TraductionIl y a toujours un narrateur dans une narration
Résumé
Cet article essaie de repérer la voix du traducteur dans les traductions. Il examine ensuite l’inclusion de cette voix dans la structure textuelle d’un texte traduit. Corrélativement, ce dernier diffère de son original sur le plan structural. Les exemples sont puisés dans des textes narratifs originaux et traduits, la démarche adoptée étant celle de la narratologie littéraire.
Table des matières
Note préliminaire : les deux essais qui suivent de Giuliana Schiavi et de Theo Hermans ont été écrits en parallèle, en tant qu’articles camarades. Les auteurs se sont concertés pendant la préparation et la rédaction, bien qu’ils demeurent chacun responsables de leur propre texte. Le travail est partagé entre les deux essais. Giuliana Schiavi aborde la question théorique qui consiste à positionner et localiser le Traducteur Implicite comme homologue à la notion d’Auteur Implicite. Theo Hermans se concentre sur des cas particuliers afin de montrer la présence discursive du Traducteur dans le texte traduit lui-même. (GS / TH)
1.
Les traductions sont en général traitées par le biais de comparaisons aux originaux, que ce soit en termes d’équivalence, de glissements, de reproductions d’acte de parole – réussies ou non réussies – et ainsi de suite. La grande importance et l’utilité de ces approches vont sans dire. Cependant, une fois que l’analyse est terminée, nous obtenons un texte quelque-peu « réassemblé » (le texte traduit) auquel nous pouvons apparemment appliquer les mêmes catégories descriptives que celles utilisées pour un texte original. Ainsi et caractéristiquement, certains auteurs le soumettent à une analyse narratologique en utilisant les traditionnelles catégories descriptives d’auteur, d’auteur implicite, de narrateur, d’histoire, de discours et ainsi de suite, comme si rien ne lui était arrivé. Cette attitude se confirme par les diverses approches (pas seulement narratologiques) à l’analyse de texte qui, utilisant de tels concepts « universaux », mettent le « texte original » et la « traduction » côte à côte.
Le premier exemple qui nous vient à l’esprit est Story and Discourse (1978) de Seymour Chatman où, dans le même contexte théorique, nous pouvons voir des passages venant de la littérature anglaise ou américaine – Mansfield, Joyce, Hemingway, Trollope, James, Conrad, Hardy et Thackeray – ainsi que des exemples issus d’autres littératures – comme Sartre, Diderot, Balzac, Hesse et Flaubert – en traduction anglaise sans qu’il soit mentionné que ces passages sont traduits. Cette attitude se complique davantage de part les traductions de textes tels que celui de Chatman dans différentes langues. Dans la traduction italienne de Story and Discourse (Chatman 1981 1981 Storia e discorso: La struttura narrativa del romanzo e nel film, tr. Elisabetta Graziosi. Parma: Pratiche Editrice. [Italian translation of Chatman 1978 .]), par exemple, tous les passages apparaissent en italien (et il y a lieu de croire que les exemples non anglais sont des traductions secondaires à partir de l’anglais).
Un autre cas parmi beaucoup d’autres pourrait être la traduction italienne (ou anglaise, ou allemande d’ailleurs) de S/Z de Roland Barthes (1970)Barthes, Roland 1970 S/Z. Paris: Seuil., où la « Sarrasine » de Balzac est présentée en italien (Barthes 1973 1973 S/Z, tr. Lidia Lonzi. Torino: Einaudi. [Italian translation of Barthes 1970 .]). L’Appendice contient l’entière nouvelle en italien et il n’y a aucune mention de possibles problèmes émanant du fait que l’analyse menée par Barthes sur un texte original est appliquée à une traduction. Il est évidemment vrai que l’« objet » du livre est l’analyse de « Sarrasine » par Barthes et non pas « Sarrasine » elle-même, de la même manière que l’objet du livre de Chatman est de faire le point sur des éléments narratifs plutôt que d’offrir un essai sur la stylistique. Cependant, il semble que dans les deux cas nous sommes supposés percevoir les différentes langues dans lesquelles l’œuvre littéraire nous est présentée comme complètement immatérielles, c’est-à-dire comme si rien n’est arrivé ou ne peut arriver dans la traduction. Il apparaitrait que la structure narrative est la plus universelle des structures, que parler de la littérature et de ses caractéristiques est le plus universel des discours et que la traduction n’est que la soustraction et l’addition d’un filme fin sans influence et sans impact sur ce qui se trouve en-dessous. Une analyse de traductions existantes d’une part, et de livres et d’essais écrits par des spécialistes de la traduction de l’autre nous démontre le contraire.
Nous ferons valoir ici que de nouveaux éléments entrent dans un texte traduit, qu’ils ne remplacent pas nécessairement (ou du moins pas entièrement) les entités précédemment existantes, mais qu’ils ils affectent la structure entière et agissent ainsi contre le fait de mettre les textes originaux et les traductions dans le même sac, sauf si ceux-ci sont mis côte à côte et sont précédés d’une affirmation commençant par un « comme si », c’est-à-dire une déclaration ouverte qui affirme que la traduction est traitée temporairement « comme si c’était l’original » à des fins spécifiques et à partir de points de vue spécifiques.
La traduction est différente de l’original dans la mesure où elle contient la voix du traducteur, qui remplace en partie celle de l’auteur et qui est en même temps autonome. Cette voix crée une relation privilégiée avec les lecteurs des traductions, en partie médiationnelle et en partie directe, comme cet article tentera de démontrer en analysant deux positions concernant les glissements dans la traduction et l’approche narratologique à la littérature.
2.
Afin de démontrer que, dans la traductologie, la voix du traducteur est également négligée et le traducteur écarté dès que l’analyse (contrastive) est menée, nous examinerons brièvement deux récentes et différentes approches à l’analyse de glissements dans les textes traduits : celle de van den Broeck et celle de van Leuven-Zwart, la première traitant des traductions en général et la seconde traitant des textes narratifs traduits en particulier.
En citant W. Dressler : « le traducteur est un nouveau Textorigo. Le texte a un nouveau public. Et par ce moyen, une traduction devient, pragmatiquement parlant, une catégorie de texte à part entière dans laquelle ... la force illocutoire aussi bien que la perlocutoire changent » (1972, 107)a[a]Texte traduit par Brieuc Botte de l’allemand au français. Texte original : «... Der Übersetzer ist eine neue Textorigo. Der Text hat ein neues Publikum. Dadurch wird eine Übersetzung pragmatisch zu einer eigenen Textsorte, bei der sich ... sowohl die illocutionary force, als auch die perlocutionary force ändert »., van den Broeck (1986, 37)Broeck, Raymond van den 1986 “Contrastive Discourse Analysis as a Tool for the Interpretation of Shifts in Translated Texts”. Juliane House and Shoshana Blum-Kulka, eds. Interlingual and Intercultural Communication: Discourse and Cognition in Translation and Second Language Acquisition Studies. Tubingen: Narr 1986 37–47. se demande si nous devrions interpréter cet énoncé dans le sens où la traduction, étant une sorte de reproduction de texte dans laquelle un moment sémiotique est impliqué, est une opération méta-textuelle et produit donc un texte qui se rapporte asymétriquement à son proto-texte. Il commente :
Il est connu de tous que la divergence entre le contexte de l’original et celui de sa traduction mène à la perte de certains éléments fonctionnels, alors qu’elle en apporte également de nouveaux. Cependant, croire que les traductions changent la pragmatique de leurs originaux jusqu’au point de les transformer en différents types de textes reviendrait à discréditer sérieusement ce type d’activité méta-textuelle, dont nous sommes probablement plus dépendants aujourd’hui que jamais dans l’histoire de l’humanité.(ibid.)b[b]Texte dans la langue originale : « It is a well-known fact that the discrepancy between the context of the original and that of the translation brings about the loss of certain functional elements whereas it also gives rise to new ones. To believe, however, that translations alter the pragmatics of their originals even to the point of transforming the latter into different types of texts would amount to seriously discrediting this kind of metatextual activity, on which we are probably more dependent than people in any other period in the history of mankind. (ibid.) »
Van den Broeck (1986, 45)Broeck, Raymond van den 1986 “Contrastive Discourse Analysis as a Tool for the Interpretation of Shifts in Translated Texts”. Juliane House and Shoshana Blum-Kulka, eds. Interlingual and Intercultural Communication: Discourse and Cognition in Translation and Second Language Acquisition Studies. Tubingen: Narr 1986 37–47. affirme également que
les traductions changent souvent le style fonctionnel et les conventions textuelles de leurs originaux dans plus d’un aspect pertinent.
