétique,44Pour un compte-rendu détaillé de la censure dans la littérature soviétique de 1917 à 1991, voir Herman Ermolaev (1997). mais, comme Maurice Friedberg (1997, 13) l’observe, les traductions littéraires ont particulièrement attiré l’attention du censeur parce qu’elles exposaient les lecteurs à une culture et une idéologie étrangères et représentaient donc une menace potentielle pour les valeurs idéologiques que les autorités respectives cherchaient à encourager et favoriser. Un autre facteur significatif est le fait que beaucoup parmi les traducteurs littéraires les plus actifs étaient eux-mêmes écrivains, leur donnant un habitus particulier qui affectait les traductions qu’ils produisaient en ce qu’ils étaient prédisposés à pratiquer la traduction libre et l’adaptation (36). La traduction littérale fut préférée à certaines époques comme, par exemple, pendant la période romantique, qui mettait l’accent sur « le respect des traditions culturelles étrangères » (43), mais cette tendance passa après le milieu des années 1800. En général, les traductions libres et adaptations d’œuvres littéraires étrangères abondaient, dans certains cas sans reconnaissance de l’auteur original. Ceci ne manquait pas de légitimer le plagiat, si bien que les traducteurs considéraient les textes originaux comme leur propriété personnelle, qu’ils pouvaient manipuler à leur convenance (31–32).

Après la Révolution, cela arrangeait les autorités soviétiques de continuer à encourager de telles pratiques, en partie parce qu’il était requis de la part des traducteurs tout comme des auteurs qu’ils se conforment aux principes du réalisme socialiste, ainsi que de mettre en avant les éléments relatifs à la lutte des classes, ou d’ôter les éléments inappropriés ou soi-disant bourgeois dans une tentative déclarée de rendre la littérature étrangère pertinente pour les Russes.55Vissarion Belinsky, le grand critique littéraire russe du 19ème siècle, avait auparavant prôné la déformation dans le but de rendre le texte plus accessible pour le lecteur – cette idée fut rapidement reprise par les autorités soviétiques pour justifier la pratique courante de l’adaptation (Friedberg 1997, 140). Quand Volkov sortit son Magicien de la Cité d’Émeraude en 1939, la ‘traduction libre’ était à son apogée. Friedberg (1997, 87) décrit les traducteurs de l’époque comme ayant une « indifférence désinvolte pour l’original » et devenant des « co-auteurs autoproclamés ». Cette même période fut caractérisée par l’intensification de la censure de l’État, l’organe responsable de la censure (Glavlit) devenant directement subordonné au Comité Central du Parti Communiste en 1932 (Ermolaev 1997, 3). Une de ses tâches centrales était de purger les bibliothèques des auteurs « catalogués ennemis du peuple ». Durant 1938 et 1939 seulement, seize mille cinq cents titres furent retirés des bibliothèques et des librairies (57). D’autres œuvres furent considérablement coupées ou modifiées avant d’être publiées.66Évidemment, la déformation des textes soviétiques et russes était tout autant, si même pas plus destructrice. Herman Ermolaev cite la censure de Virgin Soil Upturned par Mikhail Sholokhov, qualifiée d’« amputation handicapante » qui ne laissera que 55% du texte original (Ermolaev 1997, 96). Cette pratique s’appliquait aussi aux traductions, et étant donné que le grand public n’avait pas accès aux originaux dans la langue source, il ignorait dans quelle mesure les œuvres avaient été réécrites ou ‘amputées’. Ivan Kashkin, un traducteur et théoricien soviétique de premier plan, affirma qu’un traducteur littéraire soviétique « doit percevoir et reproduire la réalité de l’original à la lumière de notre vision du monde [et] de la participation de l’auteur à la vie de notre littérature » (cité dans Friedberg 1997, 104). Cependant, les critiques soviétiques n’ont jamais confronté le corollaire d’une approche socialiste réaliste à la traduction – « la sanction de la censure idéologique de textes non-soviétiques au point d’une falsification préméditée » (105). Lauren Leighton (1991, 13) prend un point de vue opposé dans son travail comparant la théorie de la traduction russe et occidentale, constatant que les traducteurs soviétiques considéraient la réécriture comme « déshonorante ». Cependant, cela ne semble pas être confirmé par les faits. En effet, Leighton poursuit en disant qu’un des principes de l’école de traduction soviétique était que le texte traduit devait avoir le même effet sur ses lecteurs que sur les lecteurs originaux (14). Ceci-même implique une domestication considérable du texte afin de le rendre plus accessible pour le nouveau public-cible, en accord avec les injonctions évoquées plus haut.

