Hilal Erkazanci Durmus, Elif Kasap et Maud Gonne Résistance face à la planification linguistique via la traduction: une approche centrée sur l’habitus

Traduction
Résistance face à la planification linguistique via la traduction: une approche centrée sur l’habitus. La traduction turque du roman d’Elif Şafak The Bastard of Istanbul [A habitus-oriented perspective on resistance to language planning through translation. A case study on the Turkish translation of Elif Şafak’s The Bastard of Istanbul ]

Hilal Erkazanci Durmus Université Hacettepe | Université de Namur |
Traduit par Elif Kasap et Maud GonneUniversité Hacettepe | Université de Namur |

Cet article explore certains aspects de la sociobiographie d’Elif Şafak, une auteure turque qui a apporté des modifications substantielles à Baba ve Piç, la traduction turque de son propre roman The Bastard of Istanbul. Afin de mettre en avant l’influence considérable exercée par l’habitus de Şafak dans le style de Baba ve Piç, l’article se penche sur l’incorporation de mots turcs ottomans qui insèrent le texte traduit dans le contexte plus large de la planification linguistique turque. Enfin, cette étude démontre que la mise en relation des notions d’habitus et de récit (narrative), peut s’avérer fructueuse pour expliquer la façon dont certains aspects socio-stylistiques d’une traduction régie par l’habitus font écho aux plus larges récits de la société cible.

Mots-clés :
  • habitus,
  • style,
  • traduction,
  • narratologie,
  • planification linguistique
Table des matières

1.Introduction

1.1Le concept d’habitus du traducteur

La théorie sociologique de l’habitus, développée par Pierre Bourdieu (1984), est devenue une aire de recherche particulièrement fructueuse en traductologie depuis la publication de l’article influent de Daniel Simeoni « The Pivotal Status of the Translator’s Habitus » (1998). Selon la perspective de l’habitus, les pratiques des traducteurs sont façonnées, d’un côté, par la relation dynamique entre les trajectoires sociales et dispositions des traducteurs et, de l’autre, par la structure du champ auquel ils appartiennent.22.Cette citation fut d’abord traduite du turc à l’anglais par l’auteure de l’article, et ensuite de l’anglais au français par les traductrices.

La notion d’habitus traductionnel, longtemps liée à l’intériorisation de la soumission, a donné lieu à une acceptation peu prestigieuse du traducteur et de son activité (Sela-Sheffy 2005, 3). Dans cette optique, il n’y a pas de place pour la divergence dans l’acte de traduire, les traducteurs étant censés exercer leur profession de manière uniforme et acceptable dans les sociétés données. Cette vision déterministe de l’habitus accorde trop d’importance à ce que Rakefet Sela-Sheffy appelle « la tyrannie des normes », qui transforme la traduction en une profession subordonnée (ibid.). Sela-Sheffy note également que « cette grande faiblesse associée à la notion d’habitus » est perceptible dans la réflexion de Simeoni (1998) qui « insiste trop sur la “soumission” comme une composante soi-disant invariable et universelle de l’habitus du traducteur, qui ne laisse aucune place aux choix et à la variation des actions des traducteurs » (ibid.). Simeoni (2007, 202) lui-même suggèrera plus tard que « le paradigme normatif est si profondément ancré » que les déviations d’un comportement normatif ne sont généralement pas prises en compte. Il affirmera également que, vu qu’une non-conformité normative est une réaction aux structures normatives, il est tout aussi important d’étudier minutieusement les pratiques hérétiques des traducteurs d’un point de vue sociologique. Par conséquent, une approche de la traduction qui se concentre sur l’habitus insiste non seulement sur la manière dont « les traducteurs jouent un rôle dans le maintien, et peut-être même la création de normes » (Simeoni 1998, 26), mais aussi sur la façon dont ils défient les normes (Simeoni 2007, 202).

Gardant ces éléments à l’esprit, cette étude vise à montrer comment certains aspects sociobiographiques ont poussé la célèbre auteure turque Elif Şafak,33.Ce passage fut d’abord traduit du turc à l’anglais par l’auteure de cet article, et ensuite de l’anglais au français par les traductrices. à utiliser, dans Baba ve Piç (2006),44.Pierre Bourdieu, La Distinction : Critique sociale du jugement (Paris : Les Editions de Minuit, 1979), 293. la traduction turque de son roman The Bastard of Istanbul (2007), un style régi par son habitus sous la forme d’un message idéologique.55.Pour chacun des exemples, les extraits en anglais et en turc proviennent de l’article de H.E.D. Les extraits entre crochets sont des traductions depuis l’anglais. L’intérêt principal de cette étude est de montrer la façon dont la première socialisation de Şafak, puis ses expériences de vie plus récentes, ont joué un rôle fondamental dans les changements socio-stylistiques qu’elle a pu apporter à la traduction turque de son roman.

1.2Pourquoi l’habitus d’Elif Şafak ?

Il est important de noter que la traduction turque de The Bastard of Istanbul, dont le titre est Baba ve Piç (littéralement, Le Père et la Bâtarde), fut présentée non pas comme étant le travail de la traductrice turque Aslı Biçen, mais plutôt comme un effort collectif dans lequel Elif Şafak était elle-même impliquée. La couverture de Baba ve Piç porte l’indication suivante : « La version originale de Baba ve Piç était en anglais. Celle-ci fut traduite en turc par Aslı Biçen, et le texte fut réarrangé en coopération avec l’auteure pour lui donner sa forme finale ».66.Muhammad Hamidullah, Le Noble Coran et la traduction en langue française de ses sens (Médine : Complexe Roi Fahd, 2000). Aslı Biçen insiste encore sur cet aspect :

Je voulais que cette indication apparaisse de cette façon sur la couverture de Baba ve Piç. Ayant autorisé l’auteure à apporter tous les changements qu’elle souhaitait à son propre roman, je ne voulais pas que mon nom apparaisse comme étant celui de la traductrice, car il n’était plus possible de me sentir pleinement responsable de la traduction.(Interview via e-mail par Arzu Akbatur, 23 septembre 2010, cité dans Akbatur 2010, 261–262)

Comme le suggère Arzu Akbatur (2010, 262), les différences entre The Bastard of Istanbul et la traduction turque Baba ve Piç sont si frappantes qu’elles peuvent être considérées comme des « choix calculés » réalisés par l’auteure elle-même. Ceci soulève la « question de l’auto-traduction », qui est « l’acte de traduire soi-même ses propres écrits vers une autre langue » (Grutman 2009, 257). Étant donné que la traductrice Biçen, nie toute responsabilité et affirme avoir rempli son devoir de fidélité à l’original sans réaliser aucun changement majeur de son propre gré, on peut affirmer sans crainte que les modifications majeures de Baba ve Piç furent apportées par Elif Şafak (Akbatur 2010, 262),

Vu qu’une traduction littéraire est au fond une traduction de style, les traducteurs se doivent d’être, dans ce cas plus que pour d’autres types de textes, fidèles au texte source. Si vous ne pouvez pas transmettre le style, vous ne pouvez pas prétendre que vous avez traduit l’auteur en question […]. Par exemple, le nombre de mots que j’ai été obligée de supprimer dans un roman ne dépasse pas trois ou cinq. Je ne divise aucune phrase.(cité dans Akbatur 2010, 262–263)

Comme le conclut Akbatur (2010, 310) dans sa thèse de doctorat, en « façonnant » sa traduction turque en fonction du public cible, Şafak agit comme une auto-traductrice. La partie la plus frappante de ce processus d’adaptation implique l’incorporation de mots et de structures syntaxiques en vieil ottoman qui démontre une réaction de l’auteure face au turc « pur ». Afin d’explorer ce sujet plus en profondeur, la section suivante se penchera sur la relation entre l’éventail d’idéologies linguistiques dans la société turque et sur l’habitus linguistique d’Elif Şafak.

2.La prise de position de Şafak dans la société turque

2.1La planification linguistique en Turquie

Hormis quelques emprunts étrangers, le turc est une langue qui a longtemps conservé des caractéristiques uniques. Cependant, suite à des contacts entre les Turcs et les Arabes et à la conversion de Turcs à l’Islam au dixième siècle, la langue fut rapidement influencée par l’arabe et le perse. Cette influence s’amplifia progressivement, en particulier sous l’Empire ottoman, qui englobait de nombreux groupes linguistiques et ethniques, y compris les Turcs. L’identité et la langue turques se fondirent alors dans l’identité ottomane, perdant ainsi leur pouvoir. Le turc ottoman, désormais langue hybride rassemblant des éléments venant de l’arabe, du perse et du turc, devint la langue flamboyante et prestigieuse utilisée par les dirigeants et l’élite. Par conséquent, deux langues étaient perçues comme dominantes dans l’Empire ottoman : (i) le turc ottoman, la langue de l’administration et de la littérature classique, et (ii) le turc, la langue des gens ordinaires et de la littérature populaire.

La question linguistique apparut comme un élément primordial du programme ottoman pendant le Tanzimat (c’est-à-dire la Période des Réformes) de 1839, lorsque l’empire rencontra des difficultés à garantir le maintien de son ordre social. Le besoin d’une réforme linguistique demeura prioritaire dans l’agenda turc jusqu’à la chute de l’Empire ottoman en 1922 et la proclamation de la République de Turquie qui suivit en 1923. Au moment de la dissolution de l’Empire ottoman – au sein duquel l’Islam apparaissait comme un critère d’intégration – la religion ne fut plus considérée comme un élément d’unification sociale. C’est pour cette raison que le père fondateur de la République turque, Mustafa Kemal Atatürk, ainsi que les réformateurs, réclamèrent la séparation de l’État et de la religion. Elle mena au développement d’une idéologie kémaliste (le « kémalisme ») syncrétisme des concepts et institutions de l’Humanisme et des Lumières de l’Occident.

Durant le processus de transition de l’empire à l’État-nation, les fondateurs du nouvel État turc envisagèrent la langue comme un moyen efficace pour cimenter l’identité collective turque et ainsi rompre les liens avec l’héritage et les traditions de l’Empire ottoman. Cette notion mena à une nouvelle appréhension du nationalisme turc, basée sur deux concepts occidentaux : la sécularisation et la nationalisation.

L’idée d’une langue nationale, qui avait émergé avec le mouvement du Tanzimat, prit de l’ampleur grâce à la réforme linguistique imposée par Atatürk. Celle-ci se basa sur (i) l’adoption de l’alphabet latin en 1928, et (ii) la purification du vocabulaire d’influence perso-arabe (c’est-à-dire la « turquisation »). La réforme linguistique d’Atatürk fut un moyen de parvenir à ce que Benedict Anderson (1983, 145) appelle l’ « unisonance » et dont le but était de renforcer la conscience nationale du peuple turc. Pour atteindre cet objectif, Atatürk instaura l’Association de la Langue Turque en 1932. Il autorisa l’institution à purger les mots d’emprunts arabes et perses et à développer un vocabulaire turc « pur » (Ertop 1963,75). Son objectif était de transformer l’habitus linguistique profondément enraciné du peuple turc. Comme le suggère Sebnem Susam-Sarajeva (2006, 143), la Réforme Linguistique Turque « était liée à la traduction depuis le début », vu que « les mots ottomans empruntés du perse et de l’arabe étaient “traduits” en turc ». Selon Bernard Lewis (1961, 428), « il est très important de noter que les critiques à l’égard des mots étrangers ne concernaient que l’arabe et le perse – c’est-à-dire les langues islamiques, orientales. Les mots d’origine européenne, tout aussi étrangers, furent dispensés, et un nombre d’entre eux furent même importés pour combler les lacunes créées par les mots alors supprimés ».

La réforme linguistique fournit au peuple turc un nouvel habitus linguistique destiné à effacer le turc ottoman de leur mémoire collective, lequel était considéré comme inadéquat face aux concepts de nationalisme et du sécularisme. L’adoption de l’alphabet latin permit d’accélérer le processus de renforcement de l’identité nationale, mais devint aussi un moyen de rompre les liens avec l’Islam (Oran 1993, 200–201 ; Tahir-Gürçaglar 2008, 53). Les effets de cette transformation « ne peuvent être parfaitement compris que si elle est placée dans le cadre général d’autres pratiques républicaines telles que l’établissement d’un système éducationnel unitaire (1924), la turquisation du sermon [arabe] du vendredi (1928) et la turquisation de l’appel à la prière [en arabe] (1932) » (Tahir-Gürçaglar 2008, 53).

Conscients de l’influence cruciale des textes publiés sur la façon de penser du peuple, les agents de l’État exerçaient un contrôle sur l’ensemble du processus de publication. Créer une littérature moderne et nationale était l’une des conditions préalables au programme nationaliste d’Atatürk, qui pouvait être remplie grâce à une activité de traduction à grande échelle. C’est pourquoi les réformateurs décidèrent de faire traduire les classiques occidentaux, notamment dans l’optique de favoriser le développement du turc comme langue littéraire. La traduction jouant un rôle majeur dans l’émergence des « jeunes » littératures (Even-Zohar 1978, 23), le Ministère de l’Education Nationale lança une ambitieuse campagne de traduction et fonda le Bureau de Traduction en 1940.77.Age data beyong range was lost precluding the addition of age as a fixed factor in the analyses. Sachant l’importance des livres dans le processus de stabilisation des formes particulières d’une langue (Anderson 1983, 47) et afin d’enrichir, améliorer et élever la culture et la langue turques, le Bureau de Traduction valorisa l’usage correct et fluide du turc dans les traductions (Berk 2004, 133).

Cette planification linguistique intensive fut suivie d’une période de stagnation en 1946, soit un retournement de situation significatif impliquant la transition d’un régime à parti unique à un régime à partis multiples. En 1950, le transfert de pouvoir du Parti Républicain du Peuple (PRP)88.Des expériences dans d’autres champs (social, politique, religieux, etc.) peuvent également influencer l’habitus du traducteur. au Parti Démocrate (PD)99.Dans ses romans anglais, Elif Şafak utilise l’écriture phonétique anglaise de son nom de famille « Shafak » au lieu de l’écriture turque « Şafak ». orienta les plans politiques et culturels de l’État dans une autre direction. Les politiques culturelles de l’ère des partis multiples accusèrent un processus de ce qui fut nommé « déplanification » (Tahir-Gürçaglar 2008, 88). Le gouvernement du PD, qui dura de 1950 à 1960, introduisit une nouvelle forme de nationalisme inspirée de l’Islam (Karpat 1959, 455), qui utilisa la religion comme outil d’unification, et « modifia l’attitude intransigeante du PRP contre l’usage de mots ottomans en tant que symboles de la communauté religieuse» (Tahir-Gürçaglar 2008, 87). Par conséquent, les mots empruntés de l’arabe et du perse furent réintégrés dans le vocabulaire turc (ibid.). De plus, le PD souleva l’interdiction de réciter l’appel à la prière en arabe, réintroduisit la récitation du Coran à la radio et remplaça la constitution de 1945, une version purement turque de la constitution de 1924, par la version antérieure (Heyd 1954, 51–52). Le parti au pouvoir déclara également de façon explicite son opposition au purisme linguistique. Tous les manuels devraient désormais être purgés de mots entièrement turcs considérés comme « superflus » (Levend 1972, 506).

En 1960, à la suite d’une période de trouble social dans la société turque, l’armée réalisa un coup d’État et fit tomber le gouvernement du PD (Ahmad 1993, 207).1010.La plupart des romans de Şafak, à l’origine écrits en anglais, furent d’abord publiés dans leur version turque. Par exemple, The Saint of Incipient Insanities (2004), The Bastard of Istanbul (2007) et The Forty Rules of Love (2010a) furent publiés un certain temps après la publication de leur traduction turque. Le coup de 1960 modifia les politiques linguistiques pour les aligner à l’atmosphère politique également changeante. Le président, Cemal Gürsel, un officier retraité, ordonna à toutes les institutions gouvernementales de ne pas utiliser de mots d’origine étrangère (Levend 1972, 488). Les auteurs de manuels devraient s’appliquer à utiliser un turc pur et, ainsi, établir de force le purisme linguistique dans l’éducation (506).

Cependant, les politiques linguistiques de l’État turc furent de nouveau exposées à un changement radical lorsque le Parti de la Justice (PJ),1111. The Bastard of Istanbul raconte l’histoire de quatre sœurs (Zeliha, Banu, Cevriye et Feride) de la famille Kazanci qui vivent à Istanbul avec Asya, fille de Zeliya et « bâtarde » du titre du roman. Les quatre femmes ont un frère qui vit en Arizona avec son épouse et sa belle-fille arménienne, Armanoush. En quête de sa propre identité, Armanoush s’en va à Istanbul, où elle rencontre les sœurs Kazanci. Sa visite à Istanbul révèle un secret liant les deux familles dans le contexte des déportations arméniennes de 1915. le descendant du PD, prit le pouvoir après les élections de 1965 ; les activités de l’Association de la Langue Turque furent limitées et le Ministère de l’Education ordonna à toutes les institutions officielles d’« éviter l’exagération en ce qui concerne le purisme linguistique » (Bingöl 2012, 11).

En 1971, l’armée turque envoya un mémorandum au gouvernement du PJ, insistant sur le besoin de désigner un nouveau gouvernement afin de calmer l’agitation sociale incessante.1212.Le Bureau de Traduction continua ses activités jusqu’à sa dissolution en 1966. Ce mémorandum força le gouvernement à démissionner et à donner le pouvoir à Nihat Erim, un homme soutenu par les officiers militaires. Il est important de noter que Nihat Erim était à la fois un membre de l’Association de la Langue Turque et un ardent supporter du turc pur (Bingöl 2012, 11). Avec le soutien du nouveau gouvernement, l’Association de la Langue Turque commença à purifier la langue turque au début des années 1970. Cette institution, qui, pendant tout un temps, avait pour but de remplacer les mots empruntés de l’arabe et du perse par des mots d’origine occidentale (Heyd 1954, 77), commença à chercher des substituts pour ces mots européens (Akalin 2002, 6). L’Association était devenue si efficace que 70% des mots utilisés en littérature étaient purement turcs tandis que le vocabulaire de 90% des œuvres littéraires se basait sur le turc pur (cité dans Bingöl 2012, 13). En conséquence, comme le suggère Susam-Sarajeva (2006, 144), des mots tels que « “pureté”, “aisance”, “une langue claire comme le cristal” et “notre belle langue” » dominaient les discours portant sur la langue turque. En 1983, lorsque la Turquie fut soumise à la loi martiale suite au coup d’État militaire de 1980, l’Association de la Langue Turque, autrefois un organisme indépendant, passa sous le contrôle du gouvernement.

Dans ce contexte, la sous-section suivante explore la façon dont la trajectoire de vie d’Elif Şafak influence ses préférences linguistiques qui, comme l’affirme Nimet Şeker (2008), sont basées sur l’usage intentionnel de « mots et expressions obsolètes ou oubliés depuis longtemps», à savoir « les mots arabes et perses que l’Association de la Langue Turque a choisi de remplacer par des mots turcs ».

2.2La résistance de Şafak face à la planification linguistique turque

Née en France en 1971, Elif Şafak est la fille d’un philosophe, Nuri Bilgin, et d’une diplomate, Şafak Atayman. Şafak n’a qu’un an quand ses parents divorcent. Élevée par une mère célibataire, l’auteure grandit en observant attentivement deux femmes : sa mère et sa grand-mère. Tandis que la première est « une femme turque bien éduquée, séculaire, moderne et occidentalisée », la seconde est « plus spirituelle, moins éduquée et définitivement moins rationnelle », une femme « qui lisait l’avenir dans le marc de cafés et qui faisait fondre le plomb, lui donnant différentes formes afin de repousser le mauvais œil » (Şafak 2010b). Şafak est exposée à l’arabe dès son enfance, sa grand-mère ayant l’habitude d’en prononcer quelques mots, par exemple pour soigner « les personnes ayant beaucoup d’acné au visage ou des verrues aux mains » (ibid.). Emel Armutçu (2004) constate l’influence exercée par la grand-mère, qui voyait l’Islam comme une religion basée sur l’amour et la tolérance, sur la carrière et l’œuvre de l’écrivaine, dont les romans d’aventures mystiques et de voyages entre réalité et fantaisie s’inspirent de souvenirs d’enfance.

L’auteure de The Bastard of Istanbul passa une enfance solitaire et introvertie, raison pour laquelle elle commença à écrire dès son plus jeune âge (Demiröz 2009). L’écriture était pour elle « un genre d’abri », elle « s’échappait toujours dans le monde des livres » (ibid.). Elle passa son adolescence à Madrid, où l’anglais et l’espagnol devinrent les langues dominantes de sa vie (Roll 2002). Elle ne pratiquait le turc qu’à la maison avec sa mère (ibid.). Cependant, après quelque temps, elle ne parlait plus que l’anglais et l’espagnol, ce qui mena à un profond sentiment d’isolation du turc (ibid.). Lorsque Şafak retourna en Turquie, elle était plus ou moins capable de communiquer en turc, mais avait perdu son aptitude à comprendre les complexités, l’argot, l’humour, etc. de la langue. Le turc devint une matière à étudier (ibid.).

À ce stade, il est nécessaire de souligner que certains aspects du processus de socialisation de l’écrivaine dans sa jeunesse – ou son habitus primaire, défini par Meylaerts [2010, 2] comme « un ensemble dynamique de multiples structures mentales et physiques formées par une socialisation dès le plus jeune âge dans les structures de la famille, la classe sociale et l’éducation » – ont contribué à façonner ses écrits : (i) son indulgence vis-à-vis de l’Islam et des évènements spirituels, (ii) son détachement de la langue turque qu’elle s’efforça à réapprendre, et (iii) son obligation d’intérioriser, depuis l’enfance, le multilinguisme et le multiculturalisme. En retour, ces trois facteurs poussent Şafak à (i) utiliser des mots perso-arabes pour aborder les questions religieuses et spirituelles dans ses œuvres, (ii) ressentir l’anglais comme « une langue extrêmement mathématique » qui « ouvre son esprit » (Demiröz 2009), et (iii) ne pas se limiter au turc comme langue d’écriture.

Au vu du parcours de jeunesse de la romancière, quelques critiques insistent sur le fait qu’elle est « libre de beaucoup d’orthodoxies littéraires et politiques modernistes faisant partie de l’héritage de Mustafa Kemal Atatürk ». Puisqu’elle a passé son enfance à l’étranger (Adil 2004), elle a « l’avantage d’examiner la culture turque d’un point de vue extérieur » (Brenner 2006). Selon Alev Adil (2004),

Elif Şafak est née en France et a été éduquée en Espagne, avant de retourner, jeune adulte, en Turquie. C’est pourquoi elle présente une identité turque double et marginale, qui l’aide peut-être à poser un regard neuf sur la Turquie moderne et à célébrer les contradictions et incongruités que le passé de ce pays a colporté jusqu’à nos jours.

Adil (2004) voit l’éducation de Şafak comme une explication à sa « turquitude » en marge. Partant de l’idée que Safak ne présente pas une identité exclusivement turque en raison de son parcours occidental, elle considère que le contexte dans lequel l’auteure a grandi l’a libéré d’une « turquitude » typique. Cette dimension constitue peut-être un autre facteur qui façonne l’habitus primaire de l’écrivaine, lequel se manifeste, entre autres, à travers son opposition à l’« héritage » kémaliste du purisme linguistique. Dans New Perspectives Quarterly (2005), Şafak déclare :

Dans une certaine mesure, je suis fort attachée à beaucoup de choses en Turquie : la culture des femmes, l’Islam folklorique, etc., mais je ne suis en aucun cas attachée à une quelconque identité nationale. Lorsque je suis là-bas, il m’arrive parfois de me sentir inadaptée.

La marginalité qu’on attribue à la romancière a, dans certains cas, atteint une dimension politique, compte tenu notamment des charges portées contre elle pour avoir insulté et dénigré la « turquitude ». Il faut savoir qu’un procès fut établi suite à une plainte déposée par Kemal Kerinçsiz, un membre de la Grande Union des Juristes de Turquie, au sujet des déclarations d’un personnage dans The Bastard of Istanbul qui qualifie les tueries arméniennes de 1915 de « génocide » (Shafak 2007, 52).1313.Le PRP fut fondé par Mustafa Kemal Atatürk en 1923. Malgré son acquittement le 21 septembre 2006, l’auteure génère toujours un mal-être dû à sa décision d’écrire un roman en anglais et de le faire publier aux États-Unis :

Après la publication de mon roman, les nationalistes de Turquie étaient très en colère, car ils le voyaient comme une trahison culturelle. Leur esprit est si rigide. Dans leur tête, c’est toujours « soit …, soit … ». Pour ma part, je pense qu’il est possible d’être multilingue, multiculturel, et même multi-croyant.(Brenner 2006)

Şafak explique la raison pour laquelle elle écrit la plupart de ses romans en anglais en soulignant qu’elle aime « marcher dans le labyrinthe de cette langue » (Demiröz 2009). Les langues ont toujours constitué une dimension très sensible de sa carrière. En effet, elle préfère non seulement écrire la plupart de ses romans en anglais, mais elle s’oppose également à « la turquisation du turc » et s’obstine à inclure des mots ottomans dans ses romans (Scharf 2005). Il est également nécessaire de souligner que l’intérêt ultérieur de l’auteure pour le Soufisme a eu une énorme influence sur son habitus sociolinguistique en général. À ce sujet, dans une interview avec Nazli Demiröz (2009), Elif Şafak suggère :

Mon intérêt pour le Soufisme a commencé il y a quinze ans. À ce moment-là, c’était plutôt un intérêt de type intellectuel. J’ai écrit ma thèse sur les pensées du bektachisme et de l’ordre mevlevi. J’ai toujours aimé penser et écrire sur ces sujets. Par la suite, je me suis engagée dans le Soufisme de tout mon cœur.

Le Soufisme représentant la dimension spirituelle et mystique de l’Islam, l’intérêt de l’écrivaine pour les mots d’origines arabe et perse est devenu inévitable. Şafak (2005) veut démontrer l’importance du turc ottoman pour le mysticisme islamique :

Je ne pouvais pas me contenter de la langue qui m’a été donnée et j’ai donc continuellement tenté de l’explorer. J’ai découvert tous ces mots ottomans, ces expressions soufies. L’étape suivante a été de découvrir une nouvelle langue.[italique ajouté par H.E.D.]

L’auteure a fréquemment été critiquée par des auteurs turcs, tels qu’Atilla Asut (2012), qui affirment qu’elle essaye systématiquement de créer un « Nouvel Ottomanisme » ainsi qu’un sentiment de déférence, mêlé à une certaine nostalgie pour un turc ottoman « obsolète ». La romancière répond aux critiques qui lui sont adressées dans une interview menée par Roll (2002) :

Les débats à propos de mes romans se sont transformés en débats sociolinguistiques. Ce qui est le plus fortement débattu est la question de savoir si les mots ottomans devraient être utilisés ou pas […]. Il y a grosso modo deux groupes d’individus en Turquie : le premier groupe est plus mécanique, kémaliste, et regarde vers l’ouest ; c’est le groupe qui pense qu’il n’y a rien d’intéressant chez les Ottomans. L’autre groupe se positionne en réaction au premier, c’est le groupe qui est plus conservatif et le plus superficiel […]. Ces deux groupes ont une appréhension de la langue et de l’histoire qui se base sur l’élimination. S’il y a deux mots, tels que « hakikat » et « gerçek », qui, à première vue, ont la même signification, le premier groupe recommandera « gerçek » et éliminera « hakikat », tandis que le second fera le contraire. Mon avis est que ces deux mots n’ont pas la même signification : c’est le texte lui-même qui déterminera quel mot doit être utilisé. Le plus important est de rester ouvert à ce genre de flexibilité.1414.Le PD, fondé en 1946, était dirigé par Adnan Menderes.

Ainsi, on est en mesure de penser qu’Elif Şafak expose les lecteurs turcs au turc ottoman afin de changer leur perception face aux mots d’origines arabe et perse. L’habitus étant une structure à la fois « structurante » et « structurée », il influence les pratiques présentes et futures de tout un chacun et contribue ainsi à la structuration des champs (Bourdieu 1990, 53). Il est donc possible que l’auteure ait considéré le turc ottoman comme un moyen de créer un nouvel habitus sociolinguistique dans le champ de la traduction littéraire et, de là, dans le champ de la littérature turque. Si de nombreuses personnes en Turquie peuvent trouver l’usage du turc ottoman incompatible avec le rôle des traductions qui serait de préserver la beauté et l’exactitude du turc moderne, il est possible que Şafak ait voulu déstabiliser les attentes sociolinguistiques des Turcs en tentant d’altérer leurs idées quant au type de langue devant s’imposer dans les champs de la littérature et de la traduction.

3.Le style de Şafak dans la traduction de The Bastard of Istanbul

Le concept de « style du traducteur » a été défini dans plusieurs études (par exemple, Baker 2000 ; Munday 2008) comme l’ensemble des choix cohérents qui distinguent le travail d’un traducteur de celui d’autres traducteurs.1515.En avril 1960, dans le contexte de manifestations estudiantines et d’un malaise entre le gouvernement et les partis de l’opposition, l’armée réalisa un coup d’État pour restaurer l’ordre politique et social. Gabriela Saldanha (2011, 31) revisite ce concept et suggère que le style du traducteur est une « manière de traduire » qui :

  • est considérée comme reconnaissable à travers diverses traductions du même traducteur ;

  • différencie le travail du traducteur de celui d’autres traducteurs ;

  • présente une structure cohérente d’options suivies ;

  • est « motivée », dans le sens où elle a une ou plusieurs fonction(s) perceptible(s) ;

  • ne peut être expliquée en se référant uniquement à l’auteur ou au style du texte source, ou comme le résultat de contraintes linguistiques.

Au vu des points mentionnés ci-dessus, il est possible de parler du style (de traductrice) d’Elif Şafak1616.Le PJ, fondé en 1961, était dirigé par Süleyman Demirel. dans Baba ve Piç en avançant que son usage de mots ottomans, cohérent dans une grande partie de son œuvre,1717.Au début de l’année 1971, on assiste à une forte augmentation de la violence civile : conflits d’étudiants avec la police, kidnappings, meurtres et bombardements de bâtiments gouvernementaux. est une question de choix qui ne peut être expliquée en se référant simplement à son style (d’auteure) dans The Bastard of Istanbul. De plus, le style de l’écrivaine est motivé par une réaction au purisme linguistique. Elle insiste sur ce point dans une interview avec Lewis Gropp (2006) :

Je fais partie des rares auteurs qui critiquent ouvertement la turquisation de notre langue. J’utilise beaucoup d’anciens termes et concepts soufis, ainsi que des plus récents. Ceci est la raison pour laquelle mon style linguistique a offensé beaucoup de gens faisant partie de l’élite kémaliste.

L’usage de mots ottomans par Şafak dans la traduction turque de son œuvre peut être vu comme une forme d’hétéroglossie, comprise comme la stratification interne et la diversité sociale des styles de parole d’une langue nationale (Bakhtin 1981). Selon ses propre dires, Şafak met en avant1818.« Le génocide arménien » a longtemps été un mot tabou dans la société turque : la majorité du peuple turc préfère utiliser l’expression « le soi-disant génocide » pour faire référence à la mort de presque un million d’Arméniens en 1915. Les mêmes charges furent portées contre l’éditeur d’Elif Şafak, Semih Sökmen, et la traductrice du roman, Aslı Biçen. Après que Sökmen a déposé un recours. Les poursuites le concernant ainsi que Biçen furent abandonnées. le turc ottoman dans le but de créer un dialogue, rempli de tensions, avec le turc moderne et expose une réaction contre les forces linguistiques « centripètes » qui « unifient et centralisent la pensée verbale et idéologique » (Bakhtin 2001, 270). Lorsque la traduction sert à défier « l’idéologie de pureté », comme c’est le cas ici, « la langue cible est chargée d’une valeur symbolique de la plus haute importance : elle accentue les failles idéologiques, socioculturelles de la société et implique une prise de position sur l’identité culturelle » (Meylaerts 2006, 95).

Ainsi, le choix stylistique récurrent de Şafak d’exhiber des mots ottomans peut être directement mis en relation avec son habitus. En effet, comme l’annonce Pierre Bourdieu (1984, 260), « les différentes structures patrimoniales sont, avec la trajectoire sociale, au principe de l’habitus et des choix systématiques qu’il produit dans tous les domaines de la pratique et dont les choix communément reconnus comme esthétiques sont une dimension ».1919.Le concept de style du traducteur est différent du style d’un texte traduit (Saldanha 2011). Le concept de style dans la traduction a été étudié par plusieurs chercheurs, y compris Kirsten Malmkjaer (2003, 39), qui parle de « translational stylistics » lorsqu’elle étudie « pourquoi, au vu du texte source, la traduction est formée d’une manière telle qu’elle en vient à signifier ce qu’elle signifie » (italiques dans l’original). Jean Boase-Beier (2006) met aussi l’accent sur le style du texte source et sur sa re-création : elle suggère que le style du traducteur est le résultat du processus de reproduction des sens et styles du texte source (6). Selon Gabriela Saldanha (2011, 27), « Malmkjaer et Boase-Beier considèrent le style comme un moyen de répondre au texte source, tandis que Baker le voit comme des idiosyncrasies qui restent consistantes à travers plusieurs traductions malgré les différences parmi les textes sources ». Il est permis d’affirmer que les structures cohérentes du style du traducteur sont des indicateurs forts d’un comportement linguistique et d’un choix conscient (ou inconscient) motivés par l’habitus traductionnel.2020.À ce stade, et pour les raisons expliquées dans la Section 1.2., il convient de parler du style de traducteur d’Elif Şafak plutôt que du style de traducteur d’Aslı Biçen. Vasso Yannakopoulu (2014) argue également que le concept d’habitus nous permet de distinguer une motivation plus profonde derrière les caractéristiques récurrentes constitutives du style du traducteur.

À ce stade, il est également nécessaire de noter que l’introduction d’une structure de choix stylistiques dans le texte cible peut servir à modifier l’histoire du texte source de manière subtile ou plus radicale. Autrement dit, les structures stylistiques récurrentes dans un texte cible peuvent soit renforcer, soit miner l’histoire immédiate encodée dans le texte source, ou encore créer de nouvelles histoires influencées par le contexte socioculturel plus large de la société cible. Les sous-sections suivantes tenteront d’expliquer comment l’habitus d’un individu, qui se manifeste entre autres à travers son style, peut modifier le texte source au point qu’il reflète les plus larges récits circulant dans la société cible.

3.1Contexte méthodologique

Cette section cherchera à illustrer la manière dont certains aspects spécifiques du style d’Elif Şafak, gouverné par l’habitus, exposent le texte à différents récits lorsque ce dernier voyage au travers des cultures. Des outils spécifiques de la théorie narrative seront utilisés pour explorer la façon dont le style de la romancière – qui est le résultat de son parcours de jeunesse et de sa socialisation ultérieure dans certains champs (politico-historiques, religieux, etc.) – se manifeste à travers les récits qu’elle intègre dans la traduction turque de The Bastard of Istanbul.

Comme le signalent Margaret R. Somers et Gloria D. Gibson (1994, 39), les récits sont des histoires que les individus et sociétés inventent, d’une part, pour structurer et comprendre la réalité et, d’autre part, pour guider et justifier leurs actions.2121. Baker (2000) et Saldanha (2011) suggèrent que les méthodes d’analyse de corpus peuvent être utilisées pour illustrer les profils stylistiques des traducteurs. Je n’ai pas effectué d’étude de corpus pour vérifier la présence de mots ottomans dans les autres œuvres de Şafak étant donné qu’elle assure, dans ses discours extratextuels, que l’usage de mots ottomans constitue son « empreinte digitale » (Baker 2000, 245). Voir aussi Fadime Özkan (2004). Par après, Mona Baker (2006) a avancé que les récits pouvaient être (i) personnels (par exemple, les biographies et autobiographies), (ii) publics (par exemple, les récits du 11 septembre), (iii) disciplinaires (par exemple, le récit basé sur la classification des civilisations du monde de Samuel Huntington [1996]), et (iv) des métarécits (par exemple, les récits de l’industrialisation et des Lumières).2222.Le concept de foregrounding (mise au premier plan) provient du théoricien tchèque Jan Mukařovský (1964). Il s’agit d’ « une forme de structuration textuelle motivée spécifiquement par des objectifs littéraires et esthétiques » (Simpson 2004, 50). Comme le suggère Paul Simpson, « si le motif mis en avant est déviant, ou s’il réplique un motif via le parallélisme, l’objectif du foregrounding est d’acquérir de la pertinence dans l’acte d’attirer l’attention sur soi-même» (ibid.). Dans Baba ve Piç, les mots ottomans, mis en avant dans le contexte du turc moderne, attirent l’attention dès lors que, même si certains turcs comprennent et/ou utilisent de tels mots, Şafak les réunit d’une façon telle qu’elle crée un effet religieux et mystique qui ne fait pas partie de la communication quotidienne turque. La théorie narrative motive le chercheur à « regarder au-delà du récit immédiat et local élaboré dans un certain texte ou énoncé dans le but d’estimer sa contribution à l’élaboration de récits plus larges dans la société » (Baker 2006, 4). Ensuite, Baker a évalué la pertinence d’une théorie de « cadrage » sur un modèle narratif et suggéré que « les processus de (re)cadrage pouvaient s’appuyer sur presque n’importe quelle ressource linguistique ou non-linguistique, allant des dispositifs paralinguistiques, tels que l’intonation et la typographie, aux ressources visuelles, telles que la couleur et l’image, en passant par de nombreux dispositifs linguistiques, tels que les changements de temps, la deixis, l’alternance codique, l’usage d’euphémismes, et bien d’autres encore » (5).

Baker (2006, 135) a illustré la façon dont le (re)cadrage peut être appliqué au domaine de la traduction en se référant, entre autres, à Annie Brisset (1989, 10) qui a déclaré que le choix socio-stylistique du joual dans la traduction théâtrale au Québec transformait les récits de manière à évoquer « la condition d’un Québec colonisé ». Pareillement, nous pouvons affirmer que l’utilisation, dans la traduction turque, des mots ottomans servant à évoquer les récits de l’Islam et du Soufisme, constitue un type de (re)cadrage qui, selon Baker (2006, 167), correspond à un « déplacement stratégique », « mis en place afin de mettre un récit sous une certaine lumière ».

Le modèle de cadrage par le biais d’une appropriation sélective s’avère particulièrement pertinent pour le sujet qui nous occupe. Baker (2006, 114) se concentre sur le fait que « l’appropriation sélective dans les traductions individuelles devient évidente lorsqu’il y a des structures d’omission et d’addition traçables dans le texte lui-même ». On peut donc envisager l’inclusion de mots ottomans par Elif Şafak comme une forme d’appropriation sélective dès lors que ses interventions cumulatives servent non seulement à accentuer certains aspects des récits soufis encodés dans la traduction immédiate, mais également à évoquer le récit plus large de la planification linguistique dans la société turque. L’auteure le reconnaît elle-même en déclarant que « dans tous ses romans », elle est en désaccord avec la « révolution » de la langue turque qui, selon elle, fut « imposée » à la société turque. (Özkan 2004).

3.2Exemples2323.Comme le suggère Saldanha (2011, 30), « motivé » ne veut pas toujours dire « intentionnel », puisque « les structures stylistiques peuvent avoir une fonction claire pour le lecteur, dans le sens où leur importance soulève un point, souvent esthétique, alors que l’auteur du texte ne met pas nécessairement une stratégie consciente en place dans le but de créer un sens particulier ».

Nous allons maintenant illustrer les notions qui viennent d’être développées dans trois exemples jugés représentatifs.

Exemple 1

Auntie Banu paled as Mr. Bitter on her left shoulder whispered into her ear: – When do we remember the things we remember? Why do we ask the things we ask? (Shafak 2007, 306–307)

[Tante Banu pâlit lorsque M. Amer, posé sur son épaule gauche, lui chuchota à l’oreille : « Quand est-ce que l’on se rappelle des choses dont on se rappelle ? Pourquoi est-ce que l’on pose les questions que l’on pose ? »]

Banu Teyze’nin rengi attı. Sol omzunda oturan Ağulu Bey keyifle tısladı kulağına: Söyler misiniz efendim? Hatırladığımız şeyleri ne zaman hatırlar, sorduğumuz sualleri neden sorarız? Rastlantısal olan şeyler tesadüf müdür yoksa tevafuk mudur? Tevafukatı gaybiye… (Şafak 2006, 318) [gras ajouté par H.E.D.]

Retraduction vers l’anglais :

Auntie Banu paled. Mr. Ağulu on her left shoulder hissed into her ear with pleasure: Would you tell me master? When do we remember the things we remember and why do we ask the questions we ask? Are those accidental things a coincidence? Or unseen conformity…

[Tante Banu pâlit. M. Amer, posé sur son épaule gauche, se hissa vers son oreille avec plaisir : « Pourriez-vous m’expliquer, maître ? Quand est-ce que l’on se rappelle des choses dont on se rappelle et pourquoi pose-t-on les questions que l’on pose ? Ces choses accidentelles sont-elles une coïncidence ? Ou une conformité invisible… »]

Dans ce premier exemple, Şafak ajoute les mots ottomans spécifiques « tesadüf » (littéralement, coïncidence), « tevafuk » (littéralement, conformité) et « tevafukatı gaybiye » (littéralement, conformité invisible) dans la traduction turque afin d’évoquer le récit soufi, où ces trois mots servent à expliquer que l’humanité et l’univers ne furent pas créés par accident ou par hasard, mais suivant le projet de Dieu. Diviser les choses entre le « visible » (c’est-à-dire l’univers que l’on connait) et l’ « invisible » (c’est-à-dire l’univers occulte ou invisible dans la cosmologie islamique) est commun dans la pensée islamique. Ces concepts sont également fondamentaux dans l’épistémologie soufie, où la cognition est souvent considérée comme « rendant [l’invisible] manifeste ».2424.Nous ne pouvons pas, dans le cadre limité de cet article, traiter du problème de la relation entre le cadre narratif dessiné ici et le travail de narratologues tels que Gérard Genette (1980) et Paul Ricœur (1981). Les mots cités ci-dessus sont réunis dans le même contexte afin de mettre en avant la conviction qu’il n’y a pas de confusion, de désordre ou de chaos dans l’univers, et que l’univers est en harmonie totale depuis la création de Dieu. Il est donc permis d’affirmer que l’appropriation sélective de ces mots par Şafak résulte de son intérêt pour le Soufisme, lui-même motivé par sa socialisation spirituelle.

Ayant passé une partie de mon enfance avec une grand-mère aimante, pleine de croyances et superstitions, j’avais le sentiment que le monde n’était pas uniquement composé de choses matérielles, et qu’il y avait plus de vie que je ne pouvais le voir 2525. Sue-Ann Harding (2012) propose une révision typologique des récits : (i) les récits personnels et (ii) les récits partagés ou collectifs, qui couvrent les récits sociétaux (c’est-à-dire, publics), théoriques (c’est-à-dire, conceptuels), les métarécits et les récits locaux. [italiques ajoutés par H.E.D.]

Comme le montre cet exemple, « à chaque fois qu’une version du récit est re-racontée ou traduite dans une autre langue, on lui insuffle des éléments provenant d’autres récits, plus larges, circulant dans le nouveau contexte, ou provenant des récits personnels de ceux qui racontent cette autre version » (Baker 2006, 22). C’est dans ce sens que Béatrice Hendrich (2011, 7) suggère que Şafak « utilise son héritage religieux » dans ses œuvres.

Exemple 2

Could she tell Armanoush Tchakhmakhchian that this brooch had once belonged to her grandma Shushan without telling her the rest of the story? How much of her knowledge could she share with those whose stories she learned through magic? (Shafak 2007, 321–322)

[Pouvait-elle dire à Armanoush Tchakhmakhchian que cette broche avait un jour appartenu à sa grand-mère Shushan, sans lui raconter le reste de l’histoire ? Jusqu’à quel point pouvait-elle partager sa connaissance avec ceux dont elle apprit les histoires à travers la magie?]

Armanuş’a hikâyenin geri kalanını açıklamadan, bu broşun vaktiyle babaannesi Şuşan’a ait olduğunu söyleyebilir miydi? Elinde olmadan öğrendiği sırların ne kadarını o sırların sahipleriyle yahut mirasçılanyla paylaşabilirdi? Kimindi hikâyeler? Anlatanın mı, yaşayanın mı, devralanın mı? Söz ki kutsaldı, söz ki salt “kün” demekle koskoca kâinatı ve dahi insanı öldürmüştü, peki söze dökülen hakikatler kimin malıydı? Hikâyelerin sahipleri var mıydı? (Şafak 2006, 336) [gras ajouté par H.E.D.]

Retraduction vers l’anglais :

Could she tell Armanoush that this brooch had once belonged to her grandmother Shushan without telling her the rest of the story? How much of the secrets which she learned unavoidably could she share with the owners or inheritors of those secrets? Whose were the stories? Of the storyteller, of the one who lived them, or of the one who has taken them over? Given that the word was sacred, that the word had killed the enormous universe and the genius human being just by saying “be,” then whose property were the truths expressed in words? Did the stories have owners?

[Pouvait-elle dire à Armanoush que cette broche avait un jour appartenu à sa grand-mère Shushan, sans lui expliquer le reste de l’histoire ? Jusqu’à quel point pouvait-elle partager les secrets qu’elle apprit inévitablement avec les possesseurs ou les héritiers de ces secrets ? À qui appartenaient ces histoires ? À celui qui les raconte, à celui qui les a vécues, ou à celui qui les a reprises ? Puisque la parole était sacrée, que la parole avait tué l’énorme univers et le génie de l’être humain juste en disant « sois », alors à qui appartenaient les vérités exprimées dans les mots ? Les histoires avaient-elles des propriétaires ?]

Cet exemple, rajouté dans la traduction turque, est représentatif d’un long passage faisant écho au Coran. Il est raisonnable de penser que « kün », qui est un mot arabe référant à l’acte de manifester, exister ou être, a été ajouté à la traduction turque dans le but d’insister sur la croyance islamique selon laquelle Dieu ordonna à l’univers « d’être » (à savoir, « kün »). L’usage de « kün » ci-dessus fait allusion au verset 117 de la sourate Al Baqara : « Il est le Créateur des cieux et de la terre à partir du néant. Lorsqu’Il décide une chose, Il dit seulement : « Sois » [« Kün »], et elle est aussitôt. » 2626. http://​www​.muslimphilosophy​.com​/ip​/truth​.htm ,2727. http://​www​.elifshafak​.com​/aboutlove​_2​.asp Cet exemple montre que l’auteure utilise la traduction comme processus de rencontre : les mots d’origine arabe sont ajoutés à la traduction turque, exposant leur différence linguistique et évoquant le récit du mysticisme islamique.

De tels mots munissent le lecteur turc d’un sérieux contexte interprétatif. Nous pouvons donc assumer que le turc ottoman constitue une part significative du récit intégré dans la traduction, puisqu’il remplit la tâche de générer du sens et de l’intrigue.

Exemple 3

If there is an eye in the seventh sky, a Celestial Gaze watching each and every one from way up high, He would have had to keep Istanbul under surveillance for quite some time to get a sense of who did what behind closed doors and who, if any, uttered profanities. (Shafak 2007, 214)

[S’il y a un œil dans le septième ciel, un Regard Céleste qui surveille tout un chacun de là-haut, Il aurait eu besoin d’observer la ville d’Istanbul pendant un bon moment afin de savoir qui a fait quoi derrière des portes fermées et, s’il en est, qui a profané.]

Fezâ-yı ıtlâk dedikleri o nihayetsiz gökyüzü anlatıldığı gibi yedi katlı yetmiş sırlı ise eğer ve onun yedinci katında bir göz, yukarılardan herkesi seyreden bir Semavi Ayn varsa, kimlerin kapalı kapılar ardında neler çevirdiğini, kimlerin ne günahlar islediğini bilebilmek için uzun zamandır bu şehr-i Istanbul’u izliyor olsa gerek. (Şafak 2006, 220) [gras ajouté par H.E.D.]

Retraduction vers l’anglais :

If the endless sky which they call the boundless sky is of seven heavens with seventy secrets as it is told and if there is an eye in the seventh sky, a Celestial Eye, watching everyone from way up high, He would have had to watch this city of Istanbul for a long time to be able to know who did what behind closed doors and who committed what sort of sins.

[Si, comme on le dit, le ciel sans limite, qu’on appellele ciel infini est constitué de sept cieux comprenant soixante-dix secrets et s’il y a un œil dans le septième ciel, un Œil Céleste, qui surveille tout le monde de là-haut, Il aurait eu besoin de regarder la ville d’Istanbul pendant un bon moment afin d’être capable de savoir qui a fait quoi derrière les portes fermées, et qui a commis quelle sorte de pêchés.]

Dans ce troisième exemple, l’ajout de « fezâ-yı ıtlâk » (littéralement, le ciel infini) à la traduction turque a une connotation religieuse et « nécessite une certaine connaissance de la création de l’univers selon l’Islam » (Akbatur 2010, 288). Ce mot ottoman est joint à un autre, à savoir « Semavi Ayn » (littéralement, l’Œil Céleste), et insiste sur la croyance islamique des « sept cieux », qui sont les sept royaumes superposés dans le monde supérieur spirituel, où se trouvent les êtres spirituels (comme par exemple les anges) et les âmes des prophètes.

L’appropriation sélective de ces mots par Elif Şafak sert un important objectif politique, en ce sens qu’ils peuvent, comme le suggère l’auteure, « jouer un rôle important dans la destruction des frontières culturelles pour nous aider à reconnaitre et embrasser nos différences ».2828. http://​www​.understanding​-Islam​.com​/articles​/miscellaneous​-issues​/quick​-or​-slow​-creation​-the​-implication​-of​-kun​-fayakun​-5 La romancière « s’inquiète du manque d’intérêt de la société turque pour son propre passé » et voit l’expression du Soufisme à travers les occurrences ottomanes comme un outil « pour connecter le passé au présent et le proche au lointain » (Yasin 2010). Ces mots ne servent donc pas seulement à propager les récits soufis dans la société turque, mais aussi à insérer la traduction dans le récit plus large de la réforme linguistique turque. À Şafak (2005) de constater :

Nous sommes face à des générations de personnes qui n’ont pas la même connaissance que leurs grands-parents, qui ne savent pas lire l’écriture de leurs grands-parents, qui ne savent pas lire les noms ou ne connaissent pas la signification des noms de rues. La langue qui était d’usage lors de la période ottomane est assez magique et unique. Et apprendre cette langue demande aujourd’hui de fournir les mêmes efforts que ceux fournis pour apprendre une autre langue.

L’incorporation de mots ottomans dans le texte cible par Şafak peut donc être considérée comme une stratégie de cadrage utilisée pour rendre la traduction conforme à sa propre « position dans le récit » ou « narrative position » (Baker 2006, 125) – qui résulte directement de son habitus – par rapport à la planification linguistique turque.

4.Conclusion

Cette étude a tenté de démontrer que l’ajout des mots ottomans par Elif Şafak dans la traduction turque de son propre roman The Bastard of Istanbul reflète sa trajectoire personnelle et son contexte socioculturel. Pour cela, l’étude a d’abord contextualisé la réforme linguistique turque comme une tentative de transformer l’habitus sociolinguistique du peuple turc et de changer les mentalités en faveur d’une nation séculaire via la mise en place d’une nouvelle langue rompant avec la culture, la langue et l’héritage religieux ottomans.

Deuxièmement, cette étude a montré que le parcours de jeunesse de l’auteure a été caractérisé par une indulgence vis-à-vis de l’Islam et de la spiritualité, un détachement physique de la langue turque, une intériorisation de l’anglais et, par extension, du multilinguisme et du multiculturalisme, ainsi que par un intérêt ultérieur au Soufisme. Selon un article non signé nommé « Turkish Fiction : Problems of Identity » publié dans The Economist en 2004, ces éléments ont fait connaître Şafak comme une auteure « attaquée pour avoir fait revivre les mots ottomans, pour être fascinée par la religion et, à présent, pour avoir trahi sa patrie en écrivant en anglais »,

Troisièmement, cette étude a démontré que le style de Şafak était basé sur l’usage d’une forme d’hétéroglossie ; l’auteure a utilisé des mots ottomans en réaction à une turquisation qu’elle considérait comme une forme de « nettoyage linguistique », « comparable au nettoyage ethnique » (Şafak 2005). En se basant sur l’argument que le recours à l’hétéroglossie en traduction littéraire peut être « le lieu d’un combat idéologique » (Meylaerts 2006, 85), l’analyse a révélé que le style hétéroglotte de l’écrivaine servait la conscientisation d’une l’opposition entre « la recherche hétéroglotte d’une vraisemblance linguistique » et « l’idéologie de pureté » (95).

Quatrièmement, le style de Şafak, gouverné par son habitus, a exposé le texte à différents récits lorsque celui-ci voyageait à travers les cultures. C’est pourquoi certains outils méthodologiques de la narratologie furent utilisés afin de faire ressortir la façon dont l’habitus de l’auteure s’est manifesté dans le style des récits mystiques incorporés à la traduction turque.

Baker (2006, 139) suggère que le choix cumulatif de n’importe quelle stratégie locale en traduction a « un effet qui s’étend au-delà du texte immédiat » ; elle affirme que « les récits textuels individuels ne peuvent être isolés des récits plus larges circulant dans toute société ». Suivant une logique similaire, notre étude a suggéré que Şafak, par le biais de sa tentative stylistique de faire revivre le turc ottoman, a inséré la traduction turque non seulement dans le contexte de récits soufis, mais aussi dans un ensemble de récits plus larges, qui touchent la planification linguistique de la société turque.

Quelles en sont les implications pour la traductologie ? Premièrement, le concept d’habitus permet d’expliquer la motivation sous-jacente aux structures stylistiques récurrentes dans le texte traduit et de reconnaître les divers facteurs, latents pour la plupart, exerçant une influence sur la traduction. En d’autres termes, les structures récurrentes observées dans le style du traducteur semblent motivées par son habitus, compris comme un espace d’interaction constante entre, d’une part, les normes et les règles du champ auquel le traducteur appartient et, d’autre part, ses dispositions et son histoire personnelle.

Deuxièmement, la narratologie permet non seulement d’expliquer comment le style du traducteur, gouverné par l’habitus, a exposé le texte à plusieurs récits lorsque celui-ci voyageait à travers les cultures, mais aussi d’extraire de potentiels récits qui ne sont pas explicités dans le texte traduit, mais qui doivent être reconstruits à partir des caractéristiques récurrentes du style du traducteur. En d’autres termes, le concept de style du traducteur aide le chercheur à « regarder au-delà du récit immédiat et local » afin d’ « estimer sa contribution à l’élaboration de récits plus larges dans la société » (Baker 2006, 4).

Finalement, l’association de l’habitus, qui rend compte de l’interaction entre structure et agency, et de la théorie narrative, qui avance la notion de cadrage comme « une stratégie active impliquant l’agency » (106), s’est avérée productive pour appréhender le rôle du style du traducteur dans les transformations interprétatives du texte cible.

Remerciements

L’auteure voudrait remercier les éditeurs et les évaluateurs anonymes pour leurs commentaires constructifs sur les versions précédentes de l’article.

Notes

1.Une première version de cette traduction a été réalisée par Elif Kasap dans le cadre de son travail de fin de cycle en « Langues et littératures modernes : orientation germanique » à l’Université de Namur (année académique 2016–2017), et ce sous la direction de Dirk Delabastita. Le texte a été revu par Maud Gonne, chercheuse postdoctorale du FNRS au Département de Langues et littératures germaniques de l’Université de Namur.
2.Cette citation fut d’abord traduite du turc à l’anglais par l’auteure de l’article, et ensuite de l’anglais au français par les traductrices.
3.Ce passage fut d’abord traduit du turc à l’anglais par l’auteure de cet article, et ensuite de l’anglais au français par les traductrices.
4.Pierre Bourdieu, La Distinction : Critique sociale du jugement (Paris : Les Editions de Minuit, 1979), 293.
5.Pour chacun des exemples, les extraits en anglais et en turc proviennent de l’article de H.E.D. Les extraits entre crochets sont des traductions depuis l’anglais.
6.Muhammad Hamidullah, Le Noble Coran et la traduction en langue française de ses sens (Médine : Complexe Roi Fahd, 2000).
7.Age data beyong range was lost precluding the addition of age as a fixed factor in the analyses.
8.Des expériences dans d’autres champs (social, politique, religieux, etc.) peuvent également influencer l’habitus du traducteur.
9.Dans ses romans anglais, Elif Şafak utilise l’écriture phonétique anglaise de son nom de famille « Shafak » au lieu de l’écriture turque « Şafak ».
10.La plupart des romans de Şafak, à l’origine écrits en anglais, furent d’abord publiés dans leur version turque. Par exemple, The Saint of Incipient Insanities (2004), The Bastard of Istanbul (2007) et The Forty Rules of Love (2010a) furent publiés un certain temps après la publication de leur traduction turque.
11. The Bastard of Istanbul raconte l’histoire de quatre sœurs (Zeliha, Banu, Cevriye et Feride) de la famille Kazanci qui vivent à Istanbul avec Asya, fille de Zeliya et « bâtarde » du titre du roman. Les quatre femmes ont un frère qui vit en Arizona avec son épouse et sa belle-fille arménienne, Armanoush. En quête de sa propre identité, Armanoush s’en va à Istanbul, où elle rencontre les sœurs Kazanci. Sa visite à Istanbul révèle un secret liant les deux familles dans le contexte des déportations arméniennes de 1915.
12.Le Bureau de Traduction continua ses activités jusqu’à sa dissolution en 1966.
13.Le PRP fut fondé par Mustafa Kemal Atatürk en 1923.
14.Le PD, fondé en 1946, était dirigé par Adnan Menderes.
15.En avril 1960, dans le contexte de manifestations estudiantines et d’un malaise entre le gouvernement et les partis de l’opposition, l’armée réalisa un coup d’État pour restaurer l’ordre politique et social.
16.Le PJ, fondé en 1961, était dirigé par Süleyman Demirel.
17.Au début de l’année 1971, on assiste à une forte augmentation de la violence civile : conflits d’étudiants avec la police, kidnappings, meurtres et bombardements de bâtiments gouvernementaux.
18.« Le génocide arménien » a longtemps été un mot tabou dans la société turque : la majorité du peuple turc préfère utiliser l’expression « le soi-disant génocide » pour faire référence à la mort de presque un million d’Arméniens en 1915. Les mêmes charges furent portées contre l’éditeur d’Elif Şafak, Semih Sökmen, et la traductrice du roman, Aslı Biçen. Après que Sökmen a déposé un recours. Les poursuites le concernant ainsi que Biçen furent abandonnées.
19.Le concept de style du traducteur est différent du style d’un texte traduit (Saldanha 2011). Le concept de style dans la traduction a été étudié par plusieurs chercheurs, y compris Kirsten Malmkjaer (2003, 39), qui parle de « translational stylistics » lorsqu’elle étudie « pourquoi, au vu du texte source, la traduction est formée d’une manière telle qu’elle en vient à signifier ce qu’elle signifie » (italiques dans l’original). Jean Boase-Beier (2006) met aussi l’accent sur le style du texte source et sur sa re-création : elle suggère que le style du traducteur est le résultat du processus de reproduction des sens et styles du texte source (6). Selon Gabriela Saldanha (2011, 27), « Malmkjaer et Boase-Beier considèrent le style comme un moyen de répondre au texte source, tandis que Baker le voit comme des idiosyncrasies qui restent consistantes à travers plusieurs traductions malgré les différences parmi les textes sources ».
20.À ce stade, et pour les raisons expliquées dans la Section 1.2., il convient de parler du style de traducteur d’Elif Şafak plutôt que du style de traducteur d’Aslı Biçen.
21. Baker (2000) et Saldanha (2011) suggèrent que les méthodes d’analyse de corpus peuvent être utilisées pour illustrer les profils stylistiques des traducteurs. Je n’ai pas effectué d’étude de corpus pour vérifier la présence de mots ottomans dans les autres œuvres de Şafak étant donné qu’elle assure, dans ses discours extratextuels, que l’usage de mots ottomans constitue son « empreinte digitale » (Baker 2000, 245). Voir aussi Fadime Özkan (2004).
22.Le concept de foregrounding (mise au premier plan) provient du théoricien tchèque Jan Mukařovský (1964). Il s’agit d’ « une forme de structuration textuelle motivée spécifiquement par des objectifs littéraires et esthétiques » (Simpson 2004, 50). Comme le suggère Paul Simpson, « si le motif mis en avant est déviant, ou s’il réplique un motif via le parallélisme, l’objectif du foregrounding est d’acquérir de la pertinence dans l’acte d’attirer l’attention sur soi-même» (ibid.). Dans Baba ve Piç, les mots ottomans, mis en avant dans le contexte du turc moderne, attirent l’attention dès lors que, même si certains turcs comprennent et/ou utilisent de tels mots, Şafak les réunit d’une façon telle qu’elle crée un effet religieux et mystique qui ne fait pas partie de la communication quotidienne turque.
23.Comme le suggère Saldanha (2011, 30), « motivé » ne veut pas toujours dire « intentionnel », puisque « les structures stylistiques peuvent avoir une fonction claire pour le lecteur, dans le sens où leur importance soulève un point, souvent esthétique, alors que l’auteur du texte ne met pas nécessairement une stratégie consciente en place dans le but de créer un sens particulier ».
24.Nous ne pouvons pas, dans le cadre limité de cet article, traiter du problème de la relation entre le cadre narratif dessiné ici et le travail de narratologues tels que Gérard Genette (1980) et Paul Ricœur (1981).
25. Sue-Ann Harding (2012) propose une révision typologique des récits : (i) les récits personnels et (ii) les récits partagés ou collectifs, qui couvrent les récits sociétaux (c’est-à-dire, publics), théoriques (c’est-à-dire, conceptuels), les métarécits et les récits locaux.

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Adresse de correspondance

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Turkey

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