TraductionLa question du doublage français : À la recherche d’un cadre d’investigation systématique [The question of French dubbing : Towards a frame for systematic investigation]
Résumé
Afin de rendre compte de l’assimilation par un système d’arrivée spécifique de films en tant que « messages internationaux », j’ai examiné un nombre de films doublés en français. Cette analyse a révélé une série de normes actives à plusieurs niveaux textuels : une standardisation linguistique qui affecte trois types d’usage, une stratégie de naturalisation, dont la synchronie visuelle est un aspect important, et une stratégie qui consiste à expliciter l’original. Ces trois types de normes hypothétiques conduisent à une première vue synthétique sur la politique française en matière de doublage.11.Résumé en français dans l’original.
Introduction
Aujourd’hui, la communication de masse a créé une nouvelle situation culturelle dans laquelle les traductions jouent un rôle essentiel. Ces traductions entraînent une réduction du nombre de message originaux (et donc d’expéditeurs originaux) ainsi qu’une prolifération de messages reçus. Ce mouvement à double sens, inévitable dans un contexte de communication internationalisée, implique l’homogénéisation de nombreux messages (internationaux comme locaux) dans le processus de traduction, ainsi que l’occultation des monopoles de production d’un bon nombre d’institutions multinationales (Lambert 1989Lambert, José 1989 “La traduction, les langues et la communication de masse”. Target 1:2.215–237., 217–218). Par conséquent, un discours international, mais tout de même monolingue, qui a tendance à brouiller son origine, s’impose à l’échelle mondiale via les traductions. Cette nouvelle standardisation internationale, typique d’une société internationalisée, entre tout naturellement en conflit avec une politique nationale de standardisation traditionnelle.
1.Le doublage, un phénomène traductionnel
Dans ce contexte, les traductions de films et séries télé jouent un rôle central et constituent d’importants objets d’étude (Delabastita 1989Delabastita, Dirk 1989 “Translation and Mass-Communication: Film and T.V. Translation as Evidence of Cultural Dynamics”. Babel 35:4. 193–218.). Néanmoins, la plupart des recherches descriptives qui ont été menées jusqu’à présent se concentrent principalement sur le sous-titrage plutôt que sur le doublage (Lambert 1990 1990 “Le soustitrage et la question des traductions: Rapport sur une enquete”. Reiner Arhtz and Gisela Thome, eds. Übersetzungswissenschaft: Ergebnisse und Perspektiven. Festschrift für Wolfram Wilss zum 65. Geburtstag. Tübingen: Gunter Narr 1990 228–238.). Les publications déjà existantes sur la question du doublage sont très rares (jusque 1991, j’ai seulement pu trouver 22 publications) et souvent assez redondantes. Par exemple, très peu de textes se concentrent sur les aspects historiques et techniques du doublage. (Pommier 1988Pommier, Christophe 1988 Doublage et postsynchronisation. Paris: Éditions Dujarric. est la seule enquête détaillée et chronologique du doublage répertoriée.) La plupart des publications sont des articles journalistiques se concentrant sur les différences (c’est-à-dire le « choix ») entre le doublage et le sous-titrage. Il n’est donc pas surprenant de voir que ces articles parlent du doublage dans un sens très limité, qui est aussi de nature évaluative. Un résumé des principaux arguments utilisés contre ou pour le doublage donnera une idée de la controverse qui existe à ce sujet.
Le « désavantage » le plus fréquemment cité dans le domaine du doublage est la « perte d’authenticité » causée par le remplacement des voix originales. Les « nouvelles » voix appartiennent à un groupe limité « d’acteurs de doublage » : selon Lacourbe (1977Lacourbe, Roland 1977 “Les voix du reve: Pour une réhabilitation du doublage”. Ecran 63. 41–45., 43), plus ou moins une centaine d’entre eux travaillaient en France dans le milieu des années soixante-dix. De ce fait, le public entend les mêmes voix dans différents films doublés. Ce problème de voix stéréotypées a été appelé l’effet « radio-play » (Vöge 1977, 121). En citant Béla Balázs, István Fodor (1976Fodor, István 1976 Film Dubbing: Phonetic, Semiotic, Esthetic and Psychological Aspects. Hamburg: Helmut Buske., 15) présente un autre argument : le doublage d’aujourd’hui est devenu impossible parce que le public « comprend non seulement la signification d’un mot prononcé mais aussi le geste sonore qui va avec … et peut y ‘entendre’ un parallèle avec la gestuelle et l’expression faciale ». L’image suggère continuellement des rappels visuels (Rowe 1960Rowe, Thomas L. 1960 “The English Dubbing Text”. Babel 6:3. 116–120., 119), des éléments visuels (mouvements, expressions faciales, décors, costumes, éléments graphiques) que le public reconnaît comme appartenant à l’original (étranger). En conséquence, il est impossible de maintenir l’illusion et de présenter un film doublé comme un original.
Les « avantages » du sous-titrage sont souvent cités comme arguments contre le doublage : la possibilité d’ajouter des explications ou des informations plus explicites dans la traduction, de laisser de côté d’incompréhensibles ou d’insignifiants éléments et de mettre le téléspectateur en contact avec des langues étrangères. À l’opposé, les « désavantages » du sous-titrage sont souvent mentionnés en faveur du doublage. Le doublage ne demande pas de réduction textuelle, élément inévitable dans le sous-titrage. Le doublage représente aussi un discours plus homogène (c’est une traduction orale d’une source orale), de sorte que le spectateur n’a pas à diviser la partie visuelle de son attention entre les images et la traduction écrite. Enfin, le doublage, contrairement au sous-titrage, permet la bonne compréhension du film traduit pour les personnes illettrées. Son analogie avec la procédure de postsynchronisation de quelques versions originales, son actuelle perfection technique et sa soi-disant capacité à attirer un plus large public sont d’autres arguments en faveur du doublage. Mais puisque les opposants du doublage réfutent tout simplement ces arguments, le débat continue.
Ce que tous les participants semblent avoir en commun est la tendance à rendre absolus les « (dés)avantages » des deux procédures, qui sont en fait déterminées par des habitudes (de visionnage) socioculturelles variables. La préférence pour une certaine procédure de traduction est liée à l’identité culturelle et pas seulement déterminée par des principes économiques :
Cependant, l’hypothèse selon laquelle le choix du doublage ou du sous-titrage dépend essentiellement de raisons économiques ne peut être acceptée à sa valeur nominale. Même s’il est plus rentable de sortir une seule et même version au-delà des frontières nationales où la même langue est parlée, ce type de distribution ne se produit presque jamais.(Danan 1991Danan, Martine 1991 “Dubbing as an Expression of Nationalism”. Meta XXXVI:4. 606–614., 606)
Cela signifie que quiconque souhaitant comprendre pourquoi différentes cultures préfèrent doubler ou sous-titrer doit d’abord se poser la question de la traduction de films dans un plus grand contexte historique et socio-économique. Le doublage a été utilisé comme instrument idéologique par les gouvernements fascistes de nations comme l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne, afin de réaffirmer un sentiment national à travers l’imposition, l’unification et la standardisation de la langue nationale. En France, où la langue nationale standardisée a toujours été utilisée pour renforcer une centralisation politique et culturelle, le doublage est apparu dans des circonstances similaires. Les différents gouvernements nationalistes visent à « standardiser » les produits importés afin de protéger l’homogénéité d’un système local de valeurs sociales. En d’autres mots, le doublage fonctionne comme un « mécanisme de contrôle » sur les normes et valeurs des films importés. Selon Robyns (1994)Robyns, Clem 1994 “Translation and Discursive Identity”. Poetics Today 15. [in press], une stratégie si défensive envers l’importation caractérise un discours à la fois « défensif » et « impérialiste », qui regarde l’importation étrangère comme une menace ou comme inférieure.