Évidemment, une large part de la censure en action était auto-imposée par les écrivains et traducteurs qui avaient appris à employer des stratégies qui leur éviteraient d’entrer en conflit avec les autorités. Bourdieu (1991, 345) décrit ce type de censure comme particulièrement efficace quand elle est inconsciemment auto-imposée par ces agents opérant dans le domaine littéraire. Il écrit :

La censure n’est jamais aussi parfaite et aussi invisible que lorsque chaque agent n’a rien à dire que ce qu’il est objectivement autorisé à dire : il n’a même pas à être, en ce cas, son propre censeur, puisqu’il est en quelque sorte une fois pour toutes censuré, à travers les formes de perception et d’expression qu’il a intériorisées et qui imposent leur forme à toutes ses expressions.[NDLTd[d]La traduction de cette citation est tirée de l’ouvrage original par Bourdieu : Bourdieu, Pierre. 1991. Langage et pouvoir symbolique. Cambridge : Polity Press.]

Un phénomène spécifique au contexte russe et soviétique est connu sous le nom de ‘langue d’Esope’, un terme inventé par M. Saltykov-Shchedrin dans les années 1860 dont Lev Loseff (1984) donne un compte-rendu détaillé dans On the Beneficence of Censorship [Sur les Bienfaits de la Censure]. Ceci est un exemple extrême de la créativité engendrée par un système littéraire gouverné par la censure institutionnalisée. La langue d’Esope s’est développée à partir d’un type d’écriture particulier, utilisé pour suggérer une attitude idéologique ou une affirmation politique qui pourraient autrement attirer l’attention des censeurs. Les « allusions et circonlocutions » au moyen de techniques littéraires telles que la parodie étaient donc courantes dans les œuvres de beaucoup d’auteurs. Loseff assimile la langue d’Esope au concept d’un mode d’écriture, le troisième élément du modèle de langage, style et écriture par Barthes, lequel est influencé par les conditions historiques et sociales (6–7). Un tel mode d’écriture peut être vu comme faisant partie de l’habitus de l’écrivain. Ce mode était bien connu de la plupart des écrivains et traducteurs russes et n’était pas utilisé uniquement dans la littérature pour adultes, mais aussi pour enfants. Comme indiqué ci-dessus, de nombreux auteurs se sont tournés vers la traduction afin de gagner leur vie sous les conditions strictes de la Russie postrévolutionnaire. Dans les années 1920, bon nombre d’auteurs abandonnèrent de la même façon leur objectif initial d’écrire pour les adultes et se tournèrent vers la littérature pour enfants qui permettait l’expression d’idées qui auraient autrement été interdites. Par conséquent, leur littérature visait souvent un double public. La langue d’Esope était particulièrement utile comme cela signifiait qu’une œuvre pouvait être lue sur différents niveaux, en fonction de la connaissance et du contexte du lecteur. Par exemple, Kornei Chukovsky, considéré comme le fondateur de la littérature russe pour enfants, et un traducteur et théoricien soviétique de premier plan, eut largement recours à la parodie dans ses œuvres, et de cette façon ses livres ont joué un rôle significatif en encourageant des générations de lecteurs à chercher un sous-texte dans les œuvres qu’ils lisaient (Loseff 1984, 198). Ce phénomène n’est pas directement visible dans l’œuvre de Volkov, mais il renforce considérablement l’argument concernant l’effet créatif de la censure sur la production littéraire. A. I. Herzen avait déjà mis cette influence en évidence dès le milieu du dix-neuvième siècle : « ...la censure est hautement conductrice du progrès dans la maîtrise du style et dans la capacité à modérer ses mots » (cité dans Loseff 1984, 11).

De nombreux auteurs étaient impliqués aussi bien dans la traduction que dans l’écriture pour enfants. Mais bien sÛr, le processus n’implique pas uniquement les écrivains et les traducteurs, et quatre acteurs peuvent être identifiés dans la production de littérature pour enfants traduite dans l’Union soviétique: l’Auteur, le Censeur, le Traducteur et le(s) Lecteur(s). Chacun de ces agents agissait au sein de structures particulières, ou domaines, qui déterminaient l’écriture, la traduction et la lecture de la littérature, plaçant souvent des contraintes socioculturelles, sociopolitiques et institutionnelles sur ces processus. De la même façon qu’il était attendu des auteurs qu’ils écrivent en accord avec les principes du réalisme socialiste, les traducteurs étaient également obligés d’agir et de traduire de manière spécifique, en mettant en œuvre une forme d’autocensure au sein de leur propre éducation et connaissance du monde dans le ‘domaine’ réduit de la traduction dans l’Union soviétique. Gouanvic (2005, 153) mentionne des écrivains aux États-Unis pendant l’entre-deux-guerres obligés de « jouer le jeu socioculturel dans l’espace social américain, en traitant des thèmes et des discours se conformant à la doxa ambiante ». Ceci est exactement le genre de jeu (illusio selon la terminologie de Bourdieu) qui était pratiqué dans l’Union soviétique pendant la même période – car pour les deux ensembles d’auteurs et traducteurs, l’astuce repose dans « la capacité à trouver des moyens innovants pour contourner cette censure ; c’est comme cela qu’ils ont marqué leur empreinte » (ibid.).