La façon dont nous recevons des messages traduits est largement une question de conventions. Nous sommes habitués à considérer les traductions en tant qu’énoncés qui se rapportent à d’autres énoncés d’une manière bien particulière. Elles représentent des cas de reproduction de discours, comme résumer un texte, adapter un texte pour une audience particulière ou rapporter une partie de discours sous la forme bien connue de la grammaire traditionnelle de discours direct ou indirect.c[c]Texte dans la langue originale : « [T]ranslations often change the functional style and the textual conventions of their originals in more than one relevant aspect.The way in which we receive translated messages is largely a matter of convention. We are used to considering translations as utterances which relate back to other utterances in a definite manner. They represent cases of discourse reproduction such as summarizing a text, adapting a text for a specific audience or reporting some discourse in the form, well known from traditional grammar, of direct or indirect speech. »
Les concepts clés qui nous intéressent ici sont « changer », « recevoir des messages traduits» et « reproduction de discours » : il ne peut y avoir de glissement sans un agent qui l’apporte, ni de « (re)production » sans un « (re)producteur ». « Recevoir des messages traduits » implique nécessairement un destinataire d’un message traduit, ainsi qu’un énonciateur. De plus, puisque le message traduit est codifié sous forme textuelle, il s’en suit que l’énonciateur et le destinataire seront aussi codifiés comme parties de cette même forme et que ces parties appartiendront donc aux textes traduits.
Que nous soyons d’accord, ou pas, avec van den Broeck sur le fait de ne pas être d’avis que « les traductions changent la pragmatique de leurs originaux jusqu’au point de les transformer en différents types de textes », il n’y a aucun doute que « le texte a un nouveau public » – une audience qui, comparée à l’audience originale, est le destinataire d’une opération qui implique quant au texte « la perte de certains éléments fonctionnels, alors qu’elle en apporte également de nouveaux ». Il n’y a aucun doute non plus sur le fait que l’élément responsable de cette ‘perte et gain’ ne peut être l’auteur, malgré le nom écrit en caractères gras sur la page de couverture. Et puisque cette ‘perte et gain’ fait partie du texte traduit et du nouveau cadre, l’élément déclencheur devrait se trouver dans le texte traduit-même. Si nous admettons la présence de cette entité, il va sans dire que nous sommes également forcés d’inclure son destinataire, qui, par conséquent, doit être nommé « destinataire de la traduction », et non destinataire tout court.
Néanmoins, malgré l’apparente existence d’une caractéristique structurelle qui ne porte sur les traductions seulement, et en dépit des différentes déclarations de van den Broeck qui mènent à supposer une « extra présence » dans le texte traduit, cette présence n’est explicitement admise nulle part.
Je consacrerai une section plus longue à l’analyse de van Leuven-Zwart (1989, 1990)Leuven-Zwart, Kitty van 1989 “Translation and Original: Similarities and Dissimilarities I”. Target 1:2. 151–181. parce que, dans son travail, l’analyse des glissements dans la traduction est menée en utilisant des catégories descriptives narratologiques.
Dans l’article important publié en deux épisodes dans Target, Kitty van Leuven-Zwart présente « une méthode d’établissement et de description des glissements dans les traductions intégrales de textes narratifs » (1989, 152). La méthode en deux parties implique un modèle comparatif et un modèle descriptif. Le premier est conçu à des fins de classification des glissements micro-structurels, tandis que le second se concentre sur les effets des glissements micro-structurels au niveau macro-structurel. Dans ce modèle, « la macrostructure des textes narratifs est réduite à six parties distinctes : les trois fonctions (les fonctions interpersonnelle, idéationnelle et textuelle de Leech et Short 1981Leech, Geoffrey N. and Michael H. Short 1981 Style in Fiction: A Linguistic Introduction to English Fictional Prose. London-New York: Longman.) opérant au niveau de l’histoire et au niveau du discours » (1989, 173).
Ses conclusions sont saisissantes : près de 70% des traductions analysées présentent un pourcentage de glissements d’approximativement 100% – c.-à-d. qu’un transème correspond à, en moyenne, un glissement.11.Van Leuven-Zwart définit le mot ‘transème’ comme « unité textuelle compréhensible qui est déterminée à l’aide de critères dérivés de Functional Grammar de Dik (1978)Dik, Simon S. Functional Grammar. Amsterdam-New York-Oxford: North Holland. » (1989, 155). [Traduction française des citations courtes de Van Leuven-Zwart fournie par la traductrice; N.d.T.] La plupart des glissements sont sémantiques, appartenant aux catégories de (1) modulation sémantique et affectant les fonctions idéationnelle et interpersonnelle aux deux niveaux, et de (2) modification syntactique-sémantique (sous-catégorie : mots fonctionnels), affectant la fonction interpersonnelle aux deux niveaux et la fonction textuelle au niveau du discours.
« La modulation sémantique s’intéresse à un choix sémantique de la part du traducteur » (1990, 70) et peut être soit plus spécifique, soit plus générale que celui fait par l’auteur du texte original. Les modulations fréquentes et consistantes peuvent entrainer un glissement du style de pensée, c’est-à-dire dans la fonction idéationnelle opérant au niveau du discours et qui, à son tour, apporte un glissement dans la même fonction opérant au niveau de l’histoire. « C’est à dire : un différent style de pensée dans la traduction donne lieu à une image différente du monde fictif » (1990, 71). Un style de pensée plus précis et spécifique dans la traduction définira aussi une information plus précise et spécifique sur les évènements du monde fictif, les personnages, les endroits, et ainsi de suite. Inversement, un style de pensée plus vague dans la traduction définira une information plus vague et générale sur le monde fictif. « Une image différente du monde fictif signifie une manière différente de voir et de raconter le monde » (1990, 72). Conséquemment, un glissement dans la fonction idéationnelle opérant au niveau de l’histoire apporte un glissement dans la fonction interpersonnelle aux deux niveaux.
Les modifications syntaxiques-sémantiques peuvent mettre en jeu les temps de verbes, la personne, le nombre et les classes grammaticales. Dans le cas des classes grammaticales, elles peuvent impliquer les mots lexicaux (verbes, noms, adjectifs et adverbes) et les mots fonctionnels (conjonctions, prépositions, articles et d’autres mots semblables). Dans l’enquête menée par l’auteur, cette dernière sous-catégorie est celle qui est supérieure en nombre aux autres. Les modifications syntaxiques-sémantiques impliquant les mots fonctionnels affectent la fonction textuelle opérant au niveau du discours. Elles peuvent également affecter la fonction interpersonnelle opérant au niveau de l’histoire et du discours en entrainant un changement dans l’attitude du narrateur par rapport au lecteur. En fait, selon van Leuven-Zwart (1990, 81) 1990 “Translation and Original: Similarities and Dissimilarities II”. Target 2:1. 69–95.,
Un haut degré d’explication, afin d’assurer la cohésion, donne lieu à un texte logique et cohérent : les connections causatives, restrictives et finales sont indiquées explicitement et le lecteur n’a pas à faire d’efforts pour les interpréter. ... Un degré limité d’explication, d’autre part, signifie que le lecteur lui-même doit déduire des connections.d[d]Texte dans la langue originale : « A high degree of explicitness to bring about cohesion results in a logical and coherent text: causative, restrictive and final connections are stated explicitly and the reader does not have to make any effort to interpret them. ... A limited degree of explicitness, on the other hand, means that the reader himself must infer connections. »
De plus, en examinant le plan de van Leuven-Zwart des glissements micro-structurels affectant les glissements macro-structurels (1990, 87), nous pouvons remarquer quelque-chose d’intéressant : tous les types de micro-glissements analysés aboutissent à des macro-glissements dans la fonction interpersonnelle opérant aussi bien au niveau du discours qu’au niveau de l’histoire. Ici, la fonction interpersonnelle est définie comme « la manière dont la communication entre le locuteur et l’auditeur est établie » (1989, 172). La manière dont cette fonction opère au niveau de l’histoire détermine la focalisation à partir de laquelle (le point de vue à partir duquel) le monde fictif est présenté ; tandis qu’au niveau du discours, elle concerne la manière dont la communication avec le lecteur est établie – ici, cette fonction est établie par le narrateur. Peu nombreux sont les types de glissements micro-structurels dans la catégorie de modulation stylistique (à savoir, les sous-catégories temporelle, professionnelle et de registre) qui apportent des glissements macro-structurels dans la seule fonction interpersonnelle, opérant aux deux niveaux. Toutes les autres agissent sur deux fonctions, l’une desquelles est toujours la fonction interpersonnelle. Il n’y a pas de cas détecté de glissements qui opèrent sur les trois fonctions en même temps. L’activité de la fonction interpersonnelle est toujours symétrique en fonctionnant sur les deux niveaux simultanément.