En revanche, le sous-titrage est généralement utilisé dans des cultures plus « périphériques » qui sont plus ouvertes aux influences étrangères. Cela nous amène à expliquer la différence entre les deux procédures de traduction à partir d’un point de vue socio-historique (Danan 1991Danan, Martine 1991 “Dubbing as an Expression of Nationalism”. Meta XXXVI:4. 606–614.). Comme nous le verrons, les stratégies de traduction spécifiquement présentes dans le doublage sont bien plus déterminées par la fonction socioculturelle des traductions que par les préoccupations immuables de la plupart des commentateurs.
2.Vers une analyse des normes dans le doublage
Dans cet article, j’aimerais analyser la façon dont les messages internationaux, tels que les films, ont été appropriés par un système cible spécifique. Afin d’atteindre mon but, j’ai étudié les versions françaises doublées d’un certain nombre de films représentant une variété de genres et provenant soit d’un système culturel (de film) dominant (les États-Unis), soit d’un système périphérique (la Flandre). Et puisqu’aucune méthode d’analyse de la traduction de films n’a encore été développée (mise à part la liste des questions de Delabastita 1989Delabastita, Dirk 1989 “Translation and Mass-Communication: Film and T.V. Translation as Evidence of Cultural Dynamics”. Babel 35:4. 193–218.), nous avons dû procéder en différentes tentatives – un exercice qui, dans tous les cas, peut être utile afin d’éviter les recherches « a priori » et les catégories isolées dans l’analyse de traductions.
Dans un premier temps, nous avons sélectionné des fragments plus ou moins représentatifs pour une analyse compréhensive de tous les aspects qui peuvent s’avérer pertinents ou non dans une traduction : la grammaire (syntaxe : groupes nominaux, constructions de verbes, pronoms, etc. ; construction de phrase : coordination/subordination, éléments non-grammaticaux, etc.), le lexique (degré de complexité, caractère explicite, diversité ; registres, dialectes, etc.), le niveau de l’histoire (structures narratives, redondances, etc.), les aspects audio-visuels (prononciation, liens texte-image, synchronisation, etc.), et ainsi de suite. Cette première approche « naïve » a permis de déterminer quels aspects textuels étaient susceptibles d’être soumis à une stratégie de traduction plus ou moins cohérente. Dans un deuxième temps, nous avons étudié minutieusement ces aspects sur des films en intégralité. Et enfin, nous avons essayé de formuler des normes globales qui semblent fonctionner sur différents niveaux de textes dans le but d’élaborer une opinion synthétique de la pratique de la traduction des films doublés en France. Cet article présente les résultats de cette dernière étape d’analyse. Et puisque l’analyse est basée sur un corpus limité de textes, les résultats doivent être appréhendés comme un test ; seules des recherches plus approfondies pourront confirmer le caractère général des normes mises à nu dans notre analyse.22.Les abréviations suivantes ont été utilisées pour référer aux films : VFH/VOH :version française/originale d’Hector (Stijn Coninx, 1987). Film à succès en Belgique et aux Pays-Bas, il est structuré autour de la figure du célèbre comédien flamand Urbanus.VFB/VOB :version française/originale de Blueberry Hill (Robbe De Hert, 1989), l’histoire d’enfants flamands dans une école secondaire des années cinquante.VFW/VOW :version française/originale de Once upon a Time in the West, le classique western de Sergio Leone (1969).VFN/VON :version française/originale de Nola Darling (She’s gotta have it) (1985), un des premiers films du réalisateur Spike Lee, militant afro-américain.VFP/VOP :version française/originale de Mary Poppins (Bill Walsh, 1964), une comédie musicale parodiant la société anglaise et considérée comme l’une des plus grandes réussites du « système Disney ».
2.1Standardisation linguistique
Nous avons observé qu’une politique de standardisation caractérisait toutes les versions doublées analysées dans cette étude. Cette politique affecte tout particulièrement trois types de pratiques linguistiques : la langue parlée, les dialectes et certains aspects de l’usage d’idiolectes. Ce type d’intervention rend le discours traduit nettement plus homogène et contribue ainsi à imposer une langue standard incontestable.
La standardisation du langage oral consiste à réduire une multitude de particularités distinctives de l’utilisation de la langue orale originale à deux caractéristiques bien connues et généralement bien acceptées. Cependant, la différentiation sociale du vocabulaire est maintenue dans la version doublée.
Les caractéristiques du langage oral sont abondantes dans les versions originales de films flamands. La première est la contraction du verbe et du pronom personnel reportés après le verbe (hedde, moogde, ziede à la place de hebt ge, moogt ge, ziet ge). L’introduction d’un son de liaison entre le déterminant et le nom correspondant est tout aussi fréquent (mijnen trein, dem boot à la place de mijn trein, de boot). Une autre caractéristique orale est l’omission ou l’addition d’une consonne ou syllabe finale au moment de la prononciation (da, nie, naa à la place de dat, niet, naar ; dieje à la place de die).
Les versions originales des films anglais sont tout aussi marquées par ces caractéristiques de l’expression orale. Tout d’abord, nous pouvons trouver différents types de contractions : des verbes avec leurs prépositions (gonna, wanna, outta à la place de going to, want to, ought to), des auxiliaires avec l’infinitif (shoulda, coulda à la place de should have, could have), des noms immédiatement suivis par des prépositions (kinda à la place de kind of). L’omission, qui est un autre marqueur d’oralité, est tout aussi fréquente. En plus de l’omission généralement acceptée, comme les différentes formes de to be (I’m, you’re, that’s, we’re, they’re) et de quelques auxiliaires (we’ll, we’d, I’d), il y a des cas moins standardisés, comme l’omission du -g final de certaines formes du présent continu (doin’, fakin’, killin’) ou d’autres mots finissant avec -ing (darlin’ ), et du -f final de la préposition -of (the middle o’ nowhere). L’omission d’un verbe cause parfois une contraction avec la préposition qui suit (Wha’dya wanna do ? à la place de What do you want to do ?)
Les versions doublées de tous ces films, flamands comme américains, présentent seulement deux types de caractéristiques orales : l’omission de la voyelle finale d’un pronom personnel avant le caractère initial du verbe (t’as, t’entends, t’écoutais, t’es) et l’omission de la première partie de la négation ne … pas (il était pas en tête, c’est pas possible, tu regardes pas, je suis pas, il y a pas). Tous les traducteurs ont systématiquement « standardisé » les caractéristiques orales originales en les réduisant à deux particularités qui sont généralement acceptées en français standard, à tel point qu’elles ne sont même plus considérées comme agrammaticales ou même spécifiques à l’oral uniquement. Il est important de souligner que l’objet de cette intervention est déjà standardisé jusqu’à un certain point : les dialogues originaux sont basés sur un script écrit et donc négligent les arrêts fréquents, hésitations, faux départs, répétitions et phrases inachevées d’un langage parlé authentique.
Par opposition aux caractéristiques du langage parlé, la différenciation sociale représentée au niveau lexical a été normalement maintenue dans la traduction. Les expressions familières dans les dialogues flamands, comme auto naa de kloten (‘car fucked up’, VFH : voiture foutue) ou da’s een heel schoon griet (‘that’s a pretty chick’, VFB : cette nana, elle est sensasse), comme les termes plus vulgaires, comme ze kunnen mijn kloten kussen (‘they can kiss my ass’, VFB : qu’ils se branlent), sont traduits en français. La plupart des expressions populaires que l’on retrouve dans les films anglais, comme the mean bastard (VFW : l’enfant de putain), I told you to shut up (VFW : je t’avais dit de la boucler) sont aussi traduits dans la version doublée. Même les termes sexuels explicites comme bonin’ (VFN : en train de bourrer) ou horny VFN : le feu au cul) sont conservés. Il semble que les traducteurs ont fait de sérieux efforts pour reproduire la différenciation sociale au niveau du vocabulaire. Afin de donner à la version doublée le même ton populaire, ils n’ont pas hésité à introduire de nouveaux termes français populaires dans la traduction (VFB : le cochon la pelote, VFN : mecs, ça biche ? elle au pieu c’était un max ! VFW : il a eu la trouille, ces crétins). Sans doute essayent-ils de compenser la standardisation stricte de l’usage de la langue orale, en conservant les différenciations sur le plan lexical. Néanmoins, il faut remarquer que, en contraste avec la plupart des originaux, tous les termes populaires des versions doublées se retrouvent dans un dictionnaire standard comme le Petit Robert.
Un deuxième aspect majeur de la politique de standardisation est l’élimination des différenciations géographiques, résultant en une standardisation de l’usage de la langue dialectale.
La langue originale des films flamands est marquée par de nombreuses caractéristiques locales. La plus fréquente est l’utilisation du pronom personnel assez archaïque gij ou ge (à la place du pronom normal pour la deuxième personne du singulier jij ou je), qui donne lieu à des formes verbales incorrectes comme gij zijt (à la place de jij bent qui signifie tu es). Une deuxième caractéristique est l’usage informel du pronom de politesse uw, à la place du plus familier jouw, tous deux signifiant ton/ta (VOH : uwe vent devient VFH : ton mari, ou VOB : uw rapport VFB : ton bulletin). La présence de diminutifs finissant en -ke à la place de -(t)je (jeneverke, manneke) et l’utilisation de mots français dont la prononciation est adaptée (content, de carburateur) sont deux autres éléments typiquement flamands.
La langue des films anglais est aussi marquée par des caractéristiques régionales, comme par exemple l’utilisation de ma’am (VOW) à la place de madam, qui est assez typique de l’anglais américain et l’utilisation de me à la place de my en tant que pronom possessif (VOP : me own work, me own memory), marqueur de l’anglais cockney.
Les traducteurs ont tous laissé de côté ces caractéristiques dialectales dans les versions françaises des films. Le discours des versions doublées ne présente pas un seul élément linguistique géographiquement localisable. L’omission de dialectes concerne aussi la prononciation régionale initiale qui ne trouve aucun équivalent fonctionnel dans la traduction. Cette politique n’est pas aussi évidente qu’elle ne le paraît : jusque dans les années soixante, les dialectes du sud de l’Italie étaient, par exemple, systématiquement doublés en dialecte marseillais.
La standardisation linguistique influence aussi la traduction d’idiolectes et donc entraîne un affaiblissement relatif des différences stylistiques entre les individus et les groupes concernés. C’est tout particulièrement les caractéristiques linguistiques orales et régionales désignant des idiolectes spécifiques qui, comme résultat de la politique de standardisation (cf. supra), disparaissent dans la traduction. Néanmoins, la spécificité des idiolectes est partiellement maintenue au niveau du vocabulaire. Afin de démontrer la politique divergente selon différents aspects du discours, nous allons nous pencher sur deux exemples.
Dans le film de Spike Lee Nola Darling, l’opposition entre les trois amants de Nola est reproduite dans leurs idiolectes respectifs. Dès les premières répliques, le premier amant, Jamie, déploie un anglais remarquablement livresque :
I believe that there is only one person. One person in this world who was meant to be your soulmate, your life-long companion. The irony is, rarely do these two people hook up. They just wander about anguishly.
Je pense qu’il existe une personne. Une personne au monde qui est faite pour être votre compagne, votre pendant spirituel. Et l’ironie c’est qu’il est rare qu’on arrive à former ce couple. On erre çà et là sans trouver l’autre.
Il n’y a pas de caractéristiques orales ou régionales spécifiques et le vocabulaire est également très savant. Le traducteur a adopté le même type de langage impeccable dans la version française.
Dans le discours personnel de Greer, le deuxième amant, le vocabulaire est un facteur distinctif en raison de l’utilisation de nombreux termes relatifs à sa carrière (ex. VON : the agency, my career is taking off, drive or ambition – VFN : l’agence, ma carrière est lancée, ambition). La caractéristique la plus frappante de son discours est son utilisation du terme honey, qui est systématiquement traduit par trésor, pour s’adresser à Nola. Les deux plus grandes caractéristiques distinctives (de nature lexicale) du langage personnel de Greer sont donc traduites en français.
Le troisième amant de Nola, Mars, se distingue par son usage d’un langage très informel et souvent vulgaire. Bien que les caractéristiques orales fréquentes (contractions, élisions, formes verbales incorrectes, etc.) soient standardisées dans la traduction, son discours reste reconnaissable dans la version doublée. En effet, le traducteur a reproduit le niveau social du lexique original des expressions populaires dans la traduction française, par exemple a babe (VFN : une nana), what’s up? (VFN : ça biche?), that’s cool (VFN : chouette) et même des termes sexuels vulgaires comme bonin’ (VFN : en train de bourrer), freaky-dicky (VFN : folle de son cul).
Donc dans le cas de Nola Darling, en dépit des influences homogénéisantes de la standardisation linguistique par la traduction, les nuances de l’idiolecte original ont généralement été maintenues dans la version doublée à travers la différenciation sociale sur le plan du vocabulaire. D’un autre côté, quand la spécificité du discours d’un personnage (et sa position dans l’histoire) dépend entièrement d’oppositions régionales, la standardisation élimine totalement cette structure oppositionnelle.
C’est le cas du second exemple qui concerne le discours néerlandais d’Ella, la femme (hollandaise) du boulanger flamand Achilles Matteussen, dans Hector. Sa prononciation (hollandaise), par exemple, est caractérisée par la prolongation de voyelles courtes, par des diphtongues bien articulées, et par l’omission fréquente du phonème /x/ (srijven à la place de schrijven). Au niveau grammatical, elle utilise les variantes néerlandaises des pronoms personnels : jij, je pour la deuxième personne du singulier, alors que tous les autres personnages utilisent la forme flamande gij, ge, et la forme orale ie à la place du pronom hij pour la troisième personne du singulier (ex. VOH : als ie d’eruit ziet, dat ie terug wil). Son vocabulaire est marqué par des expressions néerlandaises typiques comme Ben je nou helemaal besodemieterd ? (« Es-tu complétement cinglé ? »).
L’opposition entre le discours d’Ella et la langue flamande est mise en exergue lorsque celle-ci répète une phrase prononcée par Matteussen (signification : ‘Chéri, qu’en penses-tu ?’) :
OVH | – M: | Schat, wa denkte’r van? |
– E: | Schatje, wat denk je hiervan? | |
VFH | – M: | Chérie, dis-moi ce que tu en penses. |
– E: | Chéri, dis-moi ce que tu en penses. |
Dans la réplique originale prononcée par Ella, la langue utilisée est le néerlandais standard tandis que Matteussen utilise un langage flamand oral avec une contraction du verbe et du pronom personnel ainsi que quelques élisions. En revanche, dans la traduction, on retrouve deux phrases identiques, avec seulement un changement grammatical nécessaire. Cet exemple est symptomatique : les caractéristiques néerlandaises spécifiques au discours d’Ella ont toutes disparues dans la version doublée.
L’attitude du traducteur envers les idiolectes semble donc être déterminée par ce que Toury (1980Toury, Gideon 1980 In Search of a Theory of Translation. Tel Aviv: The Porter Institute for Poetics and Semiotics., 61) appelle une norme « dérivée » : les traducteurs essayent de reproduire la structure oppositionnelle des idiolectes seulement dans la mesure où ces oppositions ne sont pas caractérisées par des particularités géographiques ou orales.
2.2La naturalisation
La raison de l’omission d’éléments géographiques déterminants est l’adaptation socioculturelle de la traduction, qui peut être considérée comme une norme traductionnelle importante en soi. La rivalité entre la Belgique et les Pays-Bas est l’un des thèmes secondaires dans la version originale de Hector. Vu que cette rivalité appartient spécifiquement au contexte socioculturel original, ce qui est plutôt méconnu pour les spectateurs français de la version doublée, le traducteur a décidé de s’en débarrasser. Chaque référence aux Pays-Bas, ainsi que les spécificités hollandaises du discours, ont disparu dans la traduction. Un autre exemple d’une telle adaptation socioculturelle est la transformation du système de mesure américain dans Nola Darling et Once upon a Time in the West ; par exemple, ten inches est traduit par vingt-cinq centimètres (VFN), a hundred and twenty acres par trois cent vingt hectares (VFW : c’est en fait une surface plus grande que dans l’originale). Certains noms américains sont remplacés par leurs équivalents francophones, comme New Orleans par La Nouvelle Orléans (VFW). D’autres termes ou références typiquement américains ont été adaptés pour les téléspectateurs français ; my MBA from Harvard devient simplement mon diplôme de Harvard (VFN), a girl with typical Brooklyn tact est aussitôt interprété par le traducteur par une petite banlieusarde sans tête (VFN), tout comme Celtics fan est remplacé par une description peu flatteuse des supporters, crâne vide sur une carcasse gonflée (VFN). Un dernier exemple est l’expression utilisée par le shérif dans Once upon a Time in the West quand il n’y a aucun candidat pour acheter une parcelle de terrain à une vente aux enchères : I know we’re not selling California, but… Le traducteur a remplacé la métaphore référant à la terre promise américaine (la Californie) par un équivalent dans la culture française : C’est pas l’Eldorado ce terrain, mais… (VFW).
En général, on remarque que les adaptations socioculturelles sont appliquées plus fréquemment dans les films qui sont étroitement liés à un contexte socioculturel spécifique : l’Amérique noire (Nola Darling), le Far West (Once upon a Time in the West) ou la campagne flamande (Hector). Ces interventions socioculturelles rentrent dans une stratégie plus compréhensive de naturalisation, qui consiste à rendre les versions doublées conformes à la culture cible afin de donner l’impression que les traductions françaises sont en fait des versions originales. Cette norme peut être considérée comme une extrapolation de la norme de standardisation. Outre les adaptations socioculturelles per se, cette norme affecte aussi les signes graphiques, la prononciation et, de surcroît, toute synchronie visuelle.
Il est évident que les messages visuels constituent un problème pour la version doublée car ils exposent souvent le langage original et donc révèlent le statut secondaire de la traduction. Par conséquent, lorsque l’on a affaire à des signes graphiques, les traducteurs essayent de les intégrer dans la version doublée de multiples façons.
L’intervention la plus radicale consiste évidemment à remplacer les signes graphiques eux-mêmes. La présence de tels signes est flagrante dans Mary Poppins, où ils sont montrés en gros plan. Mary possède un ruban qui mesure la personnalité des enfants. Lorsqu’elle lit les résultats de cette évaluation à haute voix, le gros plan du ruban remplit l’écran. Cela signifie que le texte que Mary lit est visible : extremely stubborn and suspicious ! Un peu plus loin dans le film, l’évaluation de la personnalité de Mary est montrée de la même manière : mary poppins practically perfect in every way . Le traducteur a non seulement traduit les répliques de Mary, mais aussi le texte visible à l’écran. Dans la version doublée, les images en gros plans originaux ont été remplacées par des images similaires (point de vue, couleurs, les tailles de police sont identiques à l’original) dans le texte traduit. très obstiné et dissipé ! et mary poppins presque parfaite en tout. De manière à ce que la traduction affecte non seulement les dialogues, mais parfois même les images originales.33.En réalité, il arrive très souvent que de telles images soient déjà remplacées dans les versions originales « destinés à l’exportation ». Ceci est une belle illustration de la façon dont standardisation internationale et locale vont de pair. Ceci démontre que le doublage peut aller au-delà de la simple traduction d’un scénario.
La solution la plus simple est d’ajouter une explication orale. Par exemple, Once upon a Time in the West montre un signe avec comme inscription station. Ce n’est pas très problématique vu que le mot station existe aussi en français, même s’il est rarement utilisé pour désigner une gare ferroviaire (le mot courant en français étant la gare). Pour garantir la bonne compréhension du mot, le traducteur ajoute une explication quand il fait dire aux personnages Station, ce qui veut dire gare (cf. infra : explicitation).
Dans d’autres cas, la traduction est donnée par une voix hors-champ. Donc, dans Nola Darling, nous pouvons lire quelques graffitis sur un mur à Brooklyn : bed-stuyparty advocates that brooklyn secede from union, usa, america, form own republic draw up new constitution . L’image montre clairement les rues de Brooklyn. Une traduction orale, réalisée par une voix « hors-champ » est donc utilisée : Brooklyn doit faire sécession, se dégager des États-Unis et former une république indépendante (remarquons la standardisation syntactique). Les signes sont remplacés par une traduction écrite seulement si l’image ne montre rien d’autre que leur substance graphique.
Les textes écrits sont sans aucun doute les rappels visuels les plus frappants (Rowe 1960Rowe, Thomas L. 1960 “The English Dubbing Text”. Babel 6:3. 116–120., 119). L’analyse de ces textes montre comment les traducteurs essayent d’omettre ou d’adapter de telles références à l’original.
Un troisième élément qui contribue à la naturalisation des versions doublées est leur prononciation. En effet, les acteurs prononcent le texte français selon les règles de la phonologie française. Outre l’omission des accents régionaux (cf. supra), on remarque une prononciation française d’éléments originaux non traduits. Cela concerne spécifiquement les noms flamands dans Hector et Blueberry Hill (par exemple VFB : Robin avec un son final nasal, ou VFH : Matteussen, Hector, Gijsels, et VFB : Weemaes, Deschepper, Rudy, Cathy avec un accent oxytonique à la place de l’original paroxytonique). Dans les autres traductions, cela concerne les noms anglais et quelques termes non traduits (par exemple VFN : Thanksgiving, Manhattan, Mars Blackman, Nola Darling ; VFW : Flagstone, Harmonica, Chéyenne, McBain ; VFP : Hampstead, M. Banks, Mary Poppins, Michaël et Jane). Les caractéristiques les plus importantes de la prononciation française de ces termes et noms anglais sont le /a/ ouvert et l’accent oxytonique.
Néanmoins, il est important de souligner que la prononciation adaptée ne produit pas une naturalisation complète : les termes étrangers restent reconnaissables en tant que tels. Si naturalisation il y a, c’est à travers le produit (le film) qui a été approprié afin de le présenter comme un original français. Les traducteurs sont apparemment plus hésitants envers l’environnement socioculturel décrit dans le film.
La synchronie visuelle est sans aucun doute l’aspect le plus important de la naturalisation. C’est la synchronisation visuelle qui est supposée créer l’impression que les acteurs à l’écran sont en fait en train de prononcer les mots traduits. Cette illusion est essentielle afin de présenter le film comme « français » (cf. supra : s’approprier le produit).
DEGRÉ ZERO | DURÉE | DURÉE + STRUCTURE | DURÉE, STRUCTURE + LABIALS | SYLLABES + AUTRES PHONEMES | |
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BOUCHE INVISIBLE | H: 65% | H: 25% | H: 10% | H: / | H: / |
B: 10% | B: 60% | B: 30% | B: / | B: / | |
N: 65% | N: 35% | N: / | N: / | N: / | |
W: 70% | W: 30% | W: / | W: / | W: / | |
P: 15% | P: 50% | P: 35% | P: / | P: / | |
PLAN LONG | H: 25% | H: 20% | H: 55% | H: / | H: / |
B: / | B: 30% | B: 70% | B: / | B: / | |
N: 25% | N: 40% | N: 35% | N: / | N: / | |
W: 30% | W: 50% | W: 20% | W: / | W: / | |
P: / | P: 25% | P: 75% | P: / | P: / | |
PLAN MOYEN | H: / | H: / | H: 90% | H: 10% | H: / |
B: / | B: / | B: 75% | B: 25% | B: / | |
N: / | N: 20% | N: 80% | N: / | N: / | |
W: / | W: 30% | W: 70% | W: / | W: / | |
P: / | P: / | P: 80% | P: 20% | P: / | |
GROS PLAN | H: / | H: / | H: / | H: 85% | H: 15% |
B: / | B: / | B: 10% | B: 90% | B: / | |
N: / | N: / | N: 75% | N: 25% | N: / | |
W: / | W: / | W: 70% | W: 30% | W: / | |
P: / | P: / | P: 15% | P: 85% | P: / |
(H : Hector ; B : Blueberry Hill ; N : Nola Darling ; W : Once upon a Time in the West ; P : Mary Poppins)
L’analyse de cet aspect audio-visuel révèle une corrélation entre le degré de synchronisation et la visibilité de la bouche de l’intervenant.44. Fodor (1976)Fodor, István 1976 Film Dubbing: Phonetic, Semiotic, Esthetic and Psychological Aspects. Hamburg: Helmut Buske. et Delabastita (1989)Delabastita, Dirk 1989 “Translation and Mass-Communication: Film and T.V. Translation as Evidence of Cultural Dynamics”. Babel 35:4. 193–218. mentionnent l’existence d’une telle corrélation mais sans s’appuyer sur aucune recherche empirique quant à son étendue ou ses conséquences pour la traduction. Plus clairement, on distingue cinq degrés croissants de synchronisation : le degré zéro, la correspondance de la durée des répliques, la structure identique des répliques (pause, etc.), la correspondance des consonnes (semi-) labiales (ex. celles qui demandent une fermeture complète de la bouche), la correspondance des syllabes ou d’autres phonèmes spécifiques. De même, on distingue les différentes positions de la caméra : l’invisibilité de la bouche (ex. dans de très longs plans ou quand la tête du personnage n’est pas montrée), les plans longs, moyens et gros plans. Les résultats de l’analyse de certains films spécifiques sont présentés dans le Tableau 1. Ce tableau55.Le pourcentage dans le tableau est approximatif et se réfère à la comparaison entre les énoncés traduits et leurs versions originales respectives. indique, pour la version doublée de chaque film, le degré de synchronisation appliqué selon les différents types d’image.
Il est clair que la synchronie visuelle s’impose moins quand l’image ne montre pas la bouche de l’orateur. C’est particulièrement le cas dans les traductions de Hector, Nola Darling and Once upon a Time in the West, où la plupart des phrases (VFH : 65%, VFN : 65%, VFW : 70%) ont même une longueur différente que dans l’original.
Le degré de synchronisation augmente pour les phrases prononcées par un personnage filmé de la tête aux pieds, mais avec la bouche visible (plan long), et est encore plus élevé dans les versions doublées de Blueberry Hill et Mary Poppins, où le traducteur maintient la longueur et la structure de la plupart des phrases (VFB : 70%, VFP : 75%) ; c’est également le cas dans 55% des phrases de Hector. Dans les deux autres traductions, à peu près un quart des phrases présentent la même longueur et structure que les originaux (VFN : 25%, VFW : 30%).
Quand les images montrent la moitié supérieure du personnage s’exprimant (plan moyen), la majorité des messages traduits ont la même longueur et structure que dans la version originale (VFH : 90%, VFB : 75%, VFN : 80%, VFW : 70%, VFP : 80%). De plus, dans les cas de Hector, Blueberry Hill, et Mary Poppins, il y a une correspondance de phonèmes labiaux et semi-labiaux dans les autres phrases accompagnant ces plans.
Quand la bouche de la personne qui est en train de parler fait l’objet d’un gros plan, le degré de synchronisation augmente considérablement. Toutes les phrases correspondantes à de telles images ont au moins la longueur et la structure de l’original. Il y a une correspondance presque générale des phonèmes labiaux et semi-labiaux dans les cas de Hector, Blueberry Hill et Mary Poppins (VFH : 85%, VFB : 90%, VFP : 85%). Ce degré de synchronisation est appliqué dans plus d’un quart des répliques dans les deux autres films également (VFN : 25%, VFW : 30%). Enfin, Hector, est le seul film où l’on trouve une correspondance systématique avec d’autres phonèmes. C’est exclusivement le cas dans les dialogues où un personnage bégaye (visiblement).
En résumé, nous pouvons dire que la synchronie visuelle apparaît sous différentes formes et à différents degrés dans les versions doublées. Le degré de synchronisation augmente en fonction de la visibilité des lèvres de l’orateur, ce qui signifie clairement que l’image, et plus en particulier le point de vue de la caméra, possède une grande influence sur la traduction du film.
Ces résultats nous permettent de modérer les considérations théoriques de István Fodor. Ils montrent que sa présentation, basée sur des exemples isolés,66.Il applique son système de notation à quatre phrases « exemplaires » (Fodor 1976Fodor, István 1976 Film Dubbing: Phonetic, Semiotic, Esthetic and Psychological Aspects. Hamburg: Helmut Buske., 69–71). n’est pas nécessairement pertinente. Il décrit, par exemple, la distinction entre les voyelles arrondies et non arrondies ou entre les voyelles fermées, moyennes ou ouvertes, alors qu’une recherche empirique indique que des consonnes labiales, qui impliquent une fermeture complète de la bouche, sont les seules prisent en considération par les traducteurs.
Fodor oublie de considérer la synchronie visuelle d’un film comme un tout (caractérisé par une alternance des différents degrés de synchronisation). De plus, il ne signale pas explicitement la nature de la relation entre la synchronisation et le point de vue de la caméra, ni son effet sur la traduction. Cependant, il a très bien compris que la synchronisation de certains phonèmes (cf. supra : les (semi)- labiaux) n’est pas seulement acoustique : il s’agit tout d’abord d’une correspondance entre les mouvements visibles des lèvres et les phonèmes des mots traduits. Ainsi, le terme « traduction phonologique » de Catford (1965, 61)77.Catford mentionne le doublage comme un exemple de « traduction phonologique » : « Cela se produit habituellement dans le doublage de film quand le traducteur peut sélectionner des traductions lexicales équivalentes dans la langue cible qui présentent des labiales, par exemple, dans leurs formes phonologiques afin de correspondre aux labiales dans les formes phonologiques de l’objet de la langue source » (1965, 61). n’est pas approprié ici. Fodor propose sans doute une meilleure solution lorsqu’il remarque très justement que, aux côtés de la phonétique articulatoire et acoustique, une nouvelle discipline pourrait devenir pertinente, à savoir la phonétique visuelle (Fodor 1976Fodor, István 1976 Film Dubbing: Phonetic, Semiotic, Esthetic and Psychological Aspects. Hamburg: Helmut Buske., 85).
2.3Explicitation
Outre les normes de standardisation et de naturalisation, nous avons découvert une troisième norme générale déterminante pour les différentes versions doublées. Les traductions sont rendues plus explicites que les originaux par le biais de différents types d’explicitation. Cette stratégie vise à augmenter le degré de redondance et la cohérence (logique) interne du message filmique. Bien que certains spécialistes déclarent que cette norme ne peut être appliquée aux films doublés, à cause du problème de la synchronie visuelle (par exemple Fodor 1976Fodor, István 1976 Film Dubbing: Phonetic, Semiotic, Esthetic and Psychological Aspects. Hamburg: Helmut Buske., 78), l’analyse empirique prouve le contraire.
En réalité, cette tendance ne se retrouve pas uniquement dans le doublage de film ou dans la traduction de film : cette norme apparaît comme généralisée dans le domaine de la traduction. Gideon Toury (1980Toury, Gideon 1980 In Search of a Theory of Translation. Tel Aviv: The Porter Institute for Poetics and Semiotics., 60) la considère comme un comportement de traduction au potentiel universel :
Par exemple, il y a une tendance presque générale – indépendamment de l’identité, de la langue, du genre, de la période, etc. du traducteur – d’expliciter dans la traduction des informations qui sont seulement implicites dans le texte original.
En effet, nous remarquons que, tout d’abord, beaucoup d’expressions ambiguës ou vagues deviennent plus claires et plus précises dans les versions doublées. Ce type d’explicitation semble être le plus fréquent. Par exemple, en traduisant une crise de colère de la secrétaire d’école plutôt sévère dans Blueberry Hill, dat het hier met de discipline zo pover gesteld is (« la discipline ici est vraiment bas de gamme »), le traducteur a ajouté une subordonnée qui dresse explicitement la secrétaire contre les élèves désobéissants : s’il y a un relâchement de la discipline, que je ne peux pas tolérer. Dans Nola Darling la vague indication at a young age est rendue plus concrète : je n’avais que treize ans. La traduction du passage suivant dans Once upon a Time in the West montre que le même type d’explicitation se produit dans la version doublée du film :
And Frank? … And a horse?
Où est Frank? … Vous avez un cheval pour moi ?
Les deux questions nominales de la version originale ont été traduites par des questions concrètes qui rendent le texte moins équivoque. Il se produit la même chose dans la traduction de la phrase nominale You !, criée par le hors-la-loi cheyenne lorsque quelqu’un essaye de lui tirer dessus par derrière : Je t’ai vu !.
Un deuxième type est l’explicitation des liens logiques. Cela signifie que, dans la version doublée, les personnages explicitent souvent la cause logique ou les motivations personnelles de leurs paroles. Dans Blueberry Hill, le traducteur ajoute une phrase à une discussion à propos d’un nouveau film pour expliquer l’excitation des élèves : In hare blote, in de cinema ?! (« Nue, au cinéma ?! ») est traduit par Toute nue, au cinéma ?! – C’est sensationnel, je te dis ! De cette manière, le traducteur rappelle qu’un film avec une femme nue fait vraiment sensation pour la jeunesse des années cinquante, ce qui n’est certainement plus le cas pour les spectateurs de Blueberry Hill.
Un autre exemple est la traduction de la scène de Thanksgiving dans Nola Darling. Lorsque Greer réclame un morceau du blanc de la dinde, Mars murmure I figured, insinuant qu’il considère son ambitieux rival comme un traître pour la race noire. Dans la version doublée, l’analogie entre la couleur de la dinde et la politique raciale est rendue plus explicite grâce à la traduction Raciste.
L’addition de références internes pour renforcer l’homogénéité de la structure de l’histoire est un troisième type d’explicitation. Dans la traduction de Nola Darling, le terme une pareille saloperie se réfère plus explicitement que dans l’original anything like that au fait que Jamie a presque violé Nola. À la fin du film, la réaction de Jamie face à la demande de Nola de recommencer une relation – Mess up one more time … – est moins explicite que la traduction Ne me mens plus jamais. Le verbe mentir est une référence aux nombreuses liaisons de Nola. De plus, cette phrase est explicitement négative, ce qui rend l’avertissement de Jamie moins équivoque que dans la version originale (cf. supra : explicitation d’un propos vague).
Nous pouvons aussi observer la présence de tels références internes dans la traduction de Once upon a Time in the West. Les lignes suivantes font parties de la scène où Jill (la veuve de McBain) découvre que McBain a commandé une énorme quantité de bois juste avant de mourir :
VOW | – J: | Perhaps he wanted to enlarge the ranch. |
– S: | Enlarge it? He coulda built it eight times! | |
VFW | – J: | Peut-être il voulait bâtir une annexe à la ferme. |
– S: | Une annexe? Il pouvait construire une ville ! |
La traduction de eight times par une ville est frappante, surtout lorsqu’un peu plus loin dans le film, il devient clair que McBain avait en fait l’intention de construire son propre village à côté des rails de chemin de fer. Cette traduction est sans aucun doute une référence prophétique au projet de McBain.
Un dernier type d’explicitation présent dans les versions doublées est l’explicitation textuelle d’images. Par conséquent, le degré de redondance du texte doublé concernant l’image augmente. On retrouve ces explicitations principalement sous la forme de phrases ajoutées. La phrase Il est joli ce bouquet, par exemple, ne se trouve nulle part dans la version originale de Hector, mais nous voyons le personnage qui est supposé prononcer ces mots admirer les fleurs d’Ella. Un autre magnifique exemple est la traduction de Weemaes zijde gij zot geworden? (‘Weemaes, t’es devenu fou?’), dans Blueberry Hill, crié par un instituteur à un élève qui court nu autour de la piscine, à la vue de tout le monde: Weemaes es-tu devenu fou? Courir tout nu !
L’exemple le plus saisissant dans Once upon a Time in the West est la scène où l’on voit Sam passer devant le site de construction du chemin de fer. Il se met en colère, éperonne son cheval et crie. Ses cris inarticulés dans la version originale se transforment en commentaires indignés sur les constructions du chemin de fer dans la version doublée :
Regardez-moi ça! Ils sont déjà arrivés jusqu’ici avec leur foutu chemin de fer ! Ils nous ont encore rattrapés. Allez Lafayette ! Allez ! Allez-y Lafayette !
Remarquons que le traducteur a même inventé un nom au cheval de Sam, ce qui n’est pas le cas dans l’original. (Lafayette : est-ce une coïncidence que ce soit aussi le nom du général français qui joua un rôle important dans la révolution américaine ?88.Marie Joseph Motier, Marquis de La Fayette (1757–1834), a joué un rôle dans la révolution sous Franklin et a convaincu le gouvernement français de soutenir l’indépendance américaine.)
En général, il est intéressant de remarquer que l’explicitation se produit le plus fréquemment dans les versions qui présentent aussi un haut degré d’adaptation socioculturel. Encore plus frappant, les films doublés avec un haut degré d’explicitation sont caractérisés par un faible taux de synchronie visuelle. Il est donc utile de souligner les corrélations (positives et négatives) entre les différentes normes, afin de donner une image de la stratégie globale de traduction qui les intègre. Les deux premières normes basiques décrites ci-dessus sont complémentaires. La standardisation linguistique rend la langue traduisante plus homogène. Cette langue homogène est, à son tour, orientée vers la langue standard de la culture cible, contribuant donc à la naturalisation de la version doublée. Cependant, un aspect important de la naturalisation, à savoir la synchronie visuelle, semble aller à l’encontre de la norme d’explicitation, qui parfois demande l’addition de nouvelles lignes de texte. Les traducteurs résolvent cette contradiction en alternant les ordres de priorité : quand la synchronisation prend le dessus, l’explicitation est évitée, et vice versa. En d’autres mots, il y a un certain équilibre entre ces deux normes contradictoires.
2.4Normes secondaires
Outre les trois normes de base (standardisation, naturalisation, explicitation), il existe certaines tendances moins systématiques.
D’abord, il y a la préférence des traducteurs pour des noms simples et des structures de phrases ordinaires. En dépit de la standardisation du langage parlé et de l’explicitation, les traducteurs semblent respecter le caractère simple des constructions grammaticales de l’original. Ils adaptent donc leur texte à l’une des caractéristiques fondamentales du langage des films contemporains.
Une autre tendance est la conservation des caractéristiques spécifiques du film, en partie déterminées pas son genre. En maintenant celles-ci, le traducteur évite un nivellement des spécificités des différents films. Blueberry Hill, par exemple, évoque la vie d’enfants au lycée dans les années cinquante. Tout d’abord, le discours de l’adolescent garçon, typique de Robin et de ses copains est maintenu dans la traduction (cf. supra : idiolectes). De plus, l’atmosphère des années cinquante est évoquée non seulement à travers les images, mais aussi à travers le texte. L’atmosphère anglo-saxonne de ces années-là (cinéma américain, rock’n’roll, etc.) est reproduite par le biais d’éléments anglais, comme le titre du film Highschool Confidential, le cri Johnny is a joker, he’s a bird ! et quelques lignes occasionnelles comme Forget about those dames, nothing but trouble. Elles ont toutes été reprises telles quelles dans la version doublée. Ces occurrences sont rendues possibles car leur signification réelle soit n’a aucune importance (le titre, le cri), soit est expliquée par les personnages eux-mêmes dans la ligne suivante (Forget…). Il est évident que, dans la version doublée, ces éléments anglais non traduits sont prononcés en accord avec les règles de la phonologie française.
Bien que ces « normes secondaires » apparaissent dans une plus ou moins grande mesure dans tous les films étudiés, elles sont certainement moins convaincantes que les trois normes « basiques ». Par conséquent, de plus amples recherches (ex. sur le doublage et les caractéristiques génériques) permettront d’apporter des précisions supplémentaires.
3.Le doublage, le sous-titrage et les études de traduction
Afin de placer cette analyse descriptive dans un plus large contexte et de donner des indications pour des recherches plus approfondies, il peut être utile d’établir un lien entre les régularités dans les stratégies de doublage et les résultats des recherches déjà développées sur le sous-titrage.
Il est établi que, comme le doublage, le sous-titrage est marqué par une forme de standardisation linguistique. Cependant, cette norme n’est pas identique à celle décrite dans le cas du doublage. L’élimination des caractéristiques orales est plus forte dans le sous-titrage, ce qui n’est pas surprenant vu que l’on a affaire à une traduction écrite (Lambert 1990 1990 “Le soustitrage et la question des traductions: Rapport sur une enquete”. Reiner Arhtz and Gisela Thome, eds. Übersetzungswissenschaft: Ergebnisse und Perspektiven. Festschrift für Wolfram Wilss zum 65. Geburtstag. Tübingen: Gunter Narr 1990 228–238., 232–233). Comme le doublage, la standardisation dans le sous-titrage implique aussi l’élimination du langage dialectal (233). Néanmoins – et c’est important – la différentiation sociale de la langue n’est pas maintenue. Les termes vulgaires et expressions sont éliminées, et les éléments populaires sont « corrigés » : « … la correction du modèle écrit lorsque celui-ci se révèle trop libéral » (Lambert 1990 1990 “Le soustitrage et la question des traductions: Rapport sur une enquete”. Reiner Arhtz and Gisela Thome, eds. Übersetzungswissenschaft: Ergebnisse und Perspektiven. Festschrift für Wolfram Wilss zum 65. Geburtstag. Tübingen: Gunter Narr 1990 228–238.). Cette omission produit une neutralisation stylistique qui peut mener à la disparition des discours spécifiques dans les sous-titres :
le sous-titre standard opte délibérément pour une représentation standardisée du discours (fictionnel) en recourant à un style zéro, au langage non dialectal (l’exception confirme la règle) et grammatical.(Lambert 1990 1990 “Le soustitrage et la question des traductions: Rapport sur une enquete”. Reiner Arhtz and Gisela Thome, eds. Übersetzungswissenschaft: Ergebnisse und Perspektiven. Festschrift für Wolfram Wilss zum 65. Geburtstag. Tübingen: Gunter Narr 1990 228–238., 235)
La norme de naturalisation consiste à produire une version doublée aussi « naturelle » que possible. Elle est destinée à donner au spectateur l’impression qu’il est en train de regarder un original car, contrairement aux sous-titres, la version doublée est présentée comme un texte autonome. Le spectateur est sans aucun doute capable de reconnaître la plupart des versions doublées comme des traductions, mais l’analyse empirique nous force à mettre en perspective la soi-disant « destruction de l’illusion » caractéristique, selon Vöge (1977, 124), du doublage. Nous avons remarqué que les messages graphiques se référant à la langue originale sont adaptés ou remplacés dans les versions doublées de notre corpus, ce qui réduit le nombre de rappels visuels. De plus, l’écart entre l’image (les gestes et l’expression faciale de l’interlocuteur) d’une part, et les nouvelles voix et les nouveaux mots (dans une autre langue), de l’autre, est réduit dans plusieurs versions doublées.99.Fodor insiste sur ce problème dans le chapitre sur la « Character Synchrony » (1976 : 72–77). Il affirme que c’est un problème impossible à résoudre. Ceci rend le doublage épineux, surtout parce que les spectateurs d’aujourd’hui sont en mesure de comprendre le lien entre langue et expression faciale. Dans ces cas nous pouvons difficilement parler de « violence culturelle et de bouleversement » (Shochat et Stam 1985Shochat, Ella and Robert Stam 1985 “The Cinema after Babel: Language, Difference, Power”. Screen 26. 3–4., 52). Par ailleurs, dans le sous-titrage, les stratégies de naturalisation sont moins communes et principalement limitées à des éléments socioculturels déterminés.
L’analyse confirme aussi la thèse de Toury (1980Toury, Gideon 1980 In Search of a Theory of Translation. Tel Aviv: The Porter Institute for Poetics and Semiotics., 62) selon laquelle les traductions tendent à transmettre des informations plus explicites que leur originaux. Ceci contredit certains théoriciens qui affirment que, en raison de la synchronie visuelle, il est impossible de rendre l’information originale plus explicite ou d’ajouter des explications dans la version doublée d’un film. Même dans le doublage, l’explicitation a parfois lieu, peu importe la contrainte spatiale.
4.Le doublage, le sous-titrage et les sociétés
Il est clair que l’étude du doublage, comme présentée dans cet article, est encore dans sa phase d’exploration et que des recherches plus approfondies sont requises. Comme toutes les stratégies de traduction, le doublage est lié à la culture. Ainsi, chaque aspect doit être examiné dans des situations culturelles différentes (différents pays, époque, etc.) et en relation avec les circonstances d’un cadre culturel spécifique (par exemple le degré de familiarité du public cible avec un certain discours).
Peu importe les réponses à des questions basiques telles que celles formulées plus haut, il est plutôt surprenant que pratiquement aucune investigation systématique n’ait été entreprise jusqu’à présent sur les différentes stratégies et sur les ‘quand et pourquoi’ du doublage. Le fait que les publications se soient concentrées sur les aspects techniques du « comment produire un (bon) doublage » plutôt que sur les liens entre le doublage et le cadre socioculturel indique que ce nouveau genre de communication médiatique doit encore être intégré au domaine de la recherche socioculturelle. Même les spécialistes de l’étude des médias et ceux qui s’attèlent à la question de l’internationalisation ont jusqu’à présent manqué son impact. Le monde académique n’a pas encore réalisé que la culture contemporaine ne peut plus être explorée avec les outils et modèles traditionnels. Concluons en déclarant que le rôle joué par le doublage et le sous-titrage dans le développement du discours international ne doit pas être étudié uniquement dans le cadre des études de la traduction ; il mérite l’attention de nombreuses autres disciplines impliquées dans les recherches culturelles.
Remerciements
L’article est basé sur un mémoire de maîtrise réalisé à la K.U. Leuven sous la direction du Professeur José Lambert et de Clem Robyns (Goris 1991Goris, Olivier 1991 A la recherche de normes pour le doublage: Etat de la question et propositions pour une analyse descriptive. K.U. Leuven. [M.A. Thesis.]). La documentation et les publications de Dirk Delabastita ont aussi été d’une aide capitale.
Une première version de cette traduction a été réalisée par Marie Helas dans le cadre de son travail de fin de cycle en « Langues et littératures modernes : orientation germanique » à l’Université de Namur (année académique 2017–2018), et ce sous la direction de Dirk Delabastita et Maud Gonne.
Remarques
version française/originale d’Hector (Stijn Coninx, 1987). Film à succès en Belgique et aux Pays-Bas, il est structuré autour de la figure du célèbre comédien flamand Urbanus.
version française/originale de Blueberry Hill (Robbe De Hert, 1989), l’histoire d’enfants flamands dans une école secondaire des années cinquante.
version française/originale de Once upon a Time in the West, le classique western de Sergio Leone (1969).
version française/originale de Nola Darling (She’s gotta have it) (1985), un des premiers films du réalisateur Spike Lee, militant afro-américain.
version française/originale de Mary Poppins (Bill Walsh, 1964), une comédie musicale parodiant la société anglaise et considérée comme l’une des plus grandes réussites du « système Disney ».