La censure structurale dans l’Union soviétique avait lieu dans un domaine particulier, déterminé par l’habitus des agents de ce domaine, mais ce n’était pas uniquement – comme Billiani (2007, 8) décrit la censure structurale, « un ensemble de règles implicites façonnées autant par l’habitus actuel que par le contrôle symbolique qu’un texte connait dans un certain domaine ». Dans l’Union soviétique, il y avait aussi des règles institutionnelles, écrites aux côtés des règles tacites, influencées par les différents agents impliqués ainsi que par la politique du Parti Communiste. Les textes littéraires existaient dans les domaines aussi bien politique qu’artistique, où ils étaient considérés comme des mots sur du papier, plutôt que comme des œuvres d’art (Loseff 1984, 5). Ainsi, le lien entre les règles écrites et celles implicites devint un nouvel espace pour un jeu sociopolitique et idéologique et pas seulement un jeu socioculturel.

3.Littérature pour enfants traduite dans l’Union soviétique

La littérature étrangère pour enfants dans l’Union soviétique peut être considérée comme un domaine restreint en ce qu’elle était traduite et publiée par une maison d’édition spécifique de l’État fondée par Gorky en 1933 dans le but précis de traduire les ‘meilleurs’ livres pour enfants venant du monde entier. L’épouse de Lénine, Nadezhda Krupskaia, trouvait que les livres pour enfants étaient la fondation de la vision matérialiste du monde de la génération suivante (O’Dell 1978, 53) et que leur but principal était d’instiller aux enfants une idéologie communiste révolutionnaire. Dès 1918, la littérature pour enfants avait été épinglée comme l’instrument avec le plus haut potentiel pour inculquer des idées bien en accord avec le développement social souhaité (Starza 1984, 28). Quand le réalisme socialiste devint le genre littéraire autorisé pendant les dix à quinze années suivantes, cela nécessita que la réalité soit reflétée sous un jour positif : les doutes et incertitudes dans l’esprit des personnages étaient réprimés et les passages d’introspection et d’analyse psychologique étaient considérés comme indésirables. Les thèmes centraux des nouvelles œuvres étaient militaires, patriotiques et révolutionnaires, par opposition aux thèmes principaux des écrits occidentaux pour enfants.77Voir J. V. Aspatore, The Military-Patriotic Theme in Soviet Textbooks and Children’s Literature [Le Thème Militaire-Patriotique dans les Manuels Soviétiques et la Littérature pour Enfants], thèse de doctorat, Université de Georgetown, Georgetown, 1986 (UMI Service d’Information sur la Dissertation, 1989), pour une discussion de ces thèmes dans la littérature soviétique pour enfants. Par conséquent, un processus strict de sélection fut appliqué pour identifier les œuvres à traduire, alors que de nombreuses traductions existantes furent retirées de la circulation. Néanmoins, de la même façon que la langue d’Esope permettait l’expression d’idées qui auraient été inacceptables si elles avaient été affirmées ouvertement, la littérature fantastique pour enfants fleurit également pendant cette période. Comme Maria Nikolajeva (1995, 106) l’explique, le climat culturel restrictif de l’Union soviétique signifiait que « pour certains écrivains, un livre pour enfants, ou plus précisément un conte de fées ou une histoire fantastique, semblait être le meilleur moyen pour exprimer des convictions qui, en prose strictement réaliste, pourraient sembler controversées ou étrangères à l’idéologie officielle ».

L’image de la littérature pour enfants en langue anglaise était inévitablement faussée par conséquent. Comme les œuvres contemporaines avaient le plus de chances de renfermer un contenu antirévolutionnaire, une image de la littérature pour enfants en anglais fut construite, image largement définie par des auteurs du dix-neuvième et du début du vingtième siècles, tels que Mark Twain, Daniel Defoe, Robert Louis Stevenson, Jack London et William Mayne Reid (Brandis 1980). Certaines œuvres considérées comme des textes classiques de la littérature pour enfants en langue anglaise, comme Peter Pan (1904) et Mary Poppins (1934) apparurent seulement à la fin des années 1960, et The Hobbit [Le Hobbit] (1937) et The Lion, the Witch and the Wardrobe [Le Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire Magique] (1950) à la fin des années 1970, bien que ces deux derniers ne reçurent que peu d’attention à l’époque (Nikolajeva 1995, 106). Anne of Green Gables [Anne ... La Maison aux Pignons Verts] (1908) était toujours inconnu au milieu des années 1990, et jusqu’en 1992, Enid Blyton, dont les œuvres ont été traduites dans plus de 90 langues, était inconnue du bibliothécaire responsable de la section ‘langues étrangères’ de la plus grande bibliothèque pour enfants de Moscou (interview personnelle, 1992).88Interviews personnelles réalisées en aoÛt et septembre 1992 à Moscou à la Bibliothèque pour Enfants de l’État de la Fédération Russe. À la fin des années 1980, des critiques soviétiques commencèrent à réclamer que des œuvres bien connues internationalement mais virtuellement méconnues dans l’Union soviétique soient rendues disponibles, comme par exemple Charlotte’s Web [La Toile de Charlotte], la collection des Tarzan, et des œuvres par Blyton et Beatrix Potter (Vol’pe 1989, 45). Malheureusement, la soif d’œuvres auparavant indisponibles mena à des traductions fabriquées en série et manquant de discernement, dont la qualité était souvent très médiocre. Cela fut accentué par le fait qu’au début des années 1990, pour la première fois en cinquante ou soixante ans, on attendit des éditeurs qu’ils deviennent autonomes et rentables, souvent en fixant les prix bien au-dessus d’un niveau raisonnable. Par exemple, Le Magicien de la Cité d’Émeraude par Volkov était en vente à Moscou en 1989 pour un prix équivalent à deux fois le salaire mensuel moyen (Nikolajeva 1995, 108).