C’est également le cas pour la fonction idéationnelle qui est définie comme « la manière dont l’information concernant le monde fictif est donnée » (1989, 172). Nous pouvons dire, au sujet de cette fonction opérant au niveau de l’histoire, que « la manière dont [elle] opère sur ce niveau détermine l’image du monde fictif qui est offerte au lecteur » (174). Cette image peut être concrète, abstraite, subjective, objective. La même fonction au niveau du discours se porte sur les « choix sémantiques exprimant l’image du monde fictif comme il est transmis par cette fonction au niveau de l’histoire » (1989, 177); conformément à Leech et Short (1981)Leech, Geoffrey N. and Michael H. Short 1981 Style in Fiction: A Linguistic Introduction to English Fictional Prose. London-New York: Longman., van Leuven-Zwart désigne la fonction idéationnelle au niveau du discours comme « le ‘style de pensée’ ou style qui est typique d’une certaine vision du monde fictif » (ibid.). Cette fonction est aussi affectée, aux deux niveaux, par la modulation sémantique que nous avons vue dans les résultats de van Leuven-Zwart comme représentant, avec les modifications syntaxiques-sémantiques, la majorité des glissements micro-textuels.
La fonction textuelle, à la différence des deux autres, ne se comporte pas de manière symétrique; en fait, à part les glissements micro-structurels faisant partie des modifications syntaxiques-sémantiques de temps (affectant cette fonction aux deux niveaux), tous les glissements micro-structurels l’affectent seulement au niveau du discours. De plus, ils appartiennent eux aussi à la catégorie de modifications syntaxiques-sémantiques qui inclut la sous-catégorie des mots fonctionnels, qui, comme nous l’avons vu, dépasse en nombre toutes les autres catégories. Van Leuven-Zwart définit la fonction textuelle comme étant la « manière dont l’information est structurée et organisée dans la langue » (1989, 172) ; au niveau de l’histoire, elle « détermine le séquençage fictif, c’est-à-dire l’ordre dans lequel les évènements ont lieu dans le monde fictif » (174), tandis qu’au niveau du discours, on peut dire que « la manière dont [cette] fonction est amenée ... détermine l’ordre syntaxique » (178).
Selon l’analyse de van Leuven-Zwart, ce qui est principalement transformé dans une traduction est, entre autres, le rapport auteur implicite / narrateur – texte – lecteur. Mais nous ne pouvons pas mettre en lumière une telle transformation pour ensuite ignorer l’agent qui l’a engendrée, c’est-à-dire le traducteur, qui, en interprétant le texte original, en suivant certaines normes et en adoptant des stratégies et méthodes spécifiques, construit une nouvelle (et ‘originale’, car elle vaut seulement pour un texte spécifique traduit) relation entre ce que nous devons appeler un ‘texte traduit’ et un nouveau groupe de lecteurs. Incidemment, nous pouvons commencer à envisager le fait que, en ré-abordant un texte, les stratégies du traducteur développent un nouveau lecteur implicite.
Dans l’article de van den Broeck, comme dans celui de van Leuven-Zwart, il y a des signes desquels nous pouvons conclure qu’il y a des présences non reconnues explicitement. Dans le paragraphe qui traite de la modulation sémantique, van Leuven-Zwart (1990, 72ff.) utilise l’expression « le narrateur de la traduction », qui, prise au pied de la lettre, semble ambigüe. Ceci peut signifier le ‘narrateur contenu dans le texte traduit’ ou ‘le narrateur de la traduction’, c’est-à-dire l’entité à partir de laquelle l’histoire est racontée. Cependant, l’utilisation subséquente de l’expression « dans le texte original, le narrateur ... » démêle la phrase et l’élément « narrateur » peut être interprété comme l’un des éléments textuels de l’analyse narratologique, donc comme quelque-chose qui veut simplement dire ‘dans la traduction le narrateur est... tandis que dans l’original il est ...’.22.« ... le narrateur de la traduction considère ces personnages en tant que criminels. Tandis que dans le texte original, le narrateur n’a pas de commentaires sur le fait qu’ils aient été justement ou injustement inculpés de crimes ... Donc, le lecteur du texte espagnol dispose d’un regard ouvert avec une multiplicité d’interprétations, tandis que le lecteur de la traduction n’en dispose pas : il ne dispose que d’un regard fermé où une seule interprétation est possible.Des glissements comme ceux-ci impliquent un changement dans l’attitude du narrateur envers le monde fictionnel, ainsi que le lecteur » (van Leuven-Zwart 1990, 72 1990 “Translation and Original: Similarities and Dissimilarities II”. Target 2:1. 69–95.; italiques de G.S.).l[l]Texte dans la langue originale : « ... the translation’s narrator looks upon these characters as criminals. Whereas in the original text the narrator does not comment on whether [they] have been justly or unjustly convicted of crimes ... Thus, the reader of the Spanish test is given an open view with the possibility of multiple interpretation, while the reader of the translations is not: he is presented with a closed view where only one interpretation is possible.Shifts such as these imply a change in the narrator’s attitude towards both the fictional world and the reader ».
Cependant, dans le paragraphe traitant de la modulation stylistique vis-à-vis d’éléments professionnels, van Leuven-Zwart (1990, 73) 1990 “Translation and Original: Similarities and Dissimilarities II”. Target 2:1. 69–95. utilise l’expression « texte du narrateur » qui, pour encore d’autres raisons, semble ambigüe. En fait, le sens de ‘texte du narrateur’ en général est difficile à interpréter car, dans le même contexte, il est mentionné que « le narrateur décrit une femme qui est ... », ce qui pourrait signifier l’habituel « narrateur, l’élément textuel, celui qui narre ». C’est le « texte du narrateur » qui n’est pas totalement compréhensible, en particulier quand, quelques lignes plus bas, nous rencontrons une expression telle que « dans le texte du narrateur dans la traduction néerlandaise » (74).
Mais, quand il est question d’exotisation et de naturalisation dans le paragraphe traitant de modulation stylistique par rapport aux éléments spécifiques à la culture, la manière dont le mot ‘narrateur’ est utilisé, encourage le lecteur à penser à quelque-chose de complètement différent d’un élément textuel abstrait, sans avoir reçu d’explication quant à ce changement d’utilisation. L’auteur (van Leuven-Zwart 1990, 75–76 1990 “Translation and Original: Similarities and Dissimilarities II”. Target 2:1. 69–95.) affirme que la modulation stylistique d’éléments spécifiques à la culture peut influencer la fonction idéationnelle aux deux niveaux ; ils réfèrent soit à la culture étrangère – l’exotisation, soit à la culture nationale – la naturalisation. Dans le premier cas, « la focalisation s’oriente vers les aspects que le narrateur considère typiques du monde fictif étranger ; ses yeux sont les yeux d’un connaisseur qui veut initier le lecteur à un monde inconnu ». Tandis que, dans le second cas, « le narrateur essaye de minimiser la distance entre le monde fictif étranger et le lecteur ; le monde fictif qui est présenté au lecteur ressemble au sien » (italiques de G.S.).
A ce stade-ci, si nous nous limitons à considérer le narrateur simplement comme élément textuel, nous pouvons mettre un terme à l’analyse en affirmant qu’un glissement a eu lieu dans ce même élément, et que, par exemple à travers l’exotisation et la naturalisation, le processus de la traduction a affecté la manière dont la communication avec le lecteur est établie (fonction interpersonnelle au niveau du discours), tout comme il peut avoir modifié d’autres éléments et aspects. En bref, il pourrait s’agir simplement d’un autre glissement. Mais si nous combinons le mot ‘narrateur’ avec la définition de Chatman de l’‘auteur implicite’, par exemple, qui dit qu’« il est ‘implicite’, c’est-à-dire reconstruit par le lecteur à partir de la narration. ... il est le principe qui a inventé le narrateur, ainsi que tout le reste dans la narration » (Chatman 1978, 148Chatman, Seymour 1978 Story and Discourse: Narrative Structure in Fiction and Film. Ithaca-London: Cornell University Press.), nous nous voyons contraints de nous demander comment un narrateur, en tant que stratégie textuelle élaborée par un auteur implicite tout court, peut « minimiser la distance entre le monde fictif étranger et le lecteur » ou « considérer des aspects typiques du monde fictif étranger ». Ou, en inversant les rôles, comment peut un auteur implicite ‘original’ charger son narrateur de « considérer des aspects typiques du monde fictif étranger » ? Comment devons-nous insérer le mot ‘étranger’ dans une structure narrative générale ? Comment est-ce que l’exotisation et la naturalisation peuvent-elles faire partie de la stratégie narrative élaborée, disons, par l’auteur implicite (original) de Don Quichotte ? Ne sommes-nous pas forcés, aux vues de ces déclarations, de supposer l’existence d’une autre sorte de présence implicite qui informe le « narrateur de la traduction » de ces aspects et/ou besoins spécifiques ? Dans ce cas-ci, ‘narrateur’ est sans doute le narrateur du traducteur, non pas celui de l’auteur original.