L’exemple du Magicien d’Oz

Les raisons du rejet de la traduction initiale de Volkov sont floues, mais les modifications apportées au Magicien de la Cité d’Émeraude par Volkov fournissent certaines indications. Les adaptations datant de la période soviétique firent ressortir les valeurs suivantes prévalant dans la littérature originale pour enfants : le sens de la camaraderie plutôt que l’enrichissement personnel, le labeur, et la loyauté à la société plutôt que le profit individualiste. Maria Nikolajeva (1995, 106) note que :

Le centre d’attention parmi beaucoup d’adaptations passa de l’obtention de la richesse ou d’autres bénéfices personnels (tels que le désir de Pinocchio de devenir un humain) à des progrès sociaux, au bonheur collectif, à la liberté, l’égalité, et d’autres slogans vains de la culture soviétique officielle.99 Pinocchio est un autre exemple d’une oeuvre qui fut adaptée et appropriée, dans ce cas-ci par Alexey Tolstoy sous le nom de Les Aventures de Buratino (1936). [NDLTe[e]La citation originale de Nikolajeva est celle-ci : “[t]he focus in many of the adaptations shifted from the attainment of wealth or other personal benefits (such as Pinocchio’s longing to become a human boy) toward social improvements, collective happiness, freedom, equality, and other empty slogans of official Soviet culture.”]

Le Magicien d’Oz, l’original par Baum, attira généralement l’attention des économistes plutôt que des critiques littéraires. En 1964, Henry Littlefield déclara que l’œuvre de Baum était une « parabole sur le populisme », et tira des analogies avec des questions économiques et politiques contemporaines (Parker 1994). En 1990, Hugh Rockoff présenta l’histoire comme une allégorie monétaire. Ces intellectuels et d’autres encore interprétèrent le livre comme une « critique du capitalisme industriel américain » (ibid.). De telles interprétations n’étaient pas nécessairement contraires à l’idéologie soviétique, mais dans les années 1980, elles furent remises en question, notamment par William R. Leach, qui voyait l’œuvre de Baum plutôt comme une célébration de la « culture urbaine de consommation de la fin du siècle », aidant « les gens à se sentir chez eux dans la nouvelle économie industrielle américaine » et à « apprécier et profiter, sans culpabilité, de la nouvelle abondance économique et du mode de vie produit pas cette économie » (cité dans Parker 1994). La conclusion de Parker est qu’il n’y a pas de fondement factuel pour affirmer que Baum a écrit son livre comme une allégorie populiste – mais que de la même manière, il pouvait être lu comme une allégorie du Mouvement d’Argent Libre [NDLTf[f]Le Mouvement d’Argent Libre est une politique monétaire américaine de la fin du 19ème siècle visant à définir la valeur relative de l’argent-métal par rapport à l’or, en parallèle à un mouvement d’opinion en faveur du bimétallisme, permettant ainsi une certaine inflation.], période durant laquelle l’argent devint un symbole de justice économique pour le peuple américain, peu de temps avant l’écriture du Magicien d’Oz. Il est difficile d’ignorer la signification des souliers d’argent, qui détiennent un pouvoir puissant, et qui se révèlent finalement capables d’emmener la personne qui les porte où elle le souhaite. Les souliers d’argent ont été gardés dans la version de Volkov, bien qu’il soit peu probable que les lecteurs russes aient été conscients de la signification ou des détails du Mouvement d’Argent Libre.

Dans son introduction, Baum déclare que l’histoire a été écrite uniquement « pour plaire aux enfants » et avec pour aspiration d’être « un conte de fées modernisé, duquel l’émerveillement et la joie font partie et la douleur et les cauchemars sont laissés de côté ». Même si le commentaire de Parker (1994) prétendant que l’histoire « montrait la société et la culture américaines dans leurs magnifiques diversité et contradictions » est vrai, ce ne sont pas les détails que Volkov omet. Autant dans la version de Volkov que dans celle de Baum, la première nuit que Dorothée et Ellie passent avec les Grignotins est caractérisée par l’abondance de bonne nourriture et, dans le conte de Volkov (1992, 24)1010Toutes les traductions de sources russes, y compris Volshebnik Izymrudnogo goroda, sont les miennes (J. A. I.), sauf si indiqué différemment., « un nombre immense de pâtisseries furent mangées et une quantité incommensurable de sodas fut consommée », alors qu’il n’y a pas de référence à de tels excès dans la version de Baum (1985, 30), qui mentionne seulement que la maison « était le foyer d’un des Grignotins les plus riches du pays ». Dans les deux histoires, le message central disant que le Magicien est un charlatan et un imposteur, bien que bienveillant, est également conservé. Les modifications principales apportées par Volkov concernent le portrait des personnages en accord avec les exigences du réalisme socialiste, impliquant qu’ils fassent preuve de courage, d’esprit de décision et de la capacité à travailler en équipe. Volkov réussit à transformer les personnages indéniablement insipides de Baum en des protagonistes plus profonds et complexes, avec des qualités personnelles plus fortes telles que l’amitié, la loyauté et la résolution. Ce changement général est évident dès le tout début du récit, qui, dans la version originale, s’ouvre avec une description de l’insipidité et de la corvée de la vie quotidienne de l’oncle et la tante de Dorothée. Baum (1985, 14) met l’accent sur le manque de joie dans leurs vies et sur la tristesse du paysage où « tout était terne et gris ». Il n’était pas acceptable, cependant, de décrire la vie à la ferme de façon négative dans l’Union soviétique des années 1930 – une décennie caractérisée par l’intense souffrance des paysans russes forcés à l’agriculture collective. Volkov supprime le statut d’orpheline de Dorothée, et dote son protagoniste, Ellie, de parents affectueux et joyeux nommés Anna et le Fermier Jean, en contraste frappant avec Tante Em dans la version de Baum, qui était « maigre et décharnée, et ne souriait jamais » et Oncle Henri, qui « ne riait jamais » et « ne savait pas ce qu’était la joie » (14). Volkov (1992, 5) insiste fortement sur la force d’âme et la résolution de ses personnages : quand un ouragan renverse la petite maison-conteneur dans laquelle ils vivent, Jean est décrit comme la remettant en état, en remettant le poêle et les lits à leur place, tandis qu’Ellie ramasse les assiettes en étain éparpillées et d’autres maigres possessions, jusqu’à ce que « tout soit en ordre à nouveau – jusqu’à la tempête suivante ».

En plus de dépeindre ses personnages différemment, Volkov a également apporté des changements significatifs au contenu de l’histoire. En accord avec la vision soviétique qui affirme que le malheur est causé par un ennemi externe, le cyclone n’est plus un phénomène naturel mais est provoqué par la sorcière diabolique Gingema, qui remplace la Méchante Sorcière de l’Est, et qui complote pour détruire l’humanité (voir Mitrokhina 1996–1997, 184). De la même façon, ce n’est pas par pure malchance que la maison s’écroule sur la tête de Gingema, mais c’est l’œuvre de Villina, la Sorcière du Pays Jaune, qui est l’équivalent de la Sorcière du Nord.

Dorothée aide ses trois amis, rencontrés par hasard en chemin, par pure gentillesse. Par contraste, Ellie reçoit les conseils de Villina, qui consulte le Livre Magique, une source externe d’instructions, pour plaire au Magicien Merveilleux Goodwin (ou Gudvin, en translittération), dans l’espoir qu’il va l’aider à retourner chez elle si elle aide trois êtres humains à réaliser leurs désirs ultimes. Donc, Ellie [NDLTg[g]« Dorothée » figurait erronément à la place d’ « Ellie » dans l’article original ; cette erreur a été corrigée dans la version électronique de l’article. Je remercie l’auteure du texte de départ de me l’avoir signalée.] a maintenant une arrière-pensée quand elle propose son aide – par contraste avec ce qui pourrait être vu comme un sens chrétien de dévouement dans l’histoire de Baum et qui pourtant semble aussi contradictoire avec l’héroïne positive de la version réaliste socialiste. Dorothée, un personnage relativement résistant, malgré son portrait plutôt superficiel dans la version de Baum, prend une apparence beaucoup plus vulnérable sous la forme d’Ellie chez Volkov, qui est beaucoup plus exposée, et une victime potentielle des forces externes. Cette vulnérabilité est renforcée par l’introduction dans l’adaptation de Volkov de plusieurs phénomènes naturels et maléfiques plus effrayants, notamment des ogres mangeurs d’hommes et des inondations terribles. Ellie est aussi souvent décrite comme faisant des erreurs fondamentales de jugement. Elle devient directement la proie de l’ogre mangeur d’hommes à cause de son mépris flagrant pour les conseils du Livre Magique quand elle se fait avoir et croit un signe disant: « Au-delà du tournant sur la route, tous tes vœux seront exaucés ! » (Volkov, 41). Les conséquences de sa désobéissance sont rendues assez explicites. La stupidité d’Ellie équivaut à de la crédulité et de la faiblesse, d’ailleurs confirmées par le fait qu’elle fond en larmes et implore la grâce du géant (44).

Les critiques soviétiques allaient ensuite faire l’éloge de la version de Volkov pour sa « résonnance sociale » plus profonde (Brandis 1980, 216). Celle-ci est surtout reflétée dans les personnages plus développés chez Volkov, et par les tribulations supplémentaires qu’ils subissent, offrant des opportunités en plus de démontrer leur amitié, leur loyauté et leur ténacité. Dans les années 1990, des critiques russes suggérèrent que le succès et la popularité du Magicien de la Cité d’Émeraude par Volkov ainsi que ses suites étaient le résultat des valeurs et des attitudes que Volkov promouvait – courage, force, capacité, bonté, loyauté, imagination et humour (Khristenko 1991, 121). Ces qualités sont particulièrement mises en avant dans le conte de Volkov, notamment par une grande insistance sur le rôle de la camaraderie. Comme Brandis (1991, 121) commente : « c’est la personne intelligente et courageuse qui est un vrai ami qui possède la puissance magique de la victoire ; sans vraie camaraderie, les forces du mal ne peuvent être vaincues ».

Il y a un élément de didactisme moralisant dans la version de Volkov qui n’est pas évident dans Le Magicien d’Oz. Dans les années 1960, Volkov écrivit dans une postface : « J’ai considérablement réduit le livre, j’en ai enlevé toute l’eau, exterminé les morales à l’esprit étroit typiques de la littérature anglo-saxonne, j’ai écrit des nouveaux chapitres, et introduit des nouveaux héros » (cité dans Mitrokhina 1996–1997, 183). Les morales étroites d’esprit auxquelles il fait référence ne sont pas faciles à trouver, cependant, et en réalité les morales des deux histoires sont fort semblables, bien que Volkov ait en effet introduit de nouveaux personnages et aventures, telles que la fuite face aux « tigres à dents de sabre » (54–62) et l’inondation qui les laisse coincés et pousse Strasheela à déclarer que quand il sera de retour dans la Cité d’Émeraude, il « promulguera une loi interdisant la pluie ! » (153). Dans une Postface ultérieure, Volkov accentua encore une fois l’importance de l’amitié et de l’entraide : « C’est cela qui a aidé Ellie et ses amis à échapper au danger du Pays Magique et à arriver à la réalisation de leurs vœux les plus chers » (cité dans Blystone 1991, 146). Ceci est vrai à propos du ‘premier’ texte également, mais l’accent sur ces qualités est considérablement renforcé dans le texte dérivé par Volkov. Un exemple notable est l’épisode dans lequel l’Épouvantail se retrouve bloqué sur une perche au milieu de la rivière (Baum 67–71). Quand le reste du groupe atteint la rive, ils semblent résignés face au sort de l’Épouvantail : « ‘Que fait-on maintenant?’ demanda le BÛcheron de Fer-Blanc, alors que le Lion s’allongea sur l’herbe pour se faire sécher au soleil. » Dorothée répond de manière plutôt pragmatique: « Nous devons retourner sur la route, d’une façon ou d’une autre » (69) et, quand ils aperçoivent l’Épouvantail par hasard en retournant vers la route, ils lui jettent un regard « mélancolique » (ibid.) sans intention apparente jusqu’à ce que la Cigogne passe par là et les aide à le secourir. Par contre, dans la version de Volkov, Ellie fait preuve de ressources considérables, et quand le Lion demande où ils devraient aller alors, elle n’hésite pas : « Retournons là-bas, où notre ami se trouve. On ne peut pas simplement partir d’ici sans secourir notre cher ami Strasheela » (64). Ils se montrent bien plus proactifs que le petit groupe plutôt pathétique de Baum et plusieurs idées leur viennent à l’esprit jusqu’à ce que le Lion décide que la meilleure option est qu’il nage pour aller chercher Strasheela, en dépit du danger d’être emporté par le courant. La Cigogne arrive juste à temps, cependant, et reprend là où le roman de Baum s’est arrêté.

Un autre ajout, qui, lui aussi, s’explique par un souci d’adaptation à l’idéologie soviétique, concerne la scène qui dépeint Ellie comme une activiste révolutionnaire. Volkov lui-même commenta que son monde tout comme celui de Baum étaient « fort semblables au monde capitaliste connu de l’écrivain, où la prospérité de la minorité [NDLTh[h]« Majorité » figurait erronément à la place de « minorité » dans l’article original ; cette erreur a été corrigée dans la version électronique de l’article.] est construite sur l’exploitation et la tromperie de la majorité » (cité dans Brandis 1980, 216–217). Il n’y a pas de tentative pour faire tomber Goodwin, qui s’enfuit finalement à bord de sa montgolfière, mais il n’est que peu déploré par les habitants de la Cité d’Émeraude chez Volkov, alors que les habitants d’Oz chez Baum « ne peuvent être consolés » (155). Cependant, quand Ellie et ses amis se font capturer par la Méchante Sorcière de l’Est, Bastinda, qui règne sur les Miguni, les gardant en captivité, Ellie tente d’instiguer un soulèvement : « Vous êtes tellement nombreux, vous êtes des milliers, mais vous avez peur d’une seule méchante vieille femme. Vous pourriez tous l’attaquer, la ligoter et l’enfermer dans la cage en fer, là-bas, là où le Lion se trouve » (Volkov, 110). Dans la ‘première’ version, Dorothée accepte passivement son sort et ne voit pas d’issue à la captivité : « Il lui arrivait parfois de pleurer amèrement pendant des heures », et bien que Baum (1985, 117) explique au lecteur que la Sorcière a une grande peur de l’eau et qu’elle ne « laisse jamais de l’eau la toucher d’aucune façon », il ne donne pas d’indication sur le fait que son personnage en a remarqué l’importance. Ellie, en revanche, remarque cette peur de l’eau dès ses premiers jours de captivité et en a régulièrement « tiré parti » en versant plusieurs seaux d’eau sur le sol de la cuisine avant de sortir pour se reposer dans la cage où le Lion était enfermé : « Bastinda hurlait et jurait derrière la porte, mais si elle regardait dans la cuisine et voyait les flaques sur le sol, elle s’enfuirait de terreur dans sa chambre » (Volkov, 110).

Grâce à des techniques d’infiltration, Ellie sème le doute dans l’esprit de Fregoza, la cuisinière, qui en vient à soupçonner Bastinda d’être incertaine de la force de ses pouvoirs, des soupçons qui sont confirmés quand Fregoza écoute en cachette les chuchotements de Bastinda. Utilisant un initié pour inciter à la rébellion, Ellie et ses amis décident que Fregoza devrait lancer le mouvement pour renverser Bastinda ; mais avant que ceci ne se produise, l’histoire de Baum reprend le contrôle de la narration à nouveau, et la Sorcière/Bastinda fond après que Dorothée/Ellie l’arrose d’un seau d’eau, de rage après qu’elle eut volé un des souliers d’argent. Cet incident correspond au repositionnement de l’histoire dans un contexte idéologique différent dans un autre domaine et impliquant des agents différents, et représente un exemple supplémentaire de la créativité encouragée par un processus de censure et d’adaptation.

4.Conclusion

Cet article entreprit de montrer que les processus de traduction littéraire et de censure dans l’Union soviétique fonctionnaient conjointement et étaient façonnés par les modes de traduction et les attitudes prérévolutionnaires envers la traduction littéraire. Dans une tradition de traduction libre et de réécriture, renforcée par la censure institutionnalisée, il était parfaitement acceptable de s’approprier des « textes originaux » primaires et de les transformer en « textes originaux » secondaires dans la langue et le système littéraire cibles. Ce procédé était encore plus acceptable dans le contexte de la littérature pour enfants, souvent jugée comme ayant un statut inférieur à la fiction soi-disant sérieuse pour adultes. L’exemple soviétique du Magicien de la Cité d’Émeraude est une illustration de comment les forces sociales, politiques et culturelles fonctionnaient dans la traduction, la production et la circulation d’une histoire. Comme expliqué ci-dessus, les raisons du rejet de la traduction initiale de Volkov semblent être sous-documentées et peu claires. Que le rejet soit un fait ou non, sans la tradition établie de s’approprier les textes originaux et sans l’inspiration du roman de L. Frank Baum, Le Magicien de la Cité d’Émeraude n’aurait pas été écrit. Comme dans le développement de la langue d’Esope, la censure s’est avérée être une force à la fois répressive et créative opérant dans le système littéraire. Les œuvres qui furent interdites ouvrirent la voie à la création d’autres œuvres inspirées par celles qui avaient été prohibées. Ainsi, comme Foucault (1978, 17–18) l’a observé, un des effets du contrôle exercé par la censure était de produire des discours ultérieurs. Reprendre l’œuvre d’un autre auteur n’était pas punissable et l’absence de tout accord signé concernant les droits d’auteur arrangeait aussi bien les autorités que les traducteurs, qui étaient obligés de rendre leurs traductions et adaptations conformes aux normes du réalisme socialiste. Ils étaient alors autorisés à utiliser et manipuler ces normes pour leurs buts spécifiques. D’une importance encore plus grande est le fait que les versions de Volkov et les histoires qui suivirent dans la série acquirent leur propre capital symbolique, dont la vie fut ensuite étendue et prolongée dans les traductions de ces adaptations par Blystone sous le titre de Tales of Magic Land [Contes du Pays Magique].

Acknowledgements

Cette traduction fait partie de mon travail de fin de cycle en « Langues et littératures modernes : orientation germanique » à l’Université de Namur (année académique 2014–2015). Je tiens à remercier le promoteur du projet, M. Dirk Delabastita pour son suivi et ses conseils.

Notes

1.Voir, par exemple, un numéro spécial du Translator sur Bourdieu and the Sociology of Translation and Interpreting [Bourdieu et la Sociologie de la Traduction et de l’Interprétation] (2005).
2.Malgré une enquête approfondie, et une recherche de confirmation verbale, il ne semble pas y avoir de preuve documentée du rejet disponible.
3.Le nombre total de livres dans la collection, plus tard agrandie par d’autres écrivains, atteint actuellement 40 (Postface du traducteur de Volkov 1991, 331).
4.Pour un compte-rendu détaillé de la censure dans la littérature soviétique de 1917 à 1991, voir Herman Ermolaev (1997).
5.Vissarion Belinsky, le grand critique littéraire russe du 19ème siècle, avait auparavant prôné la déformation dans le but de rendre le texte plus accessible pour le lecteur – cette idée fut rapidement reprise par les autorités soviétiques pour justifier la pratique courante de l’adaptation (Friedberg 1997, 140).
6.Évidemment, la déformation des textes soviétiques et russes était tout autant, si même pas plus destructrice. Herman Ermolaev cite la censure de Virgin Soil Upturned par Mikhail Sholokhov, qualifiée d’« amputation handicapante » qui ne laissera que 55% du texte original (Ermolaev 1997, 96).
7.Voir J. V. Aspatore, The Military-Patriotic Theme in Soviet Textbooks and Children’s Literature [Le Thème Militaire-Patriotique dans les Manuels Soviétiques et la Littérature pour Enfants], thèse de doctorat, Université de Georgetown, Georgetown, 1986 (UMI Service d’Information sur la Dissertation, 1989), pour une discussion de ces thèmes dans la littérature soviétique pour enfants.
8.Interviews personnelles réalisées en aoÛt et septembre 1992 à Moscou à la Bibliothèque pour Enfants de l’État de la Fédération Russe.
9. Pinocchio est un autre exemple d’une oeuvre qui fut adaptée et appropriée, dans ce cas-ci par Alexey Tolstoy sous le nom de Les Aventures de Buratino (1936).
10.Toutes les traductions de sources russes, y compris Volshebnik Izymrudnogo goroda, sont les miennes (J. A. I.), sauf si indiqué différemment.

Notes de la traductrice

[a]La traduction de cette citation est tirée de l’ouvrage original par Bourdieu : Bourdieu, Pierre. 1998. Raisons pratiques. Paris : Éditions du Seuil.
[b]La citation originale de Gouanvic (2005, 148) est celle-ci : “the object of research in translation studies ultimately becomes the analysis of the differential relationship between the habitus of translation agents (including publishers, critics, etc.) who have taken a position in a given target field in a given epoch, and the determinant factors of the target fields as the site of reception of the translation.”
[c]Suite à une inversion accidentelle dans l’article original, cette référence correspond à la note de fin n° 4. L’ordre des notes de fin a ici été rectifié.
[d]La traduction de cette citation est tirée de l’ouvrage original par Bourdieu : Bourdieu, Pierre. 1991. Langage et pouvoir symbolique. Cambridge : Polity Press.
[e]La citation originale de Nikolajeva est celle-ci : “[t]he focus in many of the adaptations shifted from the attainment of wealth or other personal benefits (such as Pinocchio’s longing to become a human boy) toward social improvements, collective happiness, freedom, equality, and other empty slogans of official Soviet culture.”
[f]Le Mouvement d’Argent Libre est une politique monétaire américaine de la fin du 19ème siècle visant à définir la valeur relative de l’argent-métal par rapport à l’or, en parallèle à un mouvement d’opinion en faveur du bimétallisme, permettant ainsi une certaine inflation.
[g]« Dorothée » figurait erronément à la place d’ « Ellie » dans l’article original ; cette erreur a été corrigée dans la version électronique de l’article. Je remercie l’auteure du texte de départ de me l’avoir signalée.
[h]« Majorité » figurait erronément à la place de « minorité » dans l’article original ; cette erreur a été corrigée dans la version électronique de l’article.

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Adresse de correspondance

Judith A. Inggs

Translation and Interpreting Studies

School of Literature and Language Studies

University of the Witwatersrand

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South Africa

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