Tout ceci nous montre que, quand on traite de textes originaux et traduits, un mot à première vue simple, comme ‘narrateur’, peut être très ambigu. De plus, sa définition elle-même, comme utilisée en général par les narratologues et autres théoriciens, peut être floue. La relation entre lui et d’autres composantes textuelles, comme l’auteur, l’auteur implicite et le lecteur, n’est pas évidente, ni abstraite, mais spécifique, et il n’est pas toujours sans danger de mettre traductions et originaux ensemble quand on traite de structures narratives en général.
Devant ces résultats et affirmations, ce qui n’est toujours pas clair, c’est la raison pour laquelle ni les traductologues, d’une part, ni les spécialistes littéraires, d’autre part, ne permettraient pas une extra-présence dans la structure narrative. Il se pourrait que les textes originaux et les traductions soient perçus en tant que textes fondés sur une identique situation textuelle et communicative : énonciateur – message – destinataire. Cependant, si nous commençons à considérer le texte traduit en tant que concrétisation d’une structure complexe de communication, dans laquelle la relation entre énonciateur et destinataire n’est pas si directe, nous pourrions réussir à résoudre les incohérences détectées dans les positions théoriques qui viennent d’être discutées.
Si nous examinons les résultats de van Leuven-Zwart, les déclarations de van den Broeck et l’analyse narratologique, nous constatons que, d’un point de vue général, le texte original peut être reproduit dans tous ces « aspects pertinents », que « les opérations sémiotiques qui sont les plus faciles à traduire d’une textualité à une autre sont bel et bien celles qui sont dérivées de l’attitude narrative du sujet énonciateur... » (Bettetini 1982, 171Bettetini, G. 1982 “Pragmatica delia traduzione: dalla lettera aU’immagine”. Processi traduttivi: teorie e applicazioni. Brescia: Editrice La Scuola 1982 163–183.).33.« The semiotic operations more easily translated from one textuality into another are certainly those derived from the narrative attitude of the enunciating subject ... ». [Traduction anglaise fournie par G.S. du texte en italien dans l’article original: « Le operazioni semiotiche più facilmente traducibili da una testualità all’altra sono sicuramente quelle derivate dall’atteggiamento narrativo del soggetto enunciatore... » ; N.d.T.] Par conséquent, nous ne désirons pas, et ne pouvons pas, nier l’ « originalité » de l’invention de la structure narrative dans son ensemble. Mais, il existe sans doute un élément d’« authenticité » dans le transfert de cette structure d’une langue vers une autre et cet élément d’« authenticité » ne peut être attribué à un vacuum, mais doit être textuellement attribué au traducteur.
3.
Nous sommes donc arrivés au stade où nous devons trouver une expression structurelle pour cette présence textuelle. En gardant à l’esprit ce qui vient d’être discuté comme point de départ, et en considérant la tendance de la narratologie à appliquer des descriptions abstraites à l’analyse textuelle, est-il vraiment possible d’affirmer qu’un seul et même diagramme de communication narrative demeure inchangé ? Par exemple, est-ce que le diagramme de communication narrative inventé par Chatman44.Dans Chatman (1978)Chatman, Seymour 1978 Story and Discourse: Narrative Structure in Fiction and Film. Ithaca-London: Cornell University Press., le diagramme présentait ‘narrateur’ et ‘narrataire’ entre parenthèses. En fait, pour Chatman, ces deux entités étaient « optionnelles » et il faisait clairement une distinction entre histoires « nonnarrées » et histoires « narrées ». Il a subséquemment changé sa position à cet égard et, dans Chatman (1990, 218) 1990 Coming to Terms: The Rhetoric of Narrative in Fiction and Film. Ithaca-London: Cornell University Press., il affirme dans une note au chapitre 5 « En Défense de l’Auteur Implicite » : « Je ne pense plus que narrateurs et narrataires sont « optionnels » et que quand le narrateur est « absent », l’auteur implicite peut s’adresser directement au lecteur. Ceci est irréconciliable avec la notion d’auteur implicite comme source silencieuse, comme inventeur perpétuellement réanimable du tout. Je dois beaucoup à Shlomith Rimmon-Kenan dans la discussion de ce point, ... (bien que, contrairement à elle, je continue à croire en l’utilité d’un modèle de communication narrative en six parties qui inclut l’auteur implicite et le lecteur implicite) ».m[m]Texte dans la langue originale : « I no longer believe that narrators and narratees are ‘optional’ and that where the narrator is ‘absent’, the implied author may address the reader directly. That is irreconcilable with the notion of the implied author as silent source, as the perpetually reanimatable inventor of the whole. I am indebted to the discussion of this point by Shlomith Rimmon-Kenan, ... (though unlike her, I continue to believe in the utility of a six-part communication model of narrative that includes implied author and implied reader) ». Ceci nous permet d’adapter le diagramme à la nouvelle position de Chatman et d’éliminer les parenthèses. peut être d’application pour les deux textes, disons, l’original Anna Karénine et sa traduction italienne ?
Selon Chatman (1990, 74) 1990 Coming to Terms: The Rhetoric of Narrative in Fiction and Film. Ithaca-London: Cornell University Press., l’auteur implicite est
l’instance dans la fiction narrative elle-même qui guide toute lecture de celle-ci. Chaque fiction comprend une telle instance. C’est la source – à chaque lecture – de l’invention du travail. C’est aussi le locus de l’intention de l’œuvre ... [et] ... la source de l’entière structure de sens d’un texte narratif – pas seulement de ses assertions et de sa dénotation mais aussi de ses implications, de sa connotation et de son nexus idéologique...e[e]Texte dans la langue originale : « [T]he agency within the narrative fiction itself which guides any reading of it. Every fiction contains such an agency. It is the source – on each reading – of the work’s invention. It is also the locus of the work’s intent ... [and] ... the source of a narrative text’s whole structure of meaning – not only of its assertions and denotation but also of its implications, connotation, and ideological nexus... »
Et même si l’auteur réel « se retire du texte dès que le livre est imprimé et vendu ... » (dès qu’un texte est mis en bouteille et envoyé en mer, comme dirait Eco), les « principes d’invention et d’intention restent dans le texte ». Ces principes (Chatman 1990, 75 1990 Coming to Terms: The Rhetoric of Narrative in Fiction and Film. Ithaca-London: Cornell University Press.), « reconstruits par l’audience à chaque lecture ... façonnent et contrôlent le message du narrateur ». Selon Chatman (81), l’invention, qui à l’origine était une activité dans la pensée de l’auteur réel, devient après publication un principe enregistré dans le texte. Ce principe est le résidu du travail de l’auteur réel ; c’est devenu un artefact textuel. Le texte est lui-même l’auteur implicite, et l’auteur implicite, à son tour (en tant que principe gravé d’invention et d’intention), instruit le lecteur sur la façon de lire le texte et sur la façon de représenter la sélection et la mise en ordre des composantes textuelles. Par conséquent, ce sont les lecteurs qui reconstituent ces principes, et non pas l’activité originale de l’auteur (83–84). Cependant, l’auteur implicite « n’est pas la ‘voix’, c’est-à-dire la source immédiate de transmission du texte. ‘La voix’ appartient seulement au narrateur » (76). L’auteur implicite, néanmoins, est toujours un outil de l’invention. En tant qu’inventeur, l’auteur implicite est par définition distinct des narrateurs, qui sont inventés (85). Le narrateur est le seul sujet, la seule ‘voix’ du discours narratif. L’inventeur de ce discours, ainsi que du discours des personnages, est l’auteur implicite. L’inventeur correspond aux schémas dans le texte que le lecteur négocie (87). « L’homologue de l’auteur implicite est le lecteur implicite – non pas ma personne ou votre personne en chair et en os ... mais l’audience présupposée par le récit lui-même » (Chatman 1978, 149–150Chatman, Seymour 1978 Story and Discourse: Narrative Structure in Fiction and Film. Ithaca-London: Cornell University Press.). Tout en considérant, cependant, la plénitude d’études de lecteurs implicites menées, l’auteur préfère centraliser son attention sur l’auteur implicite et assumer que le premier est l’image miroitée du second (Chatman 1990, 75 1990 Coming to Terms: The Rhetoric of Narrative in Fiction and Film. Ithaca-London: Cornell University Press.).
Nous pouvons donc respecter les définitions de Chatman d’auteur réel, d’auteur implicite, de lecteur implicite et de lecteur réel et tenter une expérience, en voyant si, en utilisant son diagramme et en remplaçant ses composantes abstraites par des composantes réelles, il fonctionne encore. La situation de communication narrative, disons, d’Anna Karénine de Tolstoï devrait donc être représentée en commençant pour ainsi dire de l’extérieur par :
Si la sorte d’analyse menée par Chatman pouvait vraiment être appliquée à des narrations originales et à des traductions de la même façon (comme le laisse entendre la coexistence d’exemples originaux et traduits dans son texte), nous devrions pouvoir représenter la version italienne (ou n’importe quelle autre) d’Anna Karénine comme suit :
Nous pouvons assurément dire que ceci représente le livre de Tolstoï vendu dans les librairies italiennes avec le nom de l’auteur écrit sur la page de garde et, entre les pages de couvertures, un texte mis à la disposition du lecteur italien grâce à la langue italienne. (Incidemment, nous pensons que c’est la structure que beaucoup d’auteurs ont en tête en écrivant à propos de la traduction.)
Mais nous rencontrons immédiatement un problème : entre lecteur réel et lecteur implicite, il y a et doit y avoir une relation directe.
Selon Chatman (1978, 150)Chatman, Seymour 1978 Story and Discourse: Narrative Structure in Fiction and Film. Ithaca-London: Cornell University Press., « le personnage-narrataire n’est qu’un stratagème de par lequel l’auteur implicite informe le lecteur réel sur la manière dont il doit se comporter en tant que lecteur implicite, sur quelle Weltanschauung adopter ». De plus, dans le diagramme, la connexion entre auteur réel et auteur implicite, d’une part, et lecteur implicite et lecteur réel, d’autre part, est établie par des flèches discontinues qui indiquent une relation à des parties non-immanentes à la structure narrative, mais finalement responsables de celle-ci.
Il est évident que, pour représenter un lecteur implicite par un lecteur réel, ils doivent partager au moins la même langue.
Si nous continuons sur notre exemple, nous pouvons voir que l’entité appelée ‘lecteur implicite’ commence à être tirée dans deux directions différentes : vers l’entité extratextuelle du lecteur réel (dans ce cas, italien) et vers l’entité intra-textuelle de l’auteur implicite (dans ce cas, russe). En fait, si nous ajustons notre diagramme afin de nous conformer aux impositions de la relation existant entre lecteur réel et implicite, nous obtenons :
À ce stade-ci, nous devons de toute évidence nous en sortir avec les différentes définitions d’auteur implicite et le lien de communication avec son lecteur implicite. Si nous acceptons les énoncés suivants, faits par différents excellents spécialistes dans différents domaines (et ils ont du sens), comment justifions-nous la relation entre un auteur implicite immanent dans un roman de Tolstoï et un lecteur implicite immanent dans le même texte aussi, mais ajusté afin de se conformer à la relation avec le nouveau lecteur ?
Roger Fowler (1983, 80, 81)77.Également cité par Chatman (1990, 81) 1990 Coming to Terms: The Rhetoric of Narrative in Fiction and Film. Ithaca-London: Cornell University Press..:
À sa façon énigmatique, « le texte parle » trouve la source correcte pour la voix du discours narratif : dans les conventions publiques de la langue, par rapport auxquelles l’auteur est un medium facilitant – le texte, une fois écrit, se libère de l’acte d’écriture et « devient publique ». La langue, transcendant l’individu, imprègne le texte des valeurs de la communauté. Et, sans contradiction, le lecteur est le producteur de sens, puisqu’il est, autant que l’écrivain, un recueil des valeurs linguistiquement codées de la culture, et a le pouvoir de les libérer du texte. f[f]Texte dans la langue originale : « In its cryptic way, ‘the text speaks’ finds the correct source for the voice of narrative discourse: in the public conventions of language, in relation to which the author is a facilitating medium – the text, once written, liberates itself from his act of writing and ‘goes public.’ Language, transcending the individual, imprints the text with the community’s values. And, without contradiction, the reader is the producer of meaning, since he, as much as the writer, is a repository of the culture’s linguistically coded values, and has the power to release them from the text. »
Mais Fowler (1983, 80)Fowler, Roger 1983 Linguistics and the Novel. London-New York: Methuen. continue :
Parmi d’autres valeurs, le lecteur crée une image de la voix de l’auteur, ainsi que d’autres voix, supplantant le discours de l’auteur réel avec une voix conventionnelle et compréhensible selon les attentes partagées de la communauté. (Italiques de G.S.)g[g]Texte dans la langue originale : « Among other values, the reader creates an image of the author’s voice, and of other voices, supplanting the discourse of the real author with a conventional voice comprehensible within the community’s shared expectations. »
Dans Lector in Fabula, Umberto Eco (1991, 58–59), en parlant du « lecteur modèle »88.Nous sommes conscients des différences existant entre lecteur modèle et lecteur implicite. Cependant, nous incluons ici la définition d’Eco car nous partageons le point de vue de Rimmon-Kenan qui consiste à percevoir les deux lecteurs comme appartenant à une construction théorique, « implicite et encodée dans le texte, représentant l’intégration de données et le procédé interprétatif ‘convié’ par le texte » (Rimmon-Kenan 1993, 119Rimmon-Kenan, Shlomith 1993 Narrative Fiction: Contemporary Poetics. London-New York: Routledge.). (que certains auteurs ont identifié au lecteur implicite) et en utilisant Finnegans Wake comme exemple, dit :
mais dont la compétence fondamentale devra être la maîtrise de l’anglais ... En d’autres mots, dans sa production ultime, même Joyce, l’auteur du texte le plus ouvert dont il nous soit donné de parler, construit son propre lecteur à travers une stratégie textuelle. Référé à des lecteurs que le texte ne postule pas et qu’il ne contribue pas à produire, le texte devient illisible ... ou alors cela devient un autre livre.(Italiques de G.S.)99.« ... but for this ideal reader a knowledge of the English language becomes indispensable... in other words, even Joyce in his final period when he wrote the most open text possible [Finnegans Wake], constructs his own reader by means of a textual strategy; referred to readers which the text does not postulate and does not help to produce, the text becomes unreadable ... or another text altogether. » (Italiques de G.S.)[Traduction anglaise fournie par G.S. du texte en italien dans l’article original : «... ma questo lettore ideale dovrà avere come competenza fondamentale il possesso dell’inglese ... in altre parole anche l’ultimo Joyce, autore del testo più aperto di cui sia possibile parlare costruisce il proprio lettore attraverso una strategia testuale. Riferito a lettori che il testo non postula e non contribuisce a produrre, il testo diventa illeggibile ... oppure diventa un altro libro » ; N.d.T.] , h[h]Extrait tiré de la traduction française de Myriem Bouzaher de Lector in Fabula (Lector in Fabula – Le rôle du lecteur) de Umberto Eco.
Eco (1990, 110)Eco, Umberto 1990 I limiti dell’interpretazione. Milano: Bompiani. réitère ce concept quand il écrit :
Quand un texte est mis en bouteilles, c’est-à-dire lorsqu’il est produit non pour un destinataire isolé mais pour une communauté de lecteurs..., l’auteur sait qu’il sera interprété non selon ses intentions mais selon une stratégie complexe d’interactions impliquant les lecteurs et leur compétence de la langue comme patrimoine social. Par patrimoine social, je n’entends pas seulement une langue donnée comme ensemble de règles grammaticales, mais en outre toute l’encyclopédie qui s’est constituée à travers l’exercice de cette langue, à savoir les conventions culturelles que cette langue a produites et l’histoire des interprétations précédentes de nombreux textes, y compris le texte que le lecteur est en train de lire en ce moment. L’acte de lecture doit évidemment tenir compte de l’ensemble de ces éléments, même s’il est improbable qu’un seul lecteur puisse tous les maîtriser. Ainsi, tout acte de lecture est une transaction difficile entre la compétence du lecteur (la connaissance du monde partagée par le lecteur) et le type de compétence qu’un texte donné postule pour être lu de manière économique.(Italiques de G.S.)1010.« When a text is sealed in a bottle ... that is to say when a text is produced not for a single addressee but for a community of readers, the author is aware that it will be interpreted not according to his own intent but according to a complex strategy of interactions also involving the readers together with their competence of language as social wealth. By social wealth I do not mean only a given language as a set of grammar rules, but also the whole encyclopedia which is formed through the practice of that language, i.e. the cultural conventions that language produced and the history of previous interpretations of many texts including the text the reader is reading at that moment. The act of reading must of course take all these elements into account, although it is unlikely for a single reader to master them all ... Thus each act of reading is a difficult negotiation between a reader competence (the knowledge of the world shared by a reader) and the kind of competence a text postulates to be read in an economic way ... ». (Italiques de G.S.)[Traduction anglaise fournie par G.S. du texte en italien dans l’article original: « Quando un testo viene messo in bottiglia ... cioè quando un testo viene prodotto non per un singolo destinatario ma per una comunità di lettori, l’autore sa che esso verrà interpretato non secondo le sue intenzioni ma secondo una complessa strategia di interazioni che coinvolge anche i lettori, assieme alla loro competenza della lingua come patrimonio sociale. Per patrimonio sociale non intendo soltanto una data lingua come insieme di regole grammaticali, ma anche l’intera enciclopedia che si è costituita attraverso l’esercizio di quella lingua, cioè le convenzioni culturali che quella lingua ha prodotto e la storia delle interpretazioni precedenti di molti testi, compreso il testo che il lettore sta leggendo in quel momento. L’atto della lettura deve evidentemente tenere conto di tutti questi elementi, anche se è improbabile che un singolo lettore possa padroneggiarli tutti... Così, ogni atto di lettura è una transazione difficile fra la competenza del lettore (la conoscenza del mondo condivisa dal lettore) e il tipo di competenza che un dato testo postula per essere letto in maniera economica » ; N.d.T.] , i[i]Extrait tiré de la traduction française de Myriem Bouzaher de I limiti dell’interpretazione (Les Limites de l’Interprétation).
Shlomith Rimmon-Kenan (1993, 117–118) partage l’avis d’Eco quand elle énonce :
De la même manière que le lecteur participe à la production du sens du texte, le texte façonne le lecteur. D’une part, il ‘sélectionne’ son lecteur approprié et crée une image d’un tel lecteur, de part ses codes linguistiques spécifiques, son style, l’‘encyclopédie’ qu’il présuppose implicitement (Eco 1991, 7 1991 Lector in Fabula. Milano: Bompiani.). D’autre part, tout comme le texte pré-façonne une certaine compétence à apporter de l’extérieur par le lecteur, pendant la lecture, il développe aussi dans le lecteur une compétence spécifique nécessaire pour l’affronter, l’entraînant souvent à changer ses conceptions précédentes et à modifier son point de vue. Le lecteur est donc aussi bien une image d’une certaine compétence apportée au texte, qu’une structuration d’une telle compétence dans le texte même.(Italiques de G.S.) j[j]Texte dans la langue originale : « Just as the reader participates in the production of the text’s meaning so the text shapes the reader. On the one hand it ‘selects’ its appropriate reader, projects an image of such a reader, through its specific linguistic codes, its style, the ‘encyclopedia’ it implicitly presupposes (Eco 1991, 7 1991 Lector in Fabula. Milano: Bompiani.). On the other hand, just as the text pre-shapes a certain competence to be brought by the reader from the outside, so in the course of reading, it develops in a reader a specific competence needed to come to grips with it, often inducing him to change his previous conceptions and modify his outlook. The reader is thus both an image of a certain competence brought to the text and a structuring of such a competence within the text. »
Leech et Short (1983, 260) écrivent :
Bien que l’auteur d’un roman soit dans l’obscurité par rapport à son lecteur dans plus d’un aspect, il peut évidemment présumer partager un fond commun de connaissances et d’expérience avec son lecteur. ... Puisque l’auteur peut présumer les connaissances que n’importe quel lecteur particulier n’aurait peut-être pas nécessairement, nous devons conclure que le destinataire dans la communication littéraire n’est pas le lecteur, mais ce que W. Booth a appelé le ‘lecteur factice’, ou ce qui pourrait être plus commodément nommé lecteur implicite, un personnage hypothétique qui partage avec l’auteur non seulement des connaissances de base mais également un ensemble de présuppositions... Pour qu’un lecteur ‘suspende son incrédulité’ et devienne le lecteur adéquat, il ne doit pas seulement se rendre compte de certains faits, mais également être indulgent sur différents points – linguistiques, sociaux, moraux – par rapport au lecteur auquel l’auteur s’adresse.(Italiques de G.S.)k[k]Texte dans la langue originale : « Although the author of a novel is in the dark about his reader from many points of view, he can of course assume that he shares with his readers a common fund of knowledge and experience. ... Because the author can assume knowledge which any particular reader might not necessarily have, we have to conclude that the addressee in literary communication is not the reader, but what W. Booth has called the ‘mock reader’, or what may be more conveniently termed the implied reader, a hypothetical personage who shares with the author not just background knowledge but also a set of presuppositions... For a reader to ‘suspend his disbelief’ and become the appropriate reader he has not just to make himself aware of certain facts, but also to make all kinds of allowances, linguistic, social, moral, for the reader whom the author is addressing. »
Mario Ferraresi (1989, 102)Ferraresi, Mauro 1989 “Il lettore liminare: per una semiotica dell’invenzione”. VS 52/53. 99–111. 1111.« ... the implied reader is more ‘inside’ a text than the model reader. According to her, we can state that the implied reader’s predisposition, his performance intent, is organized by the text itself. It is as if we perceived, in the styleme or in the structural organization, the implied presence of a target, of a final goal towards which an author tends and for which he writes. And the text, once it has been realized, presupposes and organizes the presence of such a target ».[Traduction anglaise fournie par G.S. du texte en italien dans l’article original : il lettore implicito è interno al testo più di quanto non sia il lettore modello. Sempre seguendo Iser potremmo affermare che le predisposizioni del lettore implicito, i suoi intenti esecutivi, sono organizzati dal testo stresso. E’ come se si avvertisse nello stilema o nell’organizzazione della struttura, l’implicita presenza di un target, di un bersaglio finale verso il quale si tende e per cui si scrive. E il testo, una volta costituito, presuppone e organizza la presenza di tale bersaglio... ; N.d.T.] dit aussi :
Le lecteur implicite est plus ‘à l’intérieur’ d’un texte que le lecteur modèle. D’après Iser, nous pouvons affirmer que la prédisposition du lecteur implicite, son intention de performance, est organisée par le texte-même. C’est comme si nous percevions dans le stylème ou dans l’organisation structurelle la présence implicite d’une cible, d’un but final vers lequel l’auteur tend et pour lequel il écrit. Et le texte, une fois qu’il est réalisé, présuppose et organise la présence d’une telle cible.
Tous ces énoncés, en dépit de leurs différences conceptuelles, contiennent des références spécifiques à la langue comme dépositaire de valeurs culturelles, d’indulgences linguistiques à faire, de conventions culturelles produites par une certaine langue, et ainsi de suite. Ils proposent tous également une relation texte original–lecteur, sinon ils n’auraient pas de sens puisque, si nous éliminons la condition première qui est représentée par le partage de la même langue, il n’y aurait certainement pas de partage de présuppositions, de cadres de référence, d’encyclopédie ou peu importe comment on décide de l’appeler, et le lien entre auteur implicite et lecteur implicite serait évidemment rompu.
Nous sommes donc forcés d’argumenter que tout diagramme ‘simple’, ou toute description textuelle d’un texte narratif, ne représentera seulement qu’un texte original, et jamais une traduction, et ceci simplement parce que seul un texte qui n’a pas été manipulé par une intervention supplémentaire peut se conformer aux définitions listées ci-dessus. Une traduction, d’autre part, peut être décrite textuellement et schématiquement seulement en y incluant une entité qui rendra compte de, et réalisera dans le texte, la communication entre l’écrivain et le lecteur.
En fait, en traitant d’un récit traduit, nous nous retrouvons dans une situation dans laquelle notre condition première de partage de présuppositions, ou de stratégie complexe entre auteur et lecteurs à matérialiser, manque. Cependant, parallèlement et de part une opération appelée traduction (ou un opérateur appelé traducteur), une communication narrative, à tous égards, existe toujours – ou mieux, un texte existe et est ‘lisible’.
Le lecteur de la traduction recevra une sorte de message divisé venant de deux énonciateurs, tous les deux originaux même si c’est dans deux sens différents : l’un provient de l’auteur, est élaboré et est obtenu par médiation du traducteur, et l’autre (le langage de la traduction elle-même) provient directement du traducteur. Il est donc proposé que, pour décrire correctement un récit traduit, nous devrions utiliser un diagramme différent :
A.R. = auteur réel Ne = narrataire
A.I. = auteur implicite L.I. = lecteur implicite
Nr = narrateur L.R. = lecteur réel
La case indique que la fonction du lecteur implicite est interceptée et isolée. Ici, le traducteur devient le récepteur de l’ensemble de présuppositions assumées par l’auteur implicite et exprimées à travers la « ‘voix’ du discours narratif », c.à.d. le narrateur. Nous pouvons dire (avec bon espoir) que le traducteur se conforme à toutes les définitions listées ci-dessus. Il/elle devrait pouvoir déceler tous les standards, les conventions, les normes et les stratégies narratives et, évidemment, il/elle connait la langue. Bref, il/elle entreprend la fonction du lecteur implicite, il/elle décèle ce que l’auteur implicite (ou le texte) veut que son lecteur soit et devient le lecteur implicite. Et ce qui distingue un traducteur de n’importe quel lecteur ‘commun’ (représentant un lecteur implicite) n’est pas simplement le fait qu’il/elle est un(e) lecteur/lectrice privilégié(e), comme beaucoup d’auteurs le disent, mais qu’il/elle est conscient(e) de la sorte de lecteur implicite présupposée par un récit donné. De plus, puisque la tâche du traducteur est de produire un texte, cette prise de conscience sera exprimée et codifiée dans le texte-même, c.à.d. dans sa traduction.
Dans l’espace représenté par la case, le traducteur négocie tous les schémas dans le texte. A partir de ce point de ‘négociation’, elle/il intercepte la communication et la transmet, retraitée, au nouveau lecteur qui recevra le message. Ici aussi, paraphrasant l’énoncé de Chatman (1990, 81) 1990 Coming to Terms: The Rhetoric of Narrative in Fiction and Film. Ithaca-London: Cornell University Press., l’ «invention » qui est à l’origine une activité dans la pensée du traducteur réel, c.à.d. le recours à une langue capable de transmettre le message de l’auteur original, devient un principe inscrit dans le texte. Ce principe est alors un artefact textuel. Ce que nous obtenons est un traducteur implicite partageant avec le lecteur implicite « un ensemble de présuppositions » concernant les normes et les standards en vigueur dans la culture cible.
En ce qui concerne la traduction, nous avons besoin du concept de ‘traducteur implicite’ pour les mêmes raisons que nous avons besoin du concept d’‘auteur implicite’, et une relecture minutieuse des définitions d’auteur implicite listées ci-dessus nous montrera comment elles peuvent être ajustées afin d’être conformes à la situation de traduction. Un traducteur construira en fait un ensemble de présuppositions traductionnelles en fonction du livre devant être traduit et de l’audience envisagée. C’est aussi un concept utile pour toutes ces traductions qui n’ont pas de traducteur ‘déclaré’ ou pour celles qui sont construites en assemblant des morceaux de traductions existantes du même livre. Dans ce cas, il peut ne pas y avoir de nom de traducteur sur la page de couverture mais il y a certainement une ‘intention de traduction’ qui obéit à des normes données et qui produit un nouveau texte.1212.Je réfère à une nouvelle collection publiée en Italie (‘Poker’ Vallardi, Garzanti, 1993) dans laquelle des livres d’auteurs étrangers sont publiés sans mention du fait que ce sont des traductions, et, par exemple, Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll est menu à la fin d’un bon ensemble de notes disant de quelles traductions les passages indiqués sont pris.
Puisqu’il y a un traducteur implicite, il y a aussi un lecteur implicite de la traduction, c.à.d. le récepteur d’un ensemble de présuppositions concernant les normes traductionnelles et standards activés par le traducteur implicite, en plus d’un ensemble de présuppositions concernant le monde fictif activé par l’auteur implicite original et transmis par la médiation du traducteur implicite.
Sur le côté droit du diagramme évidemment aussi, ‘la voix est la voix du narrateur’ (filtrée par la case sur le côté gauche). Nous pouvons ainsi voir comment l’énoncé de van Leuven-Zwart sur le ‘narrateur de la traduction’ est justifié. De part cette représentation graphique seulement, nous pouvons comprendre, par exemple, le glissement dans la fonction idéationnelle au niveau de l’histoire et au niveau du discours référant, dans un premier cas, à la culture étrangère (l’exotisation), dans laquelle « la focalisation s’oriente vers les aspects que le narrateur considère typiques du monde fictif étranger » ; et dans l’autre cas, référant à la culture nationale (la naturalisation), dans laquelle le « narrateur essaye de minimiser la distance entre le monde fictif étranger et le lecteur ». Ici, le narrateur n’est plus seulement l’entité inventée par l’auteur implicite, mais aussi une entité traitée par un traducteur implicite qui est le seul à avoir le pouvoir et l’aptitude d’instruire ‘son’ narrateur à « minimiser la distance entre le monde fictif étranger et le lecteur » ou à « considérer les aspects typiques du monde fictif étranger ». Nous pouvons donc ainsi intégrer le mot ‘étranger’ dans une structure narrative traduite générale.
En laissant l’auteur implicite ‘original’ dans la situation de communication narrative, mais en-dehors de la ‘case de traitement’, nous espérons pouvoir montrer non seulement que « la ... traduction d’un énoncé ... est interprétée par rapport au contexte de son original ... [et] préserve donc la perspective du locuteur original dans tous les aspects pertinents » (Pause [1983]Pause, Eberhard 1983 “Context and Translation”. R. Bäuerle et al., eds. Meaning, Use, and Interpretation of Language. Berlin and New York: de Gruyter 1983 384–399. cité par van den Broeck 1986, 46Broeck, Raymond van den 1986 “Contrastive Discourse Analysis as a Tool for the Interpretation of Shifts in Translated Texts”. Juliane House and Shoshana Blum-Kulka, eds. Interlingual and Intercultural Communication: Discourse and Cognition in Translation and Second Language Acquisition Studies. Tubingen: Narr 1986 37–47.),1313.Van den Broeck, réfutant les propos de Pause, cite le passage suivant (Pause, 1983Pause, Eberhard 1983 “Context and Translation”. R. Bäuerle et al., eds. Meaning, Use, and Interpretation of Language. Berlin and New York: de Gruyter 1983 384–399.) : « La traduction pure d’un énoncé, cependant, ne pourrait en aucun cas être considérée comme acte de parole autonome du reproducteur, puisqu’elle est entièrement interprétée par rapport au contexte de son original. La traduction préserve donc la perspective du locuteur original dans tous les aspects pertinents. En conséquent, un traducteur, en général, ne commentera pas dans sa traduction sur l’énoncé du locuteur original à partir de son propre point de vue ». o[o]Texte dans la langue originale : « The pure translation of an utterance, however, could by no means be considered as an autonomous speech act of the reproducer, since it is entirely interpreted at the context of its original. Thus the translation preserves the original speaker’s perspective in all relevant aspects. Therefore, in general, a translator will not comment in his translation on the original speaker’s utterance from his own viewpoint ». mais également que, comme van den Broeck le dit, « les traducteurs commentent la perspective de l’écrivain original de part leur ‘propre point de vue’, ils n’imposent pas simplement leurs propres préférences mais obéissent plutôt aux règles ou se soumettent aux normes sociales et aux conventions culturelles cibles » (van den Broeck 1986, 46Broeck, Raymond van den 1986 “Contrastive Discourse Analysis as a Tool for the Interpretation of Shifts in Translated Texts”. Juliane House and Shoshana Blum-Kulka, eds. Interlingual and Intercultural Communication: Discourse and Cognition in Translation and Second Language Acquisition Studies. Tubingen: Narr 1986 37–47.).1414.Voici l’entière citation de van den Broeck (1986, 46)Broeck, Raymond van den 1986 “Contrastive Discourse Analysis as a Tool for the Interpretation of Shifts in Translated Texts”. Juliane House and Shoshana Blum-Kulka, eds. Interlingual and Intercultural Communication: Discourse and Cognition in Translation and Second Language Acquisition Studies. Tubingen: Narr 1986 37–47. : « A mon avis, cette caractérisation de la traduction [c.à.d. celle de Pause] n’est pas seulement contraire aux faits parce qu’elle va à l’encontre d’innombrables observations faites de réels cas de discours traduits, mais elle omet également des facteurs contextuels... Dans de nombreux cas, dans lesquels les traducteurs commentent de leur propre point de vue la perspective de l’écrivain, ils ne donnent pas seulement leurs propres préférences personnelles, mais obéissent plutôt aux règles et se soumettent aux normes sociales cibles et aux conventions culturelles cibles ».p[p]Texte dans la langue originale : « In my opinion this characterization of translation [i.e. Pause’s] is not only contrary to fact since it runs counter to innumerable observations made on actual instances of translated discourse, but it also neglects contextual factors ... In numerous cases, in which translators comment the original writer’s perspective from their ‘own viewpoint’, they do not simply indulge their own personal preferences but rather obey rules or submit themselves to target social norms and cultural conventions ». En un mot, les deux affirmations, ou positions, ne sont pas mutuellement exclusives et peuvent être perçues comme coexistant dans la même situation de traduction. Adopter soit l’un soit l’autre voudrait dire, d’une part, nier l’intention et l’invention d’un écrivain original et, d’autre part, nier l’intention et l’invention d’un traducteur.
En conclusion
La traduction d’un texte narratif est un travail d’écriture destiné à un destinataire. C’est donc un acte de communication et, en tant que tel, il doit inclure un énonciateur. Donc, un tel travail ne peut exister sans titulaire. Et un tel ‘titulaire’ ne peut pas apparaitre seulement dans des analyses de glissements ou dans des comparaisons entre originaux et traductions (même si, dans ce cas, si nous comparons deux textes, nous posons automatiquement comme hypothèse qu’il y a deux auteurs, qu’il existe un traducteur en tant qu’auteur, donc aussi qu’il existe un message et qu’enfin il existe un destinataire de ce message). Pour une telle opération d’écriture ‘réelle’, nous devons trouver des termes descriptifs parallèles à ceux utilisés pour l’écriture originale.
Nous ne pouvons entreprendre une opération textuelle et puis prétendre qu’elle n’a pas eu lieu. Nous ne pouvons considérer un auteur implicite original comme homologue et reflet1515.Tous les traitements d’auteurs et de lecteurs insistent sur la symétrie des termes : un lecteur réel correspond à un auteur réel ; un lecteur implicite correspond à un auteur implicite ; etc. du lecteur implicite de la traduction dont la stratégie d’organisation ne présagerait pas un lecteur implicite qui ne pourrait pas parler la langue dans laquelle le texte est écrit – même si nous acceptons la définition d’auteur implicite comme « ensemble de normes implicites, plutôt qu’un locuteur ou une voix (c.à.d. un sujet) », adoptée par Rimmon-Kenan en opposition avec Chatman. L’homologue du lecteur implicite de la traduction sera le traducteur implicite, ou l’ensemble de normes qui dictent et dirigent l’élaboration de la traduction, qui, à son tour, est le (re-)traitement et la négociation d’un ensemble de présuppositions et de standards activés par l’auteur original. L’affirmation de Fowler (1983, 47)Fowler, Roger 1983 Linguistics and the Novel. London-New York: Methuen., « … tout texte est un discours, un acte de langage par un auteur implicite qui a des conceptions définies d’un lecteur implicite identifiable », peut être paraphrasée comme suit : « toute traduction est un discours, un acte de langage par un traducteur implicite qui a des conceptions définies d’un lecteur implicite identifiable (de la traduction) ».
Par conséquent, le lecteur implicite de la traduction est la cible (dans le sens spécifié par Ferraresi, voir ci-dessus) d’une double stratégie.
Si nous insistons sur la notion de traducteur implicite et de lecteur implicite de la traduction, c’est parce que nous réalisons la nécessité d’appliquer des catégories parallèles au texte traduit également et le besoin d’un remède à la tendance à généraliser à propos du ‘lecteur implicite et réel d’un texte donné’. Nous acceptons bien évidemment qu’Anna Karénine soit lu dans le monde entier, mais que de tels lecteurs forment en masse un corpus indifférencié nous est moins évident. Ce corpus sera en fait différencié parce que les normes informant la communication dans les différentes langues seront différentes, tout comme les stratégies informant les différentes traductions.
Le traducteur implicite organise les manières dont le lecteur implicite de la traduction est informé sur le ‘message’ de l’auteur original.
A la différence de la communication narrative originale, nous pouvons dire que la communication narrative traduite a comme caractéristique textuelle deux énonciateurs s’adressant à un destinataire. Nous pouvons dire également que, quand nous lisons une traduction en tant que traduction, nous partageons pratiquement à la fois l’ensemble de présuppositions sous-jacentes au récit original et l’ensemble de normes informant la traduction. Seule l’acceptation des standards adoptés par le traducteur permet l’acceptation des standards de l’auteur. Sans ce premier, nous perdons notre équilibre et ne savons plus où nous positionner. Dans des conditions réelles de lecture, je suppose que nous connaissons tous la sensation d’inconfort émanant de la lecture d’une traduction dont les normes ne correspondent pas aux nôtres. C’est une sorte d’inconfort qui va au-delà de ce qui est superficiellement défini comme ‘mauvaise écriture’ (même si une soi-disant mauvaise écriture peut, dans un sens, être perçue comme trahison des normes, puisque, la plupart du temps, c’est la conséquence de calques syntaxiques ; voir les définitions des « Calques et emprunts » dans les travaux de Rimmon-Kenan). A vrai dire, c’est déconcertant dans la mesure où cet inconfort concerne également l’ensemble ‘original’ de présuppositions. Le texte est ébranlé et nous ne savons pas quelle position prendre par rapport à celui-ci.
Afin de décrire efficacement la nouvelle situation de communication apparaissant dans un texte traduit, nous avons besoin d’un nouveau diagramme de communication narrative dans lequel, d’une part, le lien entre les deux énonciateurs et, d’autre part, leur relation résultante avec le destinataire de la traduction, seront pris en compte.
Acknowledgements
Cette traduction fait partie de mon travail de fin de cycle en « Langues et littératures modernes : orientation germanique » à l’Université de Namur (année académique 2014–2015). Mes sincères remerciements vont à Dirk Delabastita, superviseur de mon projet de traduction, ainsi qu’à Arnout Delabastita, qui m’a aidé dans la traduction de l’italien, et à Brieuc Botte, qui, lui, m’a aidé dans la traduction de l’allemand.
Notes
« Je ne pense plus que narrateurs et narrataires sont « optionnels » et que quand le narrateur est « absent », l’auteur implicite peut s’adresser directement au lecteur. Ceci est irréconciliable avec la notion d’auteur implicite comme source silencieuse, comme inventeur perpétuellement réanimable du tout. Je dois beaucoup à Shlomith Rimmon-Kenan dans la discussion de ce point, ... (bien que, contrairement à elle, je continue à croire en l’utilité d’un modèle de communication narrative en six parties qui inclut l’auteur implicite et le lecteur implicite) ».m[m]Texte dans la langue originale : « I no longer believe that narrators and narratees are ‘optional’ and that where the narrator is ‘absent’, the implied author may address the reader directly. That is irreconcilable with the notion of the implied author as silent source, as the perpetually reanimatable inventor of the whole. I am indebted to the discussion of this point by Shlomith Rimmon-Kenan, ... (though unlike her, I continue to believe in the utility of a six-part communication model of narrative that includes implied author and implied reader) ».
« La traduction pure d’un énoncé, cependant, ne pourrait en aucun cas être considérée comme acte de parole autonome du reproducteur, puisqu’elle est entièrement interprétée par rapport au contexte de son original. La traduction préserve donc la perspective du locuteur original dans tous les aspects pertinents. En conséquent, un traducteur, en général, ne commentera pas dans sa traduction sur l’énoncé du locuteur original à partir de son propre point de vue ». o[o]Texte dans la langue originale : « The pure translation of an utterance, however, could by no means be considered as an autonomous speech act of the reproducer, since it is entirely interpreted at the context of its original. Thus the translation preserves the original speaker’s perspective in all relevant aspects. Therefore, in general, a translator will not comment in his translation on the original speaker’s utterance from his own viewpoint ».
« A mon avis, cette caractérisation de la traduction [c.à.d. celle de Pause] n’est pas seulement contraire aux faits parce qu’elle va à l’encontre d’innombrables observations faites de réels cas de discours traduits, mais elle omet également des facteurs contextuels... Dans de nombreux cas, dans lesquels les traducteurs commentent de leur propre point de vue la perspective de l’écrivain, ils ne donnent pas seulement leurs propres préférences personnelles, mais obéissent plutôt aux règles et se soumettent aux normes sociales cibles et aux conventions culturelles cibles ».p[p]Texte dans la langue originale : « In my opinion this characterization of translation [i.e. Pause’s] is not only contrary to fact since it runs counter to innumerable observations made on actual instances of translated discourse, but it also neglects contextual factors ... In numerous cases, in which translators comment the original writer’s perspective from their ‘own viewpoint’, they do not simply indulge their own personal preferences but rather obey rules or submit themselves to target social norms and cultural conventions